deux formes de raisonnement.
1.
R
aisonnement sur les possibilités et sur les valeurs de véritéEn couplant la théorie des modèles mentaux et sa récente modification (Barrouillet et al., 2008), l’approche des modèles mentaux est, d’une part, en mesure d’expliquer les performances des individus quand ils raisonnent sur les possibilités ou sur les valeurs de vérité. D’autre part, elle suppose que les deux formes de raisonnement reposent sur la construction de la même représentation qui serait pour les conditionnels basiques une représentation composée des trois modèles, p q, ¬p ¬q et ¬p q.
1.1 La même représentation conditionnelle à trois modèles
Comme nous l’avons vu précédemment, la théorie standard des modèles mentaux (Johnson-‐Laird & Byrne, 1991, 2002) suppose que, pour les conditionnels basiques, les individus construisent, dans un premier temps, une représentation initiale composée d’un modèle explicite (i.e., p q) et d’un modèle implicite. Ce dernier modèle peut être explicité par un processus de fleshing out qui permet la construction des modèles ¬p ¬q et ¬p q. Comme cet ensemble de trois modèles représente les trois situations possibles quand le conditionnel est vrai, il est particulièrement évident que cette approche peut expliquer le raisonnement sur les possibilités.
Nous avons récemment montré que la construction de la même représentation conditionnelle à trois modèles peut rendre compte du raisonnement sur les valeurs de vérité (Barrouillet et al., 2008). En effet, le modèle p q est représenté explicitement dans la représentation initiale car il constitue le noyau de sens du conditionnel. Par conséquent, les cas correspondants rendent l’énoncé vrai. A l’inverse, les modèles ¬p sont représentés implicitement car ils sont compatibles avec le conditionnel quand ils se produisent mais ne le rendent pas vrai pour autant (i.e., réponses « indéterminé »). Enfin, les possibilités non représentées dans cette représentation sont incompatibles avec le conditionnel et le rendent faux.
Ainsi, la même représentation serait à la base de patterns de réponses différents en fonction de la question posée (Cf. Sevenants, Schroyens, Dieussaert & Schaeken, 2006). En effet, le raisonnement sur les possibilités dénote le statut d’un état de choses, d’un cas, qui peut être compatible ou incompatible avec un énoncé. A l’inverse, le raisonnement sur les valeurs de vérité dénote le statut d’une assertion qui peut être vraie ou fausse ou indéterminée dans certaines situations. Cette distinction est renforcée par la théorie des modèles mentaux qui suppose que le raisonnement sur les possibilités serait une activité isomorphe au fonctionnement naturel de la pensée contrairement au raisonnement sur les valeurs de vérité (Johnson-‐Laird, 2006 ; Johnson-‐
Laird & Byrne, 2002). De ce fait, les tâches où le participant doit évaluer un état de choses étant donné la vérité du conditionnel seraient plus faciles car elles correspondent au fonctionnement naturel de la pensée. Considérer que les êtres humains envisagent des possibilités et non des valeurs de vérité ne veut pas dire que nous ne sommes pas en mesure de juger la vérité ou la fausseté d’un conditionnel mais simplement que cette activité est plus complexe. L’activité de représentation des possibilités serait une activité plus facile car elle serait à la base du raisonnement humain. Elle se développerait donc plus rapidement que la représentation des valeurs de vérité. Bien que cette prédiction n’ait jamais été directement testée, les études développementales antérieures révèlent des résultats qui confortent partiellement ces prédictions.
1.2 Le développement
Le développement du raisonnement sur les possibilités a été largement documenté (Barrouillet & Lecas, 1998, 1999, 2002 ; Lecas & Barrouillet, 1999). Par exemple, Barrouillet et Lecas (1998) ont montré que les enfants de 8 ans considèrent que seuls les cas p q sont compatibles avec le conditionnel, les adolescents de 12 ans identifient les cas p q et ¬p ¬q comme compatibles et les adolescents de 15 ans et les adultes les cas p q, ¬p ¬q et ¬p q. Les auteurs avancent que cette évolution dans les patterns de réponses serait le reflet d’une augmentation du nombre de modèles construits en mémoire de travail. Les enfants ne construiraient que le modèle p q, les jeunes adolescents les modèles p q et ¬p ¬q et les adolescents plus âgés et les adultes les trois modèles de la représentation complète d’un conditionnel basique, p q, ¬p ¬q et ¬p q. Ainsi, quand les individus évaluent les possibilités étant donné la vérité du conditionnel, ils passent respectivement d’une interprétation conjonctive à biconditionnelle puis conditionnelle.
De manière intéressante, les différentes études du Chapitre 3 ont montré que l’évaluation de la valeur de vérité du conditionnel évolue d’une interprétation conjonctive à biconditionnelle défective puis conditionnelle défective. Les réponses conjonctives consistent à répondre « vrai » sur p q et « faux » sur les trois autres cas. Ce pattern de réponses reflèterait, selon la théorie modifiée des modèles mentaux, la seule construction du modèle initial p q. Les réponses biconditionnelles défectives suggèreraient, quand à elles, la construction par fleshing out du modèle ¬p ¬q, les réponses « faux » sur ¬p ¬q étant remplacées par des réponses « indéterminé ». Enfin, les participants capables de construire la représentation complète du conditionnel répondent « vrai » pour le cas p q, « faux » pour le cas p ¬q et « indéterminé » pour les cas ¬p. La non pertinence des cas ¬p pour évaluer la valeur de vérité du conditionnel tiendrait alors au fait qu’ils correspondent à des modèles construits par fleshing out.
Par conséquent, en comparant les données issues des tâches d’évaluation des possibilités et des tâches d’évaluation de la valeur de vérité, il semble que les deux formes de raisonnement progressent selon la même tendance développementale. Les patterns de réponses correspondant aux trois niveaux de développement pour une tâche d’évaluation des possibilités et une tâche d’évaluation des valeurs de vérité sont présentés dans le Tableau 13.
Tableau 13: Patterns de réponses correspondant aux nivaux conjonctif, biconditionnel et conditionnel dans une tâche d’évaluation des possibilités et d’évaluation des valeurs de vérité.
Interprétation
Conjonctive Biconditionnelle Conditionnelle
Cas logiques Possibilities Valeur de vérité
Possibilities Valeur de vérité
Possibilities Valeur de vérité p q Comp. Vrai Comp. Vrai Comp. Vrai ¬ p ¬ q Incomp. Faux Comp. Ind. Comp. Ind.
¬ p q Incomp. Faux Incomp. Faux Comp. Ind.
p ¬ q Incomp. Faux Incomp. Faux Incomp. Faux Note : Comp. :compatible, Incomp : incompatible, Ind. : indéterminé
De plus, au vu des résultats que nous avons observés dans le Chapitre 3, il semblerait que l’évaluation de la valeur de vérité soit une activité plus complexe que l’évaluation des possibilités.
Cette difficulté se reflète notamment par l’occurrence de réponses de matching dans les truth table tasks. Ce pattern de réponses basé sur des informations purement perceptives n’a jamais été observé dans les tâches de falsification ou de production utilisées par Barrouillet et Lecas. Une première comparaison des études développementales semble donc conforter l’hypothèse de Johnson-‐Laird et Byrne (2002) selon laquelle évaluer les valeurs de vérité d’un conditionnel est une activité plus complexe que l’évaluation des possibilités. Cette prédiction nécessite néanmoins d’être testée directement en comparant le développement de ces deux formes de raisonnement.
2.
C
omparer le développement des deux formes de raisonnement
Le fait que les deux formes de raisonnement évoluent selon les mêmes étapes de développement ne veut pas nécessairement dire que leur développement est synchrone. Si l’évaluation des possibilités repose sur un processus basique correspondant au fonctionnement naturel de l’esprit humain, cette forme de raisonnement devrait être plus facile et devrait donc se développer avant le raisonnement sur les valeurs de vérité.
Pour tester ces hypothèses, nous avons fait passer une tâche d’évaluation des possibilités et une tâche d’évaluation des valeurs de vérité à des participants de 8 ans, 12 ans, 15 ans et des adultes. Dans la première tâche, pour chacun des quatre cas logiques, le participant devait juger s’il était compatible ou incompatible avec un conditionnel donné. Dans la deuxième tâche, il devait juger pour chaque cas logiques, s’il rendait le conditionnel vrai, ou faux, ou s’il ne permettait pas de savoir si le conditionnel était vrai ou faux. Si les deux formes de raisonnement reposent sur la construction de la même représentation, la même tendance développementale d’une interprétation conjonctive à biconditionnelle puis conditionnelle devrait se retrouver dans les deux tâches. Cependant, si l’évaluation de la valeur de vérité est une activité plus complexe, requérant des méta habilités, alors le développement devrait être décalé et le passage d’un niveau développemental au suivant devrait se faire plus tardivement. Dans la première expérience de ce chapitre, nous avons comparé le développement dans les deux tâches. La deuxième expérience constituait une expérience contrôle.