2. C omparer le développement des deux formes de raisonnement
2.2 Une expérience contrôle (Expérience 10)
L’objectif de cette deuxième expérience était de vérifier que le décalage développemental que nous avons observé dans l’Exp. 9 n’était pas la conséquence d’une différence quant au nombre de possibilités de réponses proposées dans les deux tâches. Pour ce faire, nous avons utilisé les mêmes tâches que dans l’expérience précédente à la seule différence que nous avons supprimé la possibilité de réponse « onpps » dans la tâche d’évaluation des valeurs de vérité. Ainsi, les participants devaient juger si la cinquième boîte, celle que l’élève n’avait pas vue, montrait que la règle devinée était vraie ou fausse. Donc, dans la tâche d’évaluation des possibilités, le participant devait juger si le cas présenté était compatible ou incompatible avec le conditionnel et, dans la tâche d’évaluation des valeurs de vérité, si ce cas rendait le conditionnel vrai ou faux. Alors que les réponses attendues pour la première tâche étaient identiques à celles de l’Exp. 9, pour la tâche des valeurs de vérité, l’interprétation conjonctive consistait à répondre « vrai » pour p q et « faux » pour les trois autres cas, l’interprétation biconditionnelle à répondre « vrai » pour p q et ¬p ¬q et
« faux » pour ¬p q et p ¬q, et pour l’interprétation conditionnelle seul le cas p ¬q devait être considéré comme rendant le conditionnel faux.
Nos hypothèses étaient les mêmes que celles de l’Exp. 9. La tendance développementale d’une interprétation conjonctive à biconditionnelle puis conditionnelle devrait se retrouver dans les deux tâches. Cependant, le développement devrait être retardé lorsque les participants doivent évaluer la vérité ou la fausseté du conditionnel. Ce décalage développemental devrait se manifester par un taux plus important de réponses conditionnelles dans la tâche d’évaluation des possibilités (i.e., « compatible » pour p q, ¬p ¬q et ¬p q et « incompatible » pour p ¬q) que dans la tâche d’évaluation des valeurs de vérité (i.e., « vrai » pour p q, ¬p ¬q et ¬p q et « faux » pour p ¬q). Plus précisément, alors que l’interprétation biconditionnelle devrait être prédominante au grade 6 dans la tâche des possibilités, elle ne devrait devenir l’interprétation dominante qu’au grade 9 dans la deuxième tâche. De la même manière, l’interprétation conditionnelle devrait devenir majoritaire à l’âge adulte dans la tâche d’évaluation des valeurs de vérité et non pas au grade 9 comme pour l’évaluation des possibilités.
Quarante six élèves du grade 3 (M = 8.8 ans, SD = 0.42), 46 élèves du grade 6 (M = 11.9 ans, SD = 0.16), 46 élèves du grade 9 (M = 15.4 ans, SD = 0.27) et 51 étudiants à l’Université de Genève
(M = 24.5 ans, SD = 2.07) ont participé à cette expérience contrôle. Environ la moitié des participants de chaque grade a effectué la tâche d’évaluation des possibilités (25 au grade 3, 22 au grade 6, 24 au grade 9 et 25 étudiants) et l’autre moitié la tâche d’évaluation des valeurs de vérité.
Les pourcentages de réponse pour chacun des quatre cas pour les deux tâches et pour chaque grade sont présentés dans le Tableau 15. Nous avons réalisé la même ANOVA sur le taux de réponses conditionnelles que dans l’Exp. 9.
Comme dans l’expérience précédente, en plus de l’effet de l’âge montrant une augmentation du pourcentage de réponses conditionnelles (59%, 64%, 76% et 87% pour les grades 3, 6, 9 et les adultes respectivement), F(3, 181) = 31.00, p < .001, l’ANOVA a révélé un effet significatif de la tâche avec plus de réponses conditionnelles dans la tâche des possibilités (75%) que dans la tâche des valeurs de vérité (68%), F(1, 181) = 11.72, p < .001. Cet effet n’interagissait pas avec l’âge. De plus, l’effet des cas était significatif. Les cas p q et p ¬q engendraient plus de réponses conditionnelles (98% et 97% respectivement) que les cas ¬p ¬q et ¬p q (61% et 31%), F(3, 543) = 309.88, p < .001. En plus de l’effet des cas, nous avons observé un effet principal de l’âge, F(9, 543) = 17.34, p < .001, et du type de tâche, F(3, 543) = 6.70, p < .001. En revanche, l’interaction âges x tâches x cas n’était pas significative, F < 1.
