2.2.1 Le Ramsey test : une approche probabiliste du conditionnel
La théorie suppositionnelle a largement été influencée par les travaux des philosophes qui ont avancé que le conditionnel utilisé dans le langage courant ne pouvait pas être le conditionnel matériel supposé par le calcul propositionnel. Le conditionnel ordinaire n’est pas un conditionnel véri-‐fonctionnel. Pour rappel, la première difficulté rencontrée par l’implication matérielle est la table de vérité incomplète décrite par Wason (1966) où les sujets jugent que les cas ¬p ne permettent pas de savoir si le conditionnel est vrai ou faux alors que, selon l’implication matérielle, ils le rendent vrai. De plus, l’implication matérielle engendre plusieurs paradoxes. Forts de ces constats, de nombreux auteurs ont considéré que les conditionnels du langage courant sont représentés de manière psychologique comme la probabilité conditionnelle de q étant donné p (George, 1999 ; Oaksford & Chater, 1998, 2001 ; Stevenson & Over, 1995). La théorie suppositionnelle s’intègre dans ce courant théorique.
De manière plus spécifique, la théorie suppositionnelle est basée sur ce que les philosophes appellent le Ramsey test. Selon Ramsey (1931), quand les individus doivent évaluer un conditionnel, ils supposent p, l’ajoutent à leur stock de connaissances et évaluent q sur cette base.
Cette procédure, appelée par les philosophes « un test », permet d’évaluer le degré de confiance qu’un individu peut avoir en un conditionnel. Par exemple, face à l’énoncé « si Julien a couru le Tour de France alors il est dopé », le sujet va supposer que Julien a couru le Tour de France. En intégrant cette supposition à son stock de connaissances sur les coureurs cyclistes du Tour de France, il en déduira qu’il est fort probable que Julien soit dopé. Le modèle mental épistémique construit serait le suivant:
Julien court le Tour de France → (.80) Julien est dopé
Ainsi, le degré de confiance en un conditionnel de forme « si p alors q » est déterminé par la probabilité que q se produise étant donné p. En d’autres termes, la probabilité qu’un conditionnel soit vrai est égale à la probabilité conditionnelle P(q/p). Une des conséquences du Ramsey test est qu’il amène le sujet à se focaliser sur les possibilités où l’antécédent se produit (i.e., p q et p ¬q) et à écarter les cas ¬p de l’évaluation. En ce sens, le Ramsey test englobe la non pertinence des cas ¬p
pour évaluer la valeur de vérité d’un conditionnel (Evans et al., 2003) et est donc conforme avec la table de vérité incomplète.
L’approche suppositionnelle basée sur le Ramsey test tend donc à une conception probabiliste du conditionnel. Les paradigmes privilégiés de cette approche sont la tâche d’évaluation de la probabilité d’un conditionnel (abrégée tâche des probabilités dans la suite de ce travail) et la truth table task.
2.2.2 La tâche des probabilités
Comme décrit précédemment, dans la tâche d’évaluation des probabilités (Evans et al., 2003), les participants doivent évaluer la probabilité qu’un conditionnel (i.e , « Si la carte est jaune alors il y a un cercle imprimé dessus ») soit vrai pour une carte tirée au hasard dans un ensemble de cartes composé d’1 carte jaune avec un cercle imprimé dessus, de 4 cartes jaunes avec une étoile dessus, de 16 cartes rouges avec un cercle et de 16 cartes rouges avec une étoile dessus (i.e.
respectivement p q, ¬p ¬q, ¬p q et ¬p ¬q). L’approche suppositionnelle décrit plusieurs éléments expliquant l’évaluation de la probabilité d’un conditionnel. Cependant, ces éléments peuvent être généralisés à la compréhension de la façon dont les individus évaluent un conditionnel (Evans et al., 2003, p. 325). Tout d’abord, un conditionnel focalise l’attention sur les possibilité où l’antécédent se produit, p q et p ¬q. Si p q est jugé plus probable que p ¬q3, la probabilité conditionnelle de q étant donné p est élevée et une probabilité élevée est assignée au conditionnel.
Si p ¬q est jugé plus probable que p q alors la probabilité conditionnelle de q étant donné p est faible et une faible probabilité est assignée au conditionnel.
Trois faits marquants se dégagent des résultats de Evans et al. (2003). Tout d’abord, en accord avec la théorie suppositionnelle, les adultes évaluent la probabilité que le conditionnel soit vrai selon la probabilité conditionnelle, P(q/p) = P(p q) / P(p q) + P(p ¬q) = 1/5 dans l’exemple. Ils se focalisent alors sur les cas p et comparent la probabilité des cas p q avec celle des cas p ¬q.
Cependant, même si la probabilité conditionnelle explique la majorité des jugements, pour 43% des adultes, la probabilité que le conditionnel soit vrai correspond à la probabilité de la conjonction de l’antécédent et du conséquent, P(CONJ) = P(p q) = 1/37. Ces sujets ont comparé la probabilité des
3 Une possibilité peut être jugée plus ou moins probable en fonction des croyances ou des expériences préalables du sujet.
cas p q avec la totalité des cartes présentes dans le paquet. Enfin, les résultats montrent que les adultes ne considèrent pas le conditionnel comme un conditionnel matériel, P(MC) = P(p q) + P(¬p q) + P(¬p ¬q) = 33/37. Ainsi, cette première étude a montré que les adultes ne traitent pas le conditionnel comme un conditionnel matériel mais sont divisés en deux groupes. Une majorité des participants considèrent la probabilité d’un conditionnel équivalente à la probabilité conditionnelle de q étant donné p et une minorité juge la probabilité du conditionnel équivalente à la probabilité conjonctive.
Ces résultats ont été maintes fois répliqués (Evans et al., 1996 ; Evans et al., 2005, Evans, Handley, Neilens & Over, 2007 ; Evans, Neilens, Handley, & Over, 2008 ; Girotto & Johnson-‐Laird, 2004 ; Hadjichristidis, Stevenson, Over, Sloman, Evans & Feeney ; 2001 ; Oberauer & Wilhem, 2003). Evans et al. (2007) explorent spécifiquement l’hypothèse de deux groupes de sujets D’une part, les résultats répliquent ceux de l’étude de 2003 en répertoriant 38% de sujets conjonctifs et 57% de sujets conditionnels. D’autre part, ils montrent que les sujets conjonctifs ont de plus faibles scores au test d’intelligence générale que les sujets conditionnels. Les auteurs suggèrent alors que les sujets conjonctifs engageraient un processus de raisonnement superficiel et échoueraient à aller plus loin que la simple considération de la fréquence de p q. Les sujets conditionnels, quant à eux, comparent, en accord avec une procédure complète du Ramsey test, la fréquence de p q à celle de p ¬q. Les résultats de cette étude révèlent aussi que les sujets conditionnels sont ceux qui produisent le plus de tables de vérité incomplètes dans la truth table task, deuxième paradigme privilégié par les défenseurs de la théorie suppositionnelle.
2.2.3 La truth table task
D’après Evans (2006), l’une des principales évidences en faveur de la théorie suppositionnelle est que les individus raisonnent sur la vérité ou la fausseté d’un conditionnel à partir d’une table de vérité incomplète. Cette réponse (abrégée VFII pour Vrai, Faux, Indéterminé, Indéterminé pour les cas p q, p ¬q, ¬p ¬q et ¬p q respectivement) est retrouvée dans un nombre important d’études (pour une revue complète voir Evans & Over, 2004). Elle est considérée comme le principal support du Ramsey test d’après lequel l’attention est focalisée sur les possibilités p.
Pour reprendre l’étude de Evans et al. (2007), les résultats de la truth table task montrent que quand le cas p q est présenté, le conditionnel est jugé vrai dans 98% des cas, il est considéré faux
dans 93% des cas pour p ¬q, et sa valeur de vérité reste indéterminée pour ¬p q et ¬p ¬q (respectivement 53% et 88%). Les 53% de réponses indéterminées sur le cas ¬p q montrent que la table de vérité incomplète n’est pas universelle.
Evans et al. (2008) évoquent au moins deux facteurs qui empêcheraient la production de cette table de vérité incomplète. Tout d’abord, le matching bias peut avoir une influence dans le cas de conditionnels au contenu abstrait. Le matching bias reflète la tendance des individus à baser leurs jugements sur le fait que les items lexicaux présentés correspondent ou non à ceux énoncés dans le conditionnel (Evans & Over, 2004). De plus, quand le contenu n’est pas abstrait, la représentation du conditionnel est influencée par les connaissances préalables du sujet ; les individus auraient tendance à ajouter des implicatures pragmatiques à leurs représentations. A ces deux facteurs s’ajoute la minorité d’adultes qui évaluent la probabilité d’un conditionnel à partir de la probabilité conjonctive P(pq). Ce type de réponse a amené les auteurs à se poser la question de savoir si cette interprétation conjonctive serait la conséquence de l’utilisation de conditionnels basiques. En d’autres termes, ils ont voulu savoir comment les contenus influencent le raisonnement.
2.2.4 Les effets des connaissances sur le raisonnement conditionnel
Il est communément admis que le raisonnement sur des conditionnels réalistes est fortement influencé par les connaissances relatives au contenu et au contexte de l’énoncé. La première étude sur le raisonnement à partir de ce type de conditionnels menée par les défenseurs de la théorie suppositionnelle est celle de Newstead, Ellis, Evans, & Dennis (1997). Les auteurs utilisent une truth table task et présentent différents conditionnels: des menaces, des promesses, des conseils et des avertissements. Comme cette expérience est le point de départ d’une des recherches menées dans cette thèse, les résultats détaillés de cette expérience seront présentés ultérieurement (Cf. Chapitre 3). De manière générale, cinq patterns de réponses se dégagent des résultats (Cf. Tableau 5). La réponse prédominante est la réponse conditionnelle défective.
Cependant, un second pattern de réponses apparaît fréquemment où les sujets considèrent que les cas p q et ¬p ¬q rendent le conditionnel vrai et que les cas ¬p q et p ¬q le rendent faux (VFFV, pattern biconditionnel). A ces deux patterns s’ajoutent les réponses biconditionnelles défectives (VFFI) où le cas p q rend le conditionnel vrai, les cas p ¬q et ¬p q le rendent faux et le cas ¬p ¬q ne permet pas de savoir si le conditionnel est vrai ou faux. Les deux patterns de réponses
biconditionnelles (défective ou non) peuvent être expliqués par l’ajout d’implicatures pragmatiques dans le modèle mental épistémique.
Tableau 5 : les 5 patterns de réponses identifiés dans l’étude de Newstead et al. (1997)
p q ¬p ¬q ¬p q p ¬q
Implication Matérielle V V V F
Conditionnel défectif V Ind Ind F
Biconditionnel V V F F
Biconditionnel défectif V Ind F F
Conjonctif V F F F
Note : V : Vrai, F : Faux et Ind : Indéterminée
Ces interprétations biconditionnelles ont été retrouvées pour l’interprétation de conditionnels causaux tel que « si le nombre d’élèves par classe à l’école primaire diminue alors les performances de lecture augmentent » (Over, Hadjichristidis, Evans, Handley et Sloman, 2007 ; Evans et al., 2008). Comme dans l’étude de Newstead et al. (1997), Over et al. (2007) montrent que la réponse conjonctive est moins fréquente quand les sujets doivent évaluer la probabilité d’un conditionnel causal versus un conditionnel abstrait. Evans et al. (2008) ont proposé une truth table task et une tâche d’intelligence générale (AH4 Test of General Intelligence). Les résultats montrent que les sujets avec les plus fortes habiletés cognitives fournissent une interprétation conditionnelle défective de l’énoncé (VFII) ce qui réplique les résultats de Evans et al. (2007) avec les conditionnels abstraits. En revanche, l’interprétation conjonctive chez les individus avec de plus faibles habiletés cognitives ne se retrouve pas avec les conditionnels causaux. En effet, ils produisent des patterns soit biconditionnels soit biconditionnels défectifs. Ainsi, ces différentes études montrent que le conditionnel n’est pas interprété comme une conjonction quand son contenu est réaliste.
Pour clore cette partie, nous aborderons, comme nous l’avons fait pour la théorie des modèles mentaux, les forces et les faiblesses de la théorie développée par Evans et collaborateurs.
Nous commenterons tout particulièrement la question de savoir comment la théorie suppositionnelle s’intègre dans la théorie de la pensée hypothétique.
2.3 Les forces et les faiblesses de la théorie suppositionnelle
2.3.1 Les forces
L’une des principales forces de la théorie suppositionnelle est qu’elle fournit une explication claire de la manière dont les individus évaluent la vérité ou la fausseté d’un conditionnel. Cette théorie stipule que, lorsque le sujet est confronté à un conditionnel « si p alors q », il suppose p en l’ajoutant à son stock de connaissances et sur cette base évalue q. Il construit alors un modèle mental épistémique qui représente la relation la plus pertinente entre l’antécédent et le conséquent en fonction de ses connaissances, ses attentes et ses croyances. De manière plus spécifique, le modèle mental représente la probabilité que le conséquent se produise étant donné l’antécédent. De nombreuses recherches ont conforté cette approche probabiliste du conditionnel.
La théorie suppositionnelle explique aussi les différences individuelles observées dans le raisonnement conditionnel. Le Ramsey test peut être mis en œuvre de manière incomplète avec une focalisation sur la seule possibilité p q. Enfin, elle rend compte de l’effet des connaissances sur le raisonnement en supposant l’ajout d’implicatures pragmatiques à la représentation mentale construite.
Pour finir, tout comme la théorie des modèles mentaux, elle propose une théorie du conditionnel qui s’intègre dans une théorie plus générale du raisonnement. Cette particularité aurait pu constituer une des qualités de cette approche. Cependant, comme nous allons le voir, le lien entre la théorie de la pensée hypothétique et la théorie suppositionnelle est problématique.
2.3.2 Théorie de la pensée hypothétique et théorie suppositionnelle : le lien.
Malgré ce qui est revendiqué par Evans et collaborateurs, le lien entre les deux théories n’est quasiment jamais exposé clairement. Le seul lien explicite, à notre connaissance, est celui fait par Evans (2006, p.386) dans la présentation de sa théorie révisée où il écrit : « the suppositional conditional invites you to consider just one supposition, p (singularity principle), and to construct a mental simulation whose relevance is determined by the goal of evaluating q in that context ». Ce lien est matérialisé par la Figure 2 extraite de son livre de 2006 (p.58). Selon l’auteur, lorsque le sujet engage une procédure de Ramsey test, les processus heuristiques fourniraient un modèle