nouvelle approche du raisonnement expliquant le raisonnement sur les valeurs de vérité.
Dans la troisième partie de ce premier chapitre, nous présenterons la théorie adverse de la théorie des modèles mentaux qui se focalise sur la description de la manière dont les individus évaluent la vérité et la fausseté du conditionnel. Comme pour la théorie des modèles mentaux, nous présenterons, dans un premier temps, les principes généraux de la théorie de la pensée hypothétique puis nous décrirons l’approche suppositionnelle qui a été développée spécifiquement pour rendre compte du raisonnement conditionnel.
2.
L
a théorie de la pensée hypothétique2.1 Une théorie générale
La pensée hypothétique est une pensée qui requiert l’imagination d’états de choses possibles et l’évaluation de leurs conséquences grâce à un processus de simulation mentale. Evans et collaborateurs (Evans, 2006, 2008 ; Evans & Over, 1996 ; Evans, et al., 2003) ont proposé une théorie qui décrit les différents principes régissant cette pensée et les processus qui permettent de la mettre en œuvre (i.e., hypothetical thinking theory). La théorie de la pensée hypothétique, comme celle des modèles mentaux, s’articule autour de trois éléments: (a) les trois principes décrivant les caractéristiques générales de la pensée hypothétique, (b) la construction de modèles mentaux, et (c) les processus qui permettent de manipuler ces représentations mentales.
2.1.1 Les trois principes
Les trois principes qui caractérisent la pensée hypothétique ont été initialement décrits par Evans et al. (2003). Selon le principe de singularité (i.e., singularity principle), les individus envisagent une seule possibilité à la fois, ils construisent un seul modèle représentant une situation hypothétique. Ce principe est une conséquence de la capacité limitée de la mémoire de travail dans
laquelle est évalué le modèle construit. Les auteurs précisent que le principe de singularité n’exclut pas d’envisager plusieurs possibilités. Dans ce cas, chaque modèle est évalué individuellement et stocké en mémoire pour être ensuite comparé avec les autres. Par conséquent, au moins dans un premier temps, le modèle mental envisagé est celui qui représente la situation la plus probable, la plus pertinente en fonction des connaissances, des croyances et des buts du sujet. Ainsi, selon le principe de pertinence (i.e., relevance principle), le modèle construit est un modèle qui intègre des facteurs pragmatiques c’est-‐à-‐dire un modèle pragmatiquement indicé. Il est ensuite sujet à une évaluation. En accord avec le principe de satisfaction (i.e., statisficing principle), le modèle mental évalué est maintenu à moins de l’existence de raisons valables de le rejeter, de le modifier ou de le remplacer.
A travers ces trois principes, la théorie de la pensée hypothétique suppose que les individus construisent un seul modèle à la fois. Le modèle construit est le modèle le plus pertinent en fonction du contexte de l’énoncé. C’est à partir de ce modèle pragmatiquement indicé que les individus pourront faire une inférence, prendre une décision ou émettre un jugement. Ce modèle est remplacé uniquement s’il existe une raison valable de le faire. Les modèles mentaux sont donc un élément central de la théorie de la pensée hypothétique.
2.1.2 Les modèles mentaux épistémiques
La théorie des modèles mentaux et la théorie de la pensée hypothétique supposent toutes deux la construction de modèles mentaux. En effet, Evans (2006, p.381) écrit en parlant des modèles mentaux « we use the term here as do Johnson-‐Laird and his collaborators, to refer to a mental representation of a hypothetical state of affairs ». Par conséquent, pour les deux approches, un modèle mental correspond à une représentation d’un état de choses du monde hypothétique.
Cependant, une différence de taille existe entre les modèles mentaux de la pensée hypothétique et ceux de la théorie des modèles mentaux. En effet, les modèles mentaux postulés par Evans sont pragmatiquement indicés en ce sens qu’ils représentent à la fois un état de choses du monde possible mais aussi les croyances, les connaissances et les attentes que le sujet génère sur cet état du monde. Les modèles mentaux de la théorie de la pensée hypothétique sont des modèles mentaux épistémiques. A contrario, les modèles mentaux supposés par Johnson-‐Laird et
Byrne sont qualifiés, par Evans, de modèles mentaux sémantiques en ce sens qu’ils ne représentent que l’état du monde actuel, leur structure étant analogue à celle de l’état du monde présenté.