Tableau 15: Pourcentage de réponses pour chaque grade dans la tâche des possibilités et la tâche des valeurs de vérité dans l’Expérience 10.
Les valeurs en gras correspondent aux réponses conditionnelles.
Cas logiques
p q ¬p ¬q ¬p q p ¬q Grades Tâches V/C F/Inc V/C F/Inc V/C F/Inc V/C F/Inc
3 Vérité 99 1 30 70 6 94 7 93
Possibilité 100 0 39 61 7 93 3 97
6 Vérité 98 2 40 60 10 90 2 98
Possibilité 97 3 64 36 9 91 2 98
9 Vérité 95 5 62 38 25 75 5 95
Possibilité 97 3 89 11 51 49 4 96
Adultes Vérité 98 2 69 31 64 36 2 98
Possibilité 100 0 94 6 72 28 2 98
Note : V/C: « Vrai » et « Compatible », et F/Inc: « Faux » et « Incompatible »
Comme dans l’expérience précédente, nous avons analysé les réponses pour chaque cas logique avec une ANOVA de plan 4 (grades) x 2 (tâches). Concernant les cas p, les réponses conditionnelles ne variaient pas entre les conditions, l’analyse statistique ne révélant aucun effet significatif. En revanche, concernant le cas ¬p ¬q, nous avons observé un effet principal de l’âge, F(3, 181) = 14.23, p < .001, du type de tâches, F(1, 181) = 13.10, p < .001 et pas d’interaction entre ces deux facteurs. Les cas ¬p ¬q étaient plus souvent jugés comme compatibles que comme rendant le conditionnel vrai. Cet effet de la tâche était significatif au grade 6, F(1, 181) = 4.19, p <
.05 mais aussi, contrairement à l’Exp. 9, au grade 9, F(1, 181) = 4.91, p < .05 et chez les adultes, F(1, 181) = 4.93, p < .05 (Figure 19). Ainsi, beaucoup d’adolescents et d’adultes considéraient que les cas
¬p ¬q rendaient le conditionnel faux.
Figure 19: Nombre moyen de réponses conditionnelles (sur 4) pour le cas ¬p ¬q en fonction du grade et du type de tâche dans l’Expérience 10.
Enfin, les analyses réalisées sur les cas ¬p q ont répliqué les résultats de l’Exp. 9 (Figure 20).
En effet, les réponses conditionnelles augmentaient avec l’âge, F(3, 181) = 35.85, p < .001. Bien que l’effet de la tâche n’était pas significatif, F(1, 181) = 2.90, p < .05, les réponses conditionnelles, comme nous l’avions prédit, étaient plus importantes dans la tâche des possibilités que dans la tâche des valeurs de vérité, F(1, 181) = 12.45, p < .01.
Figure 20: Nombre moyen de réponses conditionnelles (sur 4) pour le cas ¬p q en fonction du grade et du type de tâche dans l’Expérience 10.
Ces effets ont été confirmés par l’analyse des patterns de réponse. Nous avons utilisé le même critère que dans l’Exp. 9, les réponses étant jugées consistantes quand 3 réponses sur 4 sur chaque cas correspondaient à l’interprétation. Plus de 90% des participants ont pu être classés pour chaque âge et chaque tâche.
Concernant la tâche des possibilités, les résultats ont montré un développement d’une interprétation conjonctive, prédominante au grade 3, à une interprétation biconditionnelle, dominante au grade 6, puis à une interprétation conditionnelle produite à partir du grade 9.
Comme le montre la Figure 21, ce développement était retardé dans la tâche des valeurs de vérité.
En effet, l’interprétation restait conjonctive au grade 6 et les interprétations conditionnelles au grade 9 étaient moins importantes dans la tâche des valeurs de vérité. Cependant, cette diminution des patterns conditionnels ne se traduisait pas par une augmentation des patterns biconditionnels, comme dans l’Exp. 9, mais par une augmentation des réponses de nature conjonctive. Ce phénomène était aussi présent chez les adultes où plus de 30% des participants produisaient une interprétation conjonctive. Ces résultats ne sont pas sans rappeler ceux observés dans les tâches d’évaluation de la probabilité de conditionnels basiques (Cf. Chapitre 3).
Figure 21: Pourcentage de participants avec un pattern de réponses correspondant aux différentes interprétations dans l’Expérience 10.
Pour conclure, bien que les possibilités de réponse aient été réduites à deux dans la tâche d’évaluation des valeurs de vérité (i.e., « vrai » et « faux »), les résultats de cette expérience contrôle ont confirmé ceux l’Exp. 9. Les deux formes de raisonnement reposent sur la même succession de niveaux de développement. Nous avons également observé un décalage développemental quand les individus doivent évaluer la valeur de vérité du conditionnel.
