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2. 1. Une approche systémique du secteur de l’aide

Plus j’avançais dans mes recherches et dans mon parcours de professionnel du secteur de l’aide au développement, et moins l’hypothèse selon laquelle les problèmes d’efficacité seraient uniquement liés à de simples dysfonctionnements ponctuels qu’il suffirait de réajuster en surface, me semblait satisfaisante. En avançant dans la rédaction finale, les différents éléments problématiques com-mencèrent à m’apparaître liés les uns aux autres, dans une toile complexe de chaînes de causalité, qui ne pouvait faire pleinement sens que mises en pers-pective les unes avec les autres. La nature et les impacts des interventions des différentes organisations ne peuvent être compris sans, au préalable, décrypter les jeux d’acteurs et les relations de pouvoir qui les sous-tendent. Les stratégies des acteurs sont difficilement lisibles sans comprendre les cadres institutionnels et les éléments régulateurs dans lesquels ils interviennent. Enfin, les retombées, échecs comme succès, des projets, ne peuvent être appréhendées hors-sol, sans prendre en considération les spécificités des contextes géographiques dans lesquels ils se déclinent.

Je parvenais donc à la conclusion personnelle selon laquelle il existe un système de l’aide. C’est-à-dire un ensemble spécifique cohérent d’agents, de flux d’infor-mation et d’énergie, de propriétés et de lois de fonctionnement, et de boucles de rétroactions complexes. Et de plus en plus, je commençais à émettre l’hypo-thèse selon laquelle les débats actuels, qui se focalisent principalement sur les modalités d’opérationnalisation de l’aide, négligent l’essentiel : le lien entre les problèmes d’efficacité, et les fondements structurels du système de l’aide.

Fort de cette conviction, je continuais néanmoins la rédaction comme initialement prévu. L’idée de tenter de caractériser le système de l’aide me semblait hors de portée, car trop ambitieuse pour un travail de ce type. Mais alors que j’arrivais au bout d’une première version de ma thèse, je décidais de franchir le cap, tant cela me semblait incontournable pour restituer l’ensemble de ces réflexions de fonds engagées depuis une décennie. Et finalement je réorganisais le texte de fond en comble, en le restructurant sur la base d’une approche systémique de la problématique.

Cette approche systémique est divisée en quatre composantes principales : 1) le cadre régulateur, qui fait référence à l’ensemble des lois, normes, et paradigmes en vigueur (et notamment de leur dimension spatiale), qui définissent un en-semble de contraintes pour la conception et la mise en œuvre des interventions ; 2) les acteurs et leurs interactions au sein du système ; 3) les contextes géogra-phiques d‘intervention ; et 4) les échanges d’énergie et d’informations entre les différentes composantes.

2. 2. La répartition spatiale de l’aide

Alors que l’allocation de l’aide entre les différents pays a déjà fait l’objet d’études consistantes de la part du monde académique et des diverses institutions inter-nationales, ce n’est pas le cas du niveau sous-national, qui reste jusqu’à présent

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sous-étudié (Brass 2012 ; Koch 2007). Rares sont en effet les pays qui disposent à l’heure actuelle de données spatialement désagrégées qui puissent permettre une vue détaillée de l’allocation géographique des ressources de l’aide. Pourtant, il semble illusoire de prétendre parvenir à estimer en termes concrets l’efficacité de la constellation des interventions réparties sur le territoire si l’on ne sait rien des formes et de la nature de cette distribution. Et si les indicateurs agrégés au niveau national ne suffisent pas, c’est pourtant bien là que se concentre au-jourd’hui une bonne partie des efforts.

En ouvrant cette « boîte noire » à l’aide des outils de l’analyse spatiale, c’est tout un ensemble d’informations sur les logiques d’acteurs et sur la pertinence de l’usage fait des financements qui apparaissent au grand jour pour éclairer le débat de l’efficacité de l’aide. On peut dès lors répondre à la question du ni-veau de corrélation spatiale entre la répartition géographique des initiatives et des politiques de développement et celles des besoins, des opportunités et de l’alignement aux politiques nationales. En somme, c’est ici la question qui semble élémentaire si l’aide cible les zones les plus vulnérables (principe de cohésion) ou au contraire celles dotées du plus fort potentiel moteur pour un effet démultipli-cateur des investissements (principe de compétitivité), ou encore obéit à d’autres logiques. Élémentaire, certes, mais pourtant cette question demeure encore au-jourd’hui sans réponse dans la plupart des pays bénéficiaires. Et par extension, c’est sur la base de ce diagnostic spatial que l’on peut interroger avec davantage de finesse les pratiques des acteurs, les logiques de l’action à l’œuvre, les stra-tégies et les objectifs pas toujours aussi explicites qu’il n’y paraît. Enfin, on ouvre ici également une nouvelle perspective de recherche sur les effets potentiels des différentes formes de répartition géographique des interventions, que ce soit par exemple la concentration, la dispersion ou la localisation conditionnée par des facteurs environnements, sociaux ou économiques.