Pour illustrer la notion de modèle mental épistémique, prenons la situation où, au moment de l’éruption du volcan Eyjafjöll, Cécile doit se rendre à Londres en avion. Pour se représenter la possibilité que Cécile aille à Londres si l’éruption volcanique continue, le sujet va construire le modèle mental épistémique suivant :
L’éruption volcanique continue → (.15) Cécile prend son avion
Le symbole → représente une relation de croyance conditionnelle et le .15 indique un faible degré de croyance en la possibilité que Cécile puisse prendre l’avion si l’éruption volcanique continue.
Evans et al. (2003) précisent que, dans cette situation où le sujet fait des suppositions sur les états du monde, les modèles ne sont pas seulement épistémiques mais aussi suppositionnels ou hypothétiques par nature. S’il n’existe aucune raison de remplacer ou de modifier le modèle construit, le sujet pourra déduire qu’il est peu probable que Cécile prenne l’avion le lendemain de l’éruption volcanique.
Pour que cette approche soit complète, elle doit encore spécifier la nature des processus qui construisent et évaluent le modèle. C’est exactement ce que fait la théorie des processus heuristique-‐analytique (Evans, 1984, 1989, 2006 ; Evans, Ellis, & Newstead, 1996 ; Evans et al., 2003).
2.1.3 Les processus heuristiques et analytiques
Dans cette partie, nous présenterons la version la plus actuelle de la théorie heuristique-‐
analytique, c’est-‐à-‐dire la version révisée de Evans (2006). Cette approche suppose l’existence de deux processus cognitifs différents : les processus heuristiques qui sont responsables de la construction de représentations spécifiques au contenu du problème et les processus analytiques qui permettent de dériver des jugements ou des inférences à partir des représentations construites. La principale différence entre la version révisée et les versions précédentes est que l’auteur reconnaît que les deux processus peuvent fonctionner en parallèle.
La théorie heuristique-‐analytique fait partie d’une longue lignée de théories qui supposent l’existence de deux systèmes cognitifs distincts (pour les plus contemporaines voir, Klaczynski, 2000 ; Osman, 2005 ; Sloman, 1996 ; Stanovitch, 1999). Le système 1 (nommé système heuristique
dans la théorie révisée de Evans et dans la suite de ce travail) est un système inconscient, automatique, rapide, pragmatique, qui ne requiert pas de ressources en mémoire de travail, nécessite peu d’effort et est indépendant de l’intelligence. Contrairement au système 1, le système 2 (i.e., système analytique) est spécifique à l’être humain. C’est un système lent, séquentiel, contrôlé, qui dépend des capacités en mémoire de travail, de l’intelligence, et dont la mise en œuvre est cognitivement coûteuse. C’est le système responsable de la pensée hypothétique (Evans, 2006 ; Evans et al., 2003 ; Evans et al., 1996).
Comment les trois principes qui régissent la pensée hypothétique sont-‐ils implémentés dans la théorie heuristique-‐analytique ? Comme le modèle mental construit est pragmatiquement indicé, les processus heuristiques génèrent le modèle mental épistémique le plus probable (ou pertinent) en fonction de ce qui est demandé au sujet, de ses buts et de ses connaissances préalables (Figure 1). Le principe de pertinence est donc enraciné dans le système heuristique. Une fois construit, le modèle mental peut ou non être soumis à une évaluation. Si le système analytique est mis en œuvre, alors le modèle sera soumis au principe de satisfaction et s’il le remplit le sujet pourra faire une inférence ou un jugement sinon le modèle devra être modifié ou remplacé. Le principe de singularité, qui, pour rappel, stipule la construction d’un seul modèle à la fois, découle du fait que le système analytique qui évalue les possibilités envisagées requiert une mobilisation de la mémoire de travail dont les capacités sont limitées.