La principale différence entre les deux expériences est que la réduction du nombre de possibilités de réponse dans la tâche d’évaluation des valeurs de vérité a provoqué une augmentation des réponses conjonctives chez les adolescents les plus âgés et les adultes. Cela voudrait dire que, quand la valeur de vérité d’un énoncé ne peut pas être laissée indéterminée et qu’un choix doit être fait, approximativement un quart des adolescents et des adultes préfère considérer que les cas ¬p rendent le conditionnel faux. Une lecture plus approfondie des Tableaux 14 et 15 permet d’éclairer ce phénomène. En comparant les réponses données par les élèves du grade 9 et les adultes dans les deux tâches d’évaluation de la valeur de vérité, il apparaît que le taux de réponses conjonctives augmentait dans l’Exp. 10 au détriment principalement des réponses biconditionnelles (60% et 24% chez les grades 9 et les adultes dans l’Exp. 9 comparés aux 41% et 8%
dans l’Exp. 10). Le taux de réponses conditionnelles était, quant à lui, identique dans les deux expériences (25% et 68% dans l’Exp. 9 et 23% et 62% dans l’Exp. 10). Cette comparaison suggère que la plupart des participants qui jugent que la valeur de vérité du conditionnel est indéterminée pour ¬p ¬q et fausse pour ¬p q (i.e., interprétation biconditionnelle), considèrent que les deux cas rendent le conditionnel faux quand leur choix est restreint à deux possibilités. Ceci suggèrerait un phénomène de contamination entre les deux cas ¬p. A l’inverse, les individus qui ont considéré que les deux cas ¬p ne permettent pas de savoir si le conditionnel est vrai ou faux dans la tâche des valeurs de vérité à trois réponses, considèrent que ces mêmes cas rendent le conditionnel vrai dans la tâche à deux réponses. Cela pourrait expliquer pourquoi les interprétations biconditionnelles sont plus rares chez les participants plus âgés quand ils évaluent la valeur de vérité du conditionnel dans l’Exp. 10.
Il est important de noter que ce phénomène de contamination entre les deux cas ¬p est moins prononcé chez les plus jeunes participants qui ne produisent pas moins de réponses biconditionnelles dans la tâche des valeurs de vérité avec deux qu’avec trois possibilités (16% et 33% pour les grades 3 et 6 respectivement dans l’Exp. 9 comparés aux 27% et 33% observés dans l’Exp. 10). Ceci voudrait dire que les enfants et les jeunes adolescents qui considèrent que le conditionnel est indéterminé pour le cas ¬p ¬q et faux pour le cas ¬p q dans la tâche avec trois
possibilités sont enclins à considérer que le conditionnel est vrai pour ¬p ¬q et faux pour ¬p q. Cette différence entre les jeunes participants et ceux plus âgés dans leur sensibilité au nombre de possibilités de réponses dans la tâche d’évaluation de la valeur de vérité pourrait refléter une progression dans la capacité à accéder à une conception du conditionnel dans laquelle les valeurs de vérité pour chacun des quatre cas logiques est vue comme un système complet. A mesure que les capacités à construire une représentation complète et intégrée augmentent, les individus tendent à assigner des valeurs identiques aux deux cas ¬p. Ils sont ainsi jugés comme rendant le conditionnel soit vrai soit faux, provoquant une interprétation conjonctive ou conditionnelle. Cela ne veut pas pour autant dire que les adultes ont réellement une interprétation conjonctive du conditionnel. Dans l’Exp. 9, les patterns conjonctifs demeuraient exceptionnels dans la tâche des possibilités (1 participant sur 25) et n’étaient jamais observés dans la tâche d’évaluation des valeurs de vérité à trois possibilités. Ainsi, il semblerait que lorsque lorsqu’ils sont devant un problème qui les oblige à assigner une valeur de vérité au conditionnel face à des cas qui laissent généralement cette valeur de vérité indéterminée, une majorité de ces individus considèrent qu’ils rendent le conditionnel vrai plutôt que faux.
Pour finir, cette expérience contrôle a confirmé que la régression d’un niveau développemental au niveau inférieur observé quand les individus passent du raisonnement sur les possibilités au raisonnement sur les valeurs de vérité n’est pas dû au nombre de possibilités proposé dans les deux tâches. Le décalage développemental entre les deux formes de raisonnement est toujours présent quand la tâche des valeurs de vérité est réduite à deux possibilités et même plus prononcé car certains adultes produisent des réponses conjonctives.
3.
D
iscussion
L’objectif de ce quatrième chapitre était de comparer le développement du raisonnement sur les possibilités et du raisonnement sur les valeurs de vérité. D’après les études du Chapitre 3, nous avions pu remarquer que raisonner sur la vérité ou la fausseté d’un conditionnel suivait la même tendance développementale que le raisonnement sur les possibilités. Ainsi, dans la lignée de Johnson-‐Laird et Byrne (2002), cette première comparaison entre les deux tendances développementales semblait montrer que les deux formes de raisonnement reposaient sur la même représentation. Johnson-‐Laird et Byrne (2002) expliquent ce phénomène en avançant que la
représentation des possibilités serait une activité première à la base du raisonnement humain.
Nous avions ainsi prédit que le développement devrait être retardé quand les individus doivent évaluer la vérité ou la fausseté du conditionnel.
Les deux expériences menées dans ce chapitre ont corroboré nos deux prédictions. Juger quels sont les cas qui sont compatibles avec le conditionnel et juger de la vérité ou la fausseté du conditionnel à partir de cas donnés sont deux activités qui se développent selon la même trajectoire. Le premier niveau de développement est le niveau conjonctif où les individus ne construisent que le modèle p q. Ils considèrent que seul le cas p q est compatible avec le conditionnel, les trois autres sont incompatibles. De la même façon lorsqu’ils évaluent un conditionnel, ils considèrent que seul le cas p q rend le conditionnel vrai, les trois autres le rendant faux. Ce niveau conjonctif est supplanté par le niveau biconditionnel, niveau auquel les individus sont capables de construire par fleshing out le modèle ¬p ¬q. Ainsi, pour les sujets biconditionnels, les cas p q sont compatibles avec le conditionnel et le rendent vrai, les cas ¬p q et p ¬q le rendent faux et le cas ¬p ¬q est compatible avec le conditionnel mais ne le rend pas vrai pour autant. Enfin, le niveau final de développement est le niveau conditionnel où les deux modèles ¬p sont représentés explicitement. Les cas ¬p sont donc compatibles avec le conditionnel mais ne le rendent pas vrai pour autant. Ainsi, la comparaison des deux tâches a montré, en accord avec nos prédictions, que le raisonnement sur les valeurs de vérité et le raisonnement sur les possibilités reposent sur la même représentation à trois modèles.
De manière plus intéressante, nous avons pu montrer que le développement est retardé pour le raisonnement sur les valeurs de vérité. En d’autres termes, évaluer la vérité ou la fausseté du conditionnel serait une activité plus complexe que l’évaluation des possibilités, en accord avec Johnson-‐Laird et Byrne (2002) qui suggèrent que cette activité requiert des habiletés métalogiques.
En effet, à environ 12 ans, alors que les cas ¬p ¬q sont considérés comme compatibles avec le conditionnel ils sont jugés comme le rendant faux dans une tâche d’évaluation de la valeur de vérité. De la même manière, alors qu’à 15 ans, les adolescents considèrent que les cas ¬p q sont compatibles avec le conditionnel, ils les considèrent encore comme rendant le conditionnel faux lorsqu’ils doivent évaluer la valeur de vérité de l’énoncé. A la lumière de ces résultats, il semble que, en accord avec Johnson-‐Laird (2006), « when we reason we think about possibilities ». La représentation des possibilités serait un processus génétiquement premier sur lequel reposent les autres formes de raisonnement et plus particulièrement le raisonnement sur les valeurs de vérité.
Les différents patterns développementaux que nous avons pu observer nous ont permis de confirmer les hypothèses que nous avions avancées mais ont aussi des implications dans le champ du raisonnement humain. Ces résultats mettent une nouvelle fois en évidence les failles de la théorie suppositionnelle et de la théorie standard des modèles mentaux. Cependant, comme nous avons déjà discuté dans le chapitre précédent des implications de nos résultats pour ces deux approches, nous ne nous y attarderons pas dans ce chapitre. En revanche, ces résultats ont de nettes implications pour deux théories majeures du développement : la théorie piagétienne et la théorie de Moshman.