Outre la contribution au débat sur l’efficacité de l’aide, la mise à disposition et l’analyse de données spatialement désagrégées sur les différentes initiatives dé-veloppementalistes peut déboucher sur les applications académiques et opéra-tionnelles concrètes :

1. Identifier dans quelle mesure les flux financiers de l’aide sont alloués aux zones prioritaires dans le but de réajuster les méthodologies de ciblage et les systèmes d’incitation en conséquence si nécessaire ;

2. Formuler des modalités de suivi et d’évaluation spatialisés qui permettent de relier directement un apport financier, matériel ou technique à une améliora-tion sensible d’une dimension au moins des condiaméliora-tions d’un espace donné ; 3. Mettre à disposition des décideurs une cartographie des interventions et

des acteurs qui puisse servir de base à l’identification de zones délaissées (coldpsots), ou a contrario de forte concentration d’initiatives (hotspots) ; 4. La meilleure compréhension des effets de concentration et de dispersion de

l’aide sur les dimensions telles que l’harmonisation, la coordination et les synergies d’action ;

5. Sur la base de l’identification de « hotspots », identifier les lieux où la com-plexité des interactions et les potentielles frictions liées à une cospatialité mal

gérée peuvent nécessiter des efforts de gouvernance et de coordination plus importants ;

6. Favoriser la coordination et les synergies entre les divers intervenants dans une même zone dans la définition de politiques publiques et de conception de projet qui maximisent les opportunités et les ressources allouées.

2. 3. La mise en contexte des stratégies de développement

Comme nous l’avons vu en préambule, l’aide internationale est constamment tra-versée par des modes et des tendances évolutives, qui redéfinissent sans cesse les manières de penser et de faire du développement. Ces tendances abou-tissent parfois à une forme d’hégémonie sociotechnique, à une orthodoxie de pensée imposant un dogme sur les acteurs individuels et collectifs de la chaîne de délivrance de l’aide. Or, la littérature académique est relativement formelle à ce sujet : les perspectives de succès sont bien maigres pour qui tente d’appliquer des formules génériques à des problèmes spécifiques. La reconnaissance de l’importance de la connaissance des contextes n’est pas nouvelle : « Comment est-il possible, dès lors, de faire œuvre utile, si l’on n’étudie pas d’abord à fond les institutions des indigènes, leurs mœurs, leur psychologie, les conditions de leur existence économique, la structure de leurs sociétés », vitupérait déjà Félicien Cattier, éminent professeur bruxellois en 1906 pour dénoncer l’absence totale de connaissance des cultures locales congolaises qui prévalait dans l’entreprise colonialiste sous le règne de son roi Léopold II (Reybrouck 2012, p.130).

La recherche comme l’expérience ont démontré les limites des approches par modèle (blueprint approach), qui reposent sur l’idée dépassée qu’un même mode d’action peut s’appliquer dans des contextes différents et produire des résultats en tout point identiques. De plus en plus, la complexité des contextes, la diver-sité des trajectoires, des processus, mais aussi des aspirations, sont reconnues explicitement par les acteurs de communauté du développement et intégrées dans les cadres d’action. Dans une perspective de durabilité, l’importance de la connaissance et de l’intégration des aspects culturels, sociaux et environnemen-taux dans la façon d’identifier, de concevoir et de répondre à des problèmes ou des besoins n’est plus à démontrer (Messerli & Heinimann 2007). Se pose alors la question de la possibilité de transposer ces approches vertueuses ailleurs, d’en extraire un modèle d’intervention qui puisse être répliqué. Cette question de la transposition se pose de manière horizontale (réplication, ou out-scaling), par exemple en voulant reproduire un modèle d’un village à un autre, mais aussi ver-ticale (up-scaling ou downscaling), ce que l’on désigne dans le jargon du milieu par le terme de « mise à l’échelle », véritable tendance actuelle chez nombre de bailleurs de fonds et d’organisations de développement.

