théories, nous allons essayer de proposer une théorie intégrative du développement du raisonnement conditionnel.
3.
U
ne théorie intégrativeNous avons récemment proposé une approche qui intègre les processus heuristique-‐
analytique dans la construction des modèles mentaux du conditionnel (Barrouillet & Gauffroy, 2010 ; Gauffroy & Barrouillet, 2009). Comme cette intégration vise à expliquer à la fois le raisonnement sur les possibilités et sur les valeurs de vérité et leur développement, nous allons associer la théorie modifiée des modèles mentaux (Barrouillet et al., 2008) à la version révisée du modèle heuristique-‐analytique de Evans (2006).
Pour rappel, les processus heuristiques sont décrits comme étant rapides, inconscients et influencés par le contexte et les connaissances. Ils produisent une représentation qui survient rapidement et facilement à l’esprit. A l’inverse, le système analytique est lent, séquentiel et coûteux cognitivement. Evans (2008) note que, même si elle n’est pas explicitement discutée par la théorie des modèles mentaux, la distinction entre les deux systèmes est implicitement présente. En effet, la formation du modèle initial est décrite comme facile et relativement automatique alors que le fleshing out est un processus coûteux cognitivement et contraint par les capacités en mémoire de travail. Cette différence fait écho à la distinction entre les processus heuristiques et analytiques.
Les processus heuristiques seraient responsables de la construction du modèle initial. Selon Evans (2006), le système heuristique produit le modèle mental épistémique le plus plausible en fonction des connaissances et des buts poursuivis. Ce modèle produit des réponses, des inférences ou des décisions par défaut. Cette description correspond à celle du modèle initial dans la théorie des modèles mentaux. De la même manière, comme le fleshing out est considéré comme un processus optionnel, Evans (2006) suggère que le système analytique peut ou non intervenir pour remplacer ou réviser le modèle par défaut. Il inhibe les réponses heuristiques comme les modèles construits par fleshing out bloquent les inférences invalides supportées par le modèle initial (i.e., négation de l’antécédent et affirmation du conséquent, Grosset, Barrouillet, & Markovits, 2005).
Spécifier la nature des processus responsables de la construction des modèles initiaux ou additionnels renforcerait l’idée selon laquelle ils ont un statut épistémique différent. Comme le modèle initial survient spontanément à l’esprit par des processus rapides et inconscients, les individus devraient considérer qu’il capture le noyau de sens du conditionnel. Il est alors naturel que les situations qui correspondent à ce modèle soient considérées comme rendant le conditionnel vrai. A l’inverse, les modèles issus du fleshing out sont construits par des processus analytiques dont le rôle est d’enrichir la représentation initiale mais qui sont optionnels par nature.
Les processus analytiques ajoutent des modèles qui représentent des états du monde compatibles avec le conditionnel mais qui n’appartiennent pas à son noyau de sens. Donc, quand ils sont confrontés à ces situations, les individus considèrent que le conditionnel n’est ni vrai, car ces situations ne surviennent pas spontanément à l’esprit, ni faux, car elles sont compatibles avec l’énoncé et ne le contredisent pas. Elles laissent donc sa valeur de vérité indéterminée. Ainsi, comme nous l’avons évoqué en discussion du Chapitre 3, les cas ¬p ne sont pas considérés comme non pertinents pour évaluer la valeur de vérité du conditionnel car le conditionnel est suppositionnel par nature mais parce qu’ils ne font pas partie du modèle initial. La nature suppositionnelle du conditionnel est la conséquence, et non la cause, de la non pertinence des cas
¬p. Pour conclure, en plus d’avoir apporté une justification rationnelle à l’hypothèse de statuts épistémiques différents, cette conception intégrative prédit les phénomènes développementaux observés dans cette thèse.
En effet, les trajectoires développementales présumées des deux systèmes et leur rôle dans la construction des modèles mentaux permettent des prédictions précises sur la façon dont la compréhension des énoncés conditionnels évolue avec l’âge. Comme le système analytique repose sur l’intelligence générale et la mémoire de travail, il est probable que son efficacité augmente avec l’âge. Effectivement, les études développementales ont montré que les capacités en mémoire de travail augmentent probablement jusqu’à l’âge adulte (Barrouillet, Gavens, Vergauwe, Gaillard, &
Camos, 2009; Case, Kurland, & Goldberg, 1982; Gathercole, Pickering, Ambridge, & Wearing, 2004).
Conformément, plusieurs auteurs ont décrit un développement du système analytique (Daniel &
Klaczinsky, 2006; Kokis, MacPherson, Toplak, West & Stanovich, 2002; Moshman & Francks, 1986).
Par conséquent, le développement pourrait être ajouté aux facteurs susceptibles d’influencer l’intervention du système analytique. Même s’il n’existe pas de réel consensus sur la manière dont le développement affecte le système heuristique (Gauffroy & Barrouillet, 2009, p.253-‐255), les
processus heuristiques décrits par Evans (2006) devraient être indépendants de l’âge et de l’intelligence (Reber, 1993 ; Stanovich, 1999) comme les processus inconscients et implicites sur lesquels ils reposent (Vinter & Perruchet, 2000). Il est important de noter que nous ne supposons pas qu’avec le développement le système analytique supplante le système heuristique. En accord avec Evans (2007), le système analytique peut ou non modifier la représentation par défaut fournie par les processus heuristiques. Le développement implique que le système analytique est seulement de plus en plus susceptible d’intervenir. A l’inverse, comme les processus heuristiques fournissent le contenu conscient sur lequel les processus analytiques sont appliqués, ces processus automatiques peuvent influencer le raisonnement à n’importe quel âge.
La distinction heuristique-‐analytique dans la construction des modèles mentaux et les différences dans les trajectoires développementales permettent des prédictions qui ont été vérifiées dans cette thèse. Premièrement, si la construction du modèle initial repose sur la mise en œuvre de processus heuristiques, alors les individus, dès leur plus jeune âge, devraient être capables de construire le ou les modèles représentant les états de chose du monde qui rendent le conditionnel vrai. C’est exactement ce que l’on a observé. Dès 8 ans, les enfants sont capables de juger que le cas p q, qui correspond au modèle initial des conditionnels basiques et causaux, le rend vrai. Cependant, cela ne veut pas dire que la représentation initiale est restreinte au seul modèle p q. Certains conditionnels suscitent des représentations initiales complexes composées de plusieurs modèles comme les promesses et les menaces. Mais, même dans ce cas, les réponses vraies sur p q et ¬p ¬q n’évoluent pas avec l’âge. A l’inverse, si le fleshing out repose sur des processus analytiques, alors les réponses « indéterminé » sur les cas correspondants aux modèles construits par fleshing out devraient augmenter progressivement avec l’âge. Une fois encore, c’est exactement ce qu’on observe pour les conditionnels basiques et les conditionnels causaux. Enfin, les résultats relatifs aux conditionnels basiques BB et NNR ainsi qu’aux conditionnels causaux avec une relation forte entre p et q montrent que le développement n’est pas le seul facteur qui peut influencer le système analytique. Les informations délivrées par le système heuristique peuvent contraindre l’intervention du système analytique en bloquant la construction d’autres modèles.
Pour conclure, les processus heuristiques permettraient de construire un modèle qui représente le noyau de sens du conditionnel. D’une part, ce modèle représenterait le fait que le conditionnel décrit une relation hypothétique entre l’antécédent et le conséquent et, d’autre part, il intégrerait des facteurs pragmatiques. La représentation qui semble le mieux correspondre à
cette définition serait celle postulée par Markovits et Barrouillet (2002) où le modèle explicite traduit une relation entre p et q (i.e., p → q). Concernant la représentation construite par les enfants, elle ne serait donc pas identique à celle de la conjonction mais serait une représentation qui révèle qu’ils ont effectivement traité un Si mais qu’ils n’ont pas les capacités nécessaires pour enrichir cette représentation. Cet enrichissement passerait par la construction de modèles additionnels qui reposent sur un processus analytique de fleshing out. Comme l’efficacité de ce processus augmente avec l’âge, les individus seraient progressivement capables d’envisager une puis deux alternatives à la représentation initiale.
4.
C
onclusionComprendre comment les individus raisonnent à partir d’énoncés conditionnels est essentiel pour appréhender le développement d’habiletés humaines essentielles telles que le raisonnement scientifique, la prise de décision (Khun, Amsel, & O’Loughlin, 1988) ou la compréhension de règles sociales (Harris & Nunez, 1996 ; Light, Blaye, Gily & Girotto, 1989). L’une des particularités du Si est que les états du monde qui sont compatibles avec l’énoncé ne sont pas ceux qui le rendent vrai. La controverse qui anime deux théories contemporaines du raisonnement conditionnel s’articule autour de cette particularité. Ainsi pour rendre compte au plus près du raisonnement conditionnel humain, la solution optimum était probablement de tirer profit des points positifs de chacune des théories. L’ensemble des travaux de cette thèse nous a donc conduit à proposer une théorie qui intègre les processus heuristiques et analytiques dans la construction des modèles mentaux. Cette approche intégrative nous a alors une vision relativement complète de la manière dont les individus interprètent des énoncés de forme « si p alors q ».
5.
P
erspectivesA la suite de ce travail, nous pourrions envisager deux axes de recherches. Le premier consisterait à tester spécifiquement la prédiction selon laquelle le modèle initial est construit par des processus automatiques alors que la construction des modèles additionnels repose sur des processus contrôlés. Une deuxième perspective serait d’étendre notre modèle à l’ensemble du raisonnement propositionnel.
Notre approche intégrative suppose que la représentation initiale du conditionnel représente les états du monde qui rendent le conditionnel vrai quand ils se produisent. Le rôle du fleshing out est d’enrichir ce modèle en représentant des états du monde compatibles avec le conditionnel mais qui laissent sa valeur de vérité indéterminée. La construction de la représentation initiale reposerait sur des processus heuristiques alors que le fleshing out impliquerait des processus analytiques. Les expériences, que nous avons conduites jusqu’à présent, constituent des preuves indirectes de cette hypothèse. L’approche chronométrique nous permettrait de tester directement la nature de la représentation initiale et des modèles additionnels. Nous pourrions mesurer les temps de réaction simples et en situation de double tâche. En effet, si le modèle initial est construit par des processus automatiques, sa construction devrait être plus rapide et moins affectée par une tâche secondaire que la construction des modèles issus du fleshing out. Par conséquent, dans une truth table task impliquant des conditionnels basiques, les réponses « vrai » sur p q (i.e., cas qui correspond au modèle initial) devraient être produites plus rapidement que les réponses « indéterminé » sur les cas ¬p (i.e., modèles construits par fleshing out). De la même manière, réaliser une tâche concurrente à celle de raisonnement devrait avoir un effet plus important sur les réponses « indéterminé » pour les cas
¬p que sur les réponses « vrai » pour les cas p q.
Le deuxième axe de recherche que nous pourrions développer viserait à étendre notre approche à d’autres connecteurs que le conditionnel. Le « et » et le « ou » sont probablement les deux autres connecteurs les plus utilisés dans le langage courant. Comme le modèle initial et le modèle explicite du « et » sont identiques (Johnson-‐Laird & Byrne, 1991), le connecteur le plus approprié pour élargir nos prédictions serait le « ou ». En effet, selon la théorie des modèles mentaux, contrairement à la conjonction, la compréhension de la disjonction nécessite la mise en œuvre du processus de fleshing out pour compléter la représentation initiale. La représentation initiale a la forme suivante :
p q
Cette représentation initiale peut être complétée pour donner lieu soit à une interprétation exclusive :
p ¬q
¬p q
soit une interprétation inclusive :
p ¬q
¬p q p q
La nature du fleshing out semble être différente dans les deux représentations. Dans le cas d’une interprétation exclusive, le fleshing out semble être un fleshing out interne. Comme nous l’avions évoqué dans le Chapitre 1, ce fleshing out serait la conséquence de la deuxième partie du principe de vérité qui stipule que seules les clauses vraies sont représentées de manière explicite. A l’inverse, le modèle p q serait explicité par un fleshing out externe qui s’apparenterait à celui opéré sur les possibilités ¬p dans le cadre du Si. Ainsi, selon notre approche, les cas p ¬q et ¬p q devraient, dans une truth table task, rendre la disjonction « p ou q » vraie. Ces possibilités captureraient le noyau de sens de la disjonction. Le cas ¬p ¬q, qui n’est pas représenté, rendrait l’énoncé faux. Mais qu’en est-‐il du cas p q ? Dans le cadre d’une disjonction formulée explicitement de manière inclusive « p ou q, ou les deux », il rendrait l’énoncé vrai. A l’inverse pour une disjonction explicitement exclusive, « p ou q mais pas les deux, il la rendrait fausse. Et, dans le cas d’une disjonction neutre, « p ou q » la rendrait-‐il vraie ? Ou fausse? Ou laisserait-‐il sa valeur de vérité indéterminée ?
B
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