Inhelder & Piaget (1958) considéraient que le raisonnement propositionnel était la manifestation de la pensée formelle, pensée qui n’est pas accessible avant l’adolescence. Les études ayant évalué les capacités des enfants à penser de manière rationnelle ont révélé des résultats contrastés. Une partie de ces études indique une tendance développementale compatible à celle prédite par la conception piagétienne (Byrnes & Overton, 1986 ; Markovits & Vachon, 1989, 1990 ; O’Brien & Overton, 1980 ; Ward & Overton, 1990) alors que d’autres révèlent des habiletés de raisonnement précoces (Dias & Harris, 1988). Une des raisons de cette contradiction est probablement que les études présentaient des différences non négligeables tant au niveau de la tâche utilisée que du contenu et du contexte des problèmes ou de la nature des réponses attendues. Par exemple, les habiletés précoces de raisonnement ont été observées quand les jeunes enfants devaient évaluer des relations au contenu familier (Harris & Nunez, 1996 ; Markovits et al., 1998 ; Markovits & Thompson, 2008). Dans la plupart de ces recherches, les enfants devaient identifier quels étaient les états de choses du monde compatibles ou incompatibles avec le conditionnel. L’étude de la compréhension des conditionnels basiques a, quant à elle, mis en évidence un développement plus tardif (Barrouillet & Lecas, 1998, 2002). De plus, les résultats que nous avons observés dans ce quatrième chapitre ont montré que ce n’est pas avant 12 ans que les individus sont capables de concevoir que d’autres situations que celles où l’antécédent et le conséquent sont satisfaits peuvent être compatibles avec le conditionnel, et ce n’est qu’à partir de 15 ans que les adolescents sont capables de fournir une interprétation conditionnelle des énoncés de forme « si p alors q ». Ces résultats sont en accord avec la théorie piagétienne qui postule que l’accès à la pensée formelle n’est pas possible avant le début de l’adolescence.
De la même manière, le décalage développemental que nous avons observé peut être envisagé d’un point de vue piagétien. Dans ces derniers écrits, Piaget (1987) supposait que la
capacité à envisager des possibilités ne dépend pas mais précède la construction des opérations sur lesquelles la pensée rationnelle est fondée. Cette conception est proche de celle de la théorie des modèles mentaux qui suppose que la construction de possibilités est un processus de base sur lequel le raisonnement repose (Johnson-‐Laird & Byrne, 2002 ; Johnson-‐Laird, 2006). Juger si un état de choses du monde est possible ou impossible étant donné une règle est une activité qui peut être effectuée en se focalisant simplement sur cet état du monde. La seule activité nécessaire dans cette tâche est de comparer les similarités et les différences entre la situation à évaluer et la représentation mentale construite. Ce processus correspond au processus de création des possibilités de Piaget (1987). En revanche, évaluer la valeur de vérité d’un énoncé à partir d’un état de choses du monde nécessite de considérer les relations existantes entre tous les cas possibles afin de pouvoir distinguer ceux qui rendent l’énoncé vrai de ceux qui le rendent faux. Ce processus correspond aux opérations dans la théorie piagétienne. Il est particulièrement apparent quand les adolescents doivent juger de la valeur de vérité du conditionnel dans l’Exp. 10 où seules les options
« vrai » et « faux » sont présentées. Dans ce cas, les individus ont tendance à produire un pattern de réponses cohérent en attribuant le même statut au cas ¬p en se basant probablement sur des d’équivalences de type pas faux = vrai ou pas vrai = faux.
Ainsi, en assumant que contrairement au jugement des possibilités le jugement des valeurs de vérité est une méta-‐habilité, la théorie des modèles mentaux n’est pas aussi éloignée de la conception piagétienne que l’on pourrait le croire. En effet, Piaget semblait lui aussi considérer que le jugement de la vérité ou de la fausseté d’un conditionnel est une méta-‐habilité qui nécessite d’intégrer toutes les possibilités dans une structure unique et cohérente. Cette intégration constituerait une étape de développement supplémentaire qui va au-‐delà de la description des possibilités, expliquant ainsi le décalage développemental que nous avons observé.
L’évocation de méta-‐habilités dans la théorie des modèles mentaux (Johnson-‐Laird & Byrne, 2002) fait écho à une autre approche théorique qui pourrait expliquer les différences entre les deux formes de raisonnement : la théorie du développement de la compréhension métalogique de Moshman (1990). Selon Moshman, les capacités de raisonnement logique augmentent avec l’âge dans le sens d’un accès progressif à une plus grande rationalité. L’auteur distingue quatre étapes
L’évocation de méta-‐habilités dans la théorie des modèles mentaux (Johnson-‐Laird & Byrne, 2002) fait écho à une autre approche théorique qui pourrait expliquer les différences entre les deux formes de raisonnement : la théorie du développement de la compréhension métalogique de Moshman (1990). Selon Moshman, les capacités de raisonnement logique augmentent avec l’âge dans le sens d’un accès progressif à une plus grande rationalité. L’auteur distingue quatre étapes