Ce constat de la complexité nous indique que puisque chaque contexte est dif-férent, chaque solution apportée doit l’être aussi, au moins dans une certaine mesure. Le constat semble pertinent, certes. Mais que peut-on en retirer pour la pratique ? L’aide au développement se fait et se décline dans un milieu à fortes contraintes logistiques, temporelles et financières qui permettent rarement de mandater une équipe interdisciplinaire pour de longues et coûteuses études rela-tives à chaque district, à chaque village ou même à chaque ménage qui bénéficie

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des programmes. C’est donc la question du compromis entre les impératifs de généralisation et de spécificité contextuelle qui est posée pour les acteurs de l’aide.

Une géographie de l’aide pragmatique et orientée vers l’action aurait ici deux vocations principales :

1. L’exploration critique des représentations respectives des acteurs sur les contextes géographiques spécifiques de leurs interventions, et, plus impor-tant encore, les pratiques concrètes d’aménagement, de gouvernance et de développement des territoires qui en découlent. Il s’agit en somme d’analyser en profondeur les types de savoir, d’outils techniques, de cadres analytiques et de données sur les territoires que les experts du développement mobi-lisent dans la conception, la mise en œuvre, l’évaluation d’impact de leurs initiatives, et dans le travail de mise en contexte des approches génériques nécessaires à leur déploiement en situation concrète.

2. Sur la base de ses apports à l’étude des lieux et des territoires, la géo-graphie contemporaine paraît en bonne position pour proposer des outils adaptés aux besoins de diagnostic contextuel dont l’aide au développement manque encore pour pouvoir accompagner les pratiques des acteurs du dé-veloppement. Elle propose une interface entre la tradition monographique chère à la discipline, qui permet d’appréhender une portion d’espace ter-restre dans toute sa complexité, et l’identification de schémas récurrents et généralisables de structure, de moteurs, de dynamiques et de tendances à l’œuvre dans la « fabrication débridée des territorialités contemporaines » (Antheaume & Giraut 2005). En somme, une géographie de l’aide pourrait contribuer à la définition de typologies de contextes de développement, en-tendus comme des systèmes socioécologiques (Berkes 2006; Ostrom et al.

1999) qui présenteraient suffisamment de caractéristiques communes pour pouvoir généraliser, transposer d’un lieu à l’autre, et mettre à l’échelle des résultats de diagnostics, des formulations de politiques et de modèles d’inter-vention.

2. 4. L’articulation des modèles spatiaux du développement

La majeure partie des interventions de l’aide au développement est porteuse d’une forme plus ou moins explicite d’idéologie spatiale. En intervenant sur des territoires, l’aide au développement promeut en effet des échelles, des confi-gurations spatiales, des dispositifs, des espaces au détriment d’autres. Quand elle intervient en soutien au processus de décentralisation, par exemple, c’est l’échelle du cadre municipal qui est renforcé, et donc, implicitement, jugé perti-nent par rapport à un ensemble de problématiques spécifiques. Quand il s’agit plus spécifiquement de gestion des ressources naturelles (GRN), celle-ci peut se décliner spatialement autour des contours topographiques du bassin versant, d’un massif forestier, ou d’un écosystème. C’est alors une échelle naturalisée qui est privilégiée, et qui trace la frontière entre le dedans et le dehors, entre ceux qui jouissent de l’accès, et ceux qui en sont exclus. La GRN peut aussi se décliner en mode communautaire. C’est tout à coup les limites d’un groupe social et de son espace de vie plus ou moins bien défini qui deviennent l’objet de toutes les

atten-tions, et se transforment en pierre de fondation de la planification. Au contraire, l’intervention peut être centrée sur une ressource et ses usagers multiples, c’est alors un réseau d’acteurs aux assises spatiales différentes qui constitue la base sociospatiale du projet.

Nous pourrions prendre bien d’autres exemples encore, mais l’intérêt ici n’est pas de dresser une liste exhaustive. Ce qui semble important à ce stade pré-liminaire, c’est d’insister sur cette dimension implicite de la spatialité de l’aide, qui est généralement passée sous silence ou laissée de côté dans les analyses.

Important, car la circulation, l’adoption, la défense, l’intégration, voire même l’ins-titutionnalisation de ces formes spatiales dans les politiques publiques et les ac-tions développementalistes n’est pas plus politiquement neutre qu’elle ne relève d’une légitimité strictement scientifique. En particulier parce qu’elles restent le plus souvent implicites, elles échappent trop souvent à l’analyse et ne sont donc pas comptabilisées dans les effets externes potentiels des initiatives.