Dans la version révisée, Evans (2006) avance que les deux systèmes ne sont pas en compétition. Le système heuristique permet de délivrer une réponse par défaut sans que le système analytique n’intervienne. Une nuance est cependant apportée par l’auteur qui, comme Kahneman et Frederick (2002), précise que les processus analytiques « have at least a minimal involvement, if only to approve (perhaps without reflection) the default response suggested by heuristically derived mental models. » (Evans, 2006, p. 20). Plusieurs facteurs peuvent induire l’intervention du système analytique. D’une part, les instructions données au sujet peuvent influencer son intervention. D’autre part, les individus avec une plus grande capacité en mémoire de travail peuvent plus facilement mobiliser le système analytique pour inhiber la réponse par défaut du système heuristique. Enfin, le temps disponible pour donner la réponse influence la mise en œuvre du système analytique qui a moins de chance d’intervenir si le temps est long.
Figure 1: Version révisée de la théorie heuristique-‐analytique (Evans, 2006)
Pour conclure, la théorie de la pensée hypothétique s’intéresse à la fois aux types de représentations mentales construites par les sujets et aux processus qui leur permettent de simuler mentalement des possibilités. Le Si est particulièrement propice à l’étude de cette capacité de l’être humain à faire des suppositions (« si je prends la voiture pour aller travailler alors je vais rencontrer des zones de travaux »). C’est pourquoi Evans et collaborateurs (Evans et al., 2005 ; Evans & Over, 2004) ont développé une approche spécifique au conditionnel: la théorie suppositionnelle. Cette théorie est basée sur une procédure appelée le Ramsey test qui rapproche l’évaluation du conditionnel de la probabilité conditionnelle.
2.2 La théorie suppositionnelle
2.2.1 Le Ramsey test : une approche probabiliste du conditionnel
La théorie suppositionnelle a largement été influencée par les travaux des philosophes qui ont avancé que le conditionnel utilisé dans le langage courant ne pouvait pas être le conditionnel matériel supposé par le calcul propositionnel. Le conditionnel ordinaire n’est pas un conditionnel véri-‐fonctionnel. Pour rappel, la première difficulté rencontrée par l’implication matérielle est la table de vérité incomplète décrite par Wason (1966) où les sujets jugent que les cas ¬p ne permettent pas de savoir si le conditionnel est vrai ou faux alors que, selon l’implication matérielle, ils le rendent vrai. De plus, l’implication matérielle engendre plusieurs paradoxes. Forts de ces constats, de nombreux auteurs ont considéré que les conditionnels du langage courant sont représentés de manière psychologique comme la probabilité conditionnelle de q étant donné p (George, 1999 ; Oaksford & Chater, 1998, 2001 ; Stevenson & Over, 1995). La théorie suppositionnelle s’intègre dans ce courant théorique.
De manière plus spécifique, la théorie suppositionnelle est basée sur ce que les philosophes appellent le Ramsey test. Selon Ramsey (1931), quand les individus doivent évaluer un conditionnel, ils supposent p, l’ajoutent à leur stock de connaissances et évaluent q sur cette base.
Cette procédure, appelée par les philosophes « un test », permet d’évaluer le degré de confiance qu’un individu peut avoir en un conditionnel. Par exemple, face à l’énoncé « si Julien a couru le Tour de France alors il est dopé », le sujet va supposer que Julien a couru le Tour de France. En intégrant cette supposition à son stock de connaissances sur les coureurs cyclistes du Tour de France, il en déduira qu’il est fort probable que Julien soit dopé. Le modèle mental épistémique construit serait le suivant:
Julien court le Tour de France → (.80) Julien est dopé
Ainsi, le degré de confiance en un conditionnel de forme « si p alors q » est déterminé par la probabilité que q se produise étant donné p. En d’autres termes, la probabilité qu’un conditionnel soit vrai est égale à la probabilité conditionnelle P(q/p). Une des conséquences du Ramsey test est qu’il amène le sujet à se focaliser sur les possibilités où l’antécédent se produit (i.e., p q et p ¬q) et à écarter les cas ¬p de l’évaluation. En ce sens, le Ramsey test englobe la non pertinence des cas ¬p