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n nouvel éclairage au débat : la théorie modifiée des modèles mentaux ______________
La description des deux théories contemporaines du raisonnement conditionnel nous a permis de montrer que les forces de l’une constituent les faiblesses de l’autre. En se focalisant sur la représentation des possibilités, la théorie des modèles mentaux néglige la représentation des valeurs de vérité. A contrario, la représentation des valeurs de vérité est au cœur de la théorie suppositionnelle. Dans ce deuxième chapitre, nous décrirons les critiques formulées par Evans et collaborateurs à l’encontre de la théorie des modèles mentaux (Evans et al., 2005 ; Evans & Over, 2004). Nous verrons comment elles nous ont permis de faire le constat de l’existence de deux formes de raisonnement. Enfin, nous proposerons une modification de la théorie des modèles mentaux pour qu’elle puisse, comme elle le fait déjà pour le raisonnement à partir du conditionnel, rendre compte du raisonnement sur la vérité ou la fausseté d’un conditionnel, de son développement et des effets de contenu et de contexte.
1.
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héorie suppositionnelle versus théorie des modèles mentauxAlors que la théorie des modèles mentaux ne fait que peu, voire pas, référence à l’approche suppositionnelle, il n’existe aucun ouvrage ou article scientifique de cette dernière qui ne décrive les failles de la théorie des modèles mentaux. La critique la plus virulente est celle adressée par Evans et al. (2005). Au delà de son aspect critique, cet article nous a permis de distinguer clairement deux formes de raisonnement conditionnel chacune étant privilégiée par une théorie.
1.1 Une critique de la théorie des modèles mentaux
Toutes les critiques adressées à la théorie des modèles mentaux s’articulent autour d’une idée unique : les conditionnels basiques supposés par Johnson-‐Laird et Byrne (1991, 2002) sont des conditionnels matériels (Evans, 2006 ; Evans & Over, 2004 ; Evans et al., 2005). Selon les auteurs, le conditionnel de la théorie des modèles mentaux est équivalent à l’implication matérielle de la
logique standard. Ils s’appuient sur le fait que les trois modèles qui constituent le noyau de sens du conditionnel (i.e., p q, ¬p ¬q et ¬p q) correspondent aux trois possibilités qui rendent l’énoncé vrai dans la table de vérité de l’implication matérielle. Cette idée qui assimile les conditionnels basiques à des conditionnels matériels est renforcée par deux éléments principaux : (a) l’interprétation proposée par Johnson-‐Laird et Byrne (2002) des paradoxes de l’implication matérielle et (b) le principe de vérité qui est incompatible avec la réalité psychologique de la table de vérité incomplète du conditionnel.
En ce qui concerne les paradoxes de l’implication matérielle, Evans et al. (2005) notent que, quelques lignes après avoir écrit que les conditionnels basiques ne sont pas véri-‐fonctionnels, Johnson-‐Laird et Byrne (2002) proposent que les paradoxes de l’implication matérielle sont des inférences valides. Pour rappel les paradoxes de l’implication matérielle sont les suivant :
- P1 : Etant donné ¬p alors « si p alors q » - P2 : Etant donné q alors « si p alors q ».
Selon Johnson-‐Laird et Byrne (2002), les causes des paradoxes sont doubles. D’une part, la conclusion « si p alors q » est moins riche sémantiquement que la prémisse ¬p pour P1 ou q pour P2. Les prémisses P1 et P2 permettent d’éliminer plus de possibilités que leurs conclusions. Cette diminution de l’information va à l’encontre des conclusions faites spontanément par les individus.
En effet, ils formulent généralement des conclusions qui contiennent plus d’informations sémantiques que les prémisses. D’autre part, le jugement de la vérité ou de la fausseté d’un conditionnel requerrait des habiletés métalogiques, les termes « vrai » et « faux » faisant référence à des relations entre l’énoncé et des états de choses du monde. Comme les paradoxes ne peuvent être valides que si le conditionnel est véri-‐fonctionnel, les détracteurs de la théorie des modèles mentaux considèrent que les conditionnels basiques postulés par Johnson-‐Laird et collaborateurs sont des conditionnels matériels (voir aussi Oberauer & Wilhem, 2003).
Cette idée est renforcée par le principe de vérité qui stipule que chaque modèle mental représente une possibilité étant donné la vérité de l’assertion. Selon Evans et collaborateurs (Evans et al., 2005 ; Evans & Over, 2004), si un modèle représente une possibilité quand le conditionnel est vrai alors chaque modèle du noyau de sens du conditionnel devrait rendre l’énoncé vrai, comme les conditionnels matériels. Ainsi, dans une tâche d’évaluation de la valeur de vérité, la théorie prédirait que le conditionnel serait jugé vrai pour les trois cas p q, ¬p ¬q et ¬p q et faux pour le cas p
¬q. De la même façon, la probabilité du conditionnel matériel sera égale à P(p q) + P(¬p ¬q) + P(¬p q). Or, ces réponses ne sont jamais observées ni dans la truth task, ni dans la tâche des probabilités
qui révèlent que les adultes raisonnent à partir d’une table de vérité incomplète. Cette incompatibilité entre le principe de vérité et la table de vérité incomplète appuie l’idée selon laquelle la théorie des modèles mentaux « is fundamentally mistaken » (Evans et al., 2005, p.1040).