Du fait du manque de coordination entre les acteurs de l’aide, il arrive souvent que les organisations abordent les lieux d’interventions comme des pages blanches, dans une apparente ignorance du fait que les groupes qui y vivent y écrivent en permanence des histoires complexes. Or, lorsqu’elles se superposent, se côtoient ou s’enchevêtrent, ces spatialités différenciées peuvent produire des conséquences inattendues de frictions, de fragmentation, d’emboîtement hasar-deux, ou d’incompatibilité. Il revient donc à cette géographie de l’aide de les rendre explicites.

2. 5. Incidence spatiale de l’aide et complexité territoriale

Enfin, puisque l’aide au développement vise des territoires, elle participe plei-nement de leur transformation et constitue un élément important de leurs confi-gurations, pour le meilleur comme pour le pire. Déclinée sous forme de projets ou de programmes d’une grande diversité, l’aide représente donc dans certains pays, l’un des éléments clés de cette fabrication des territoires, dans laquelle les espaces du projet s’ajoutent aux périmètres nouveaux ou hérités de l’autorité publique.

L’aide au développement peut avoir des formes d’incidence spatiale de nature diverse. Des formes directes, lorsqu’elle appuie le processus de décentralisation, qu’elle se décline sous forme de construction d’infrastructures ou qu’elle s’at-taque à la régularisation des titres fonciers dans un espace donné. Des formes moins directes aussi lorsque l’incidence spatiale est un produit dérivé, une ex-ternalité (positive ou négative) d’une action particulière. Ce cas de figure peut résulter par exemple d’un appui au secteur législatif qui, au final, déterminera de nouvelles normes d’accès aux ressources ou à la propriété. Parler d’incidence spatiale dans le cas de l’aide revient donc à englober toute une série de relations entre cette dernière et l’espace des sociétés dans lesquelles elle intervient.

Le lien entre l’aide et les évolutions des territoires contemporains est difficilement dissociable de l’ensemble des processus conjoints que l’on peut regrouper sous le terme de « Mondialisation ». En effet, l’aide au développement apparaît tour à tour comme courroie de transmission et force constituante de la Mondialisation.

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Elle constitue un puissant vecteur à l’échelle globale des modes de penser et de faire du développement. Elle contribue à connecter des lieux parfois reculés, et de faire vivre des réseaux d’acteurs dispersés géographiquement. L’aide au développement intervient également dans des lieux où se multiplient et s’accé-lèrent les phénomènes, les flux, les réseaux et les évènements, sous l’impulsion de leur intégration croissante dans l’espace-monde. Par conséquent, l’aide n’est jamais en situation d’exécuter sa partition en solo sur un territoire. En plus des dynamiques endogènes des zones d’intervention, elle doit composer avec une forte densité d’autres forces aussi diverses que l’expansion de l’économie de marché, les changements environnementaux, les phénomènes migratoires, ou les bouleversements culturels. Ainsi, il semble important d’appréhender l’analyse de l’aide au développement aussi dans ses relations avec d’autres dimensions de la réalité. « Il est de plus en plus difficile d’isoler, en termes d’interactions, ce qui relève de la seule “configuration développementaliste” », nous fait remarquer Pierre Olivier de Sardan (2001, p.746), pour conclure qu’il « ne s’agît pas, avec une telle évolution, de renoncer à prendre le développement comme objet, mais bien de l’intégrer comme une composante parmi d’autres d’une modernité ».

---Plus qu’une géographie de l’aide, finalement, ce que nous proposons ici relève davantage d’une géographie des territorialités contemporaines, dans un contexte de recompositions scalaires et spatiales sous les impulsions liées à la mondia-lisation. À travers l’étude de l’aide au développement, c’est donc des questions transversales de la géographie moderne que nous souhaitons aborder, puisque ce secteur particulier semble offrir un miroir à l’effet grossissant sur un ensemble de phénomènes et de problématiques. Dans le sillon de Pierre Olivier de Sardan, qui présente sa socio-anthropologie du développement comme une « (…) façon de faire de la socio-anthropologie tout court, c’est-à-dire de mener des enquêtes empiriques de terrain produisant de nouvelles formes d’intelligibilité des phéno-mènes sociaux, ceci à partir d’objets contemporains », la géographie de l’aide que nous souhaitons proposer ici est avant tout une géographie tout court, qui permet de porter un éclairage complémentaire dans le but de rendre intelligible des phénomènes spatiaux qui ne sont absolument pas cantonnés aux limites du secteur de l’aide. En somme, c’est une géographie de l’aide conçue non pas pour elle-même, mais bien comme une aide à la géographie !