Il est important de noter que l’interprétation qu’Evans et collaborateurs font du principe de vérité n’est pas celle que Johnson-‐Laird et Byrne en font. En effet, pour les premiers, dans la mesure où un modèle mental représente une possibilité étant donné la vérité du conditionnel, cette possibilité alors devrait rendre l’énoncé vrai. Johnson-‐Laird et Byrne expliquent, quant à eux, que les trois modèles qui constituent le noyau de sens du conditionnel ne correspondent pas aux situations qui rendent l’énoncé vrai selon l’implication matérielle. Pour eux, les modèles mentaux ne représentent pas des valeurs de vérité mais de simples possibilités. Cependant, même si les critiques avancées par la théorie suppositionnelle peuvent être relativisées, elles permettent de révéler une distinction qui semble jusque là être passée inaperçue dans le champ du raisonnement conditionnel entre la représentation de possibilités et celle des valeurs de vérité.
1.2 Un constat : l’existence de deux formes de raisonnement
Nous avons récemment avancé que la distinction faite par Johnson-‐Laird et Byrne (2002) entre les possibilités et les valeurs de vérité témoignerait de l’existence de deux formes de raisonnement : un raisonnement sur les possibilités et un raisonnement sur les valeurs de vérité (Barrouillet, Gauffroy & Lecas, 2008). Pour le premier, le sujet raisonnerait à partir du conditionnel alors que, pour le deuxième, il raisonnerait sur le conditionnel.
En effet, quand ils raisonnent sur les possibilités, les individus sont invités à considérer le conditionnel vrai et sur cette base ils doivent inférer quels sont les états de choses du monde compatibles avec le conditionnel. Ce type de raisonnement pourrait être matérialisé par le diagramme suivant :
Conditionnel → Etats du monde
A l’inverse, quand ils raisonnent sur les valeurs de vérité, ils doivent évaluer quels sont les états du monde qui le rendent vrai ou faux. Le sujet doit donc considérer des états du monde et à partir de chacun d’eux évaluer la valeur de vérité du conditionnel:
Etat du monde → Conditionnel
Cette dichotomie établie, nous avons pu regrouper les différents paradigmes d’étude du raisonnement conditionnel en deux catégories distinctes (Cf. Introduction Générale pour une description détaillée). Trois tâches permettent d’évaluer le raisonnement sur les possibilités : la tâche de production ou d’évaluation d’inférences, la tâche de falsification et la tâche de production.
De manière générale, dans ces tâches, une prémisse conditionnelle est présentée et le sujet est invité à la considérer comme vraie. Il lui est alors demandé d’imaginer quels sont les états du monde qui peuvent se produire ou non étant donné la véracité de cette prémisse conditionnelle.
Pareillement au raisonnement sur les possibilités, trois tâches permettent d’évaluer le raisonnement sur les valeurs de vérité : la truth table task, la tâche des probabilités, et la tâche de sélection de Wason (1966). Dans cette deuxième catégorie, le sujet ne doit plus raisonner à partir d’un conditionnel tenu pour vrai mais sur le conditionnel lui même, sur sa valeur de vérité. De manière générale, ces trois tâches invitent le sujet à déterminer à partir de quels états du monde le conditionnel est vrai ou faux.
Distinguer deux catégories de paradigme et la forme de raisonnement auxquelles elles réfèrent nous a permis de mettre en évidence une distinction cruciale entre les termes utilisés (Barrouillet et al., 2008). Dans le raisonnement sur les valeurs de vérité, c’est le statut du conditionnel qui est évalué ; le conditionnel peut être vrai ou faux et dans certains cas sa valeur de vérité peut rester indéterminée. En revanche, dans le raisonnement sur les possibilités, c’est le statut des états du monde qui est évalué ; ils peuvent être compatibles ou incompatibles avec le conditionnel. Cette distinction entre les termes utilisés dans les deux catégories de tâches paraît assez triviale. Cependant, ils sont souvent confondus. Par exemple, quand Evans et al. (2003, p.324) évoquent la truth table task, ils écrivent « … in truth table experiments. Typical instructions in such experiments are to judge wether a case conforms to the conditional statement, contradicts it or is irrelevant to it ». Ces instructions font clairement référence au raisonnement sur les possibilités. Or la truth table task est une tâche qui nécessite d’évaluer le raisonnement sur les valeurs de vérité. La confusion entre les deux formes de raisonnement présente dans la littérature peut expliquer, d’une part, pourquoi le postulat de l’existence de deux types de raisonnement n’a jusqu’à présent jamais été avancé et, d’autre part, pourquoi la théorie des modèles mentaux et la théorie suppositionnelle supposent toutes deux fournir une explication complète du raisonnement conditionnel alors qu’elles n’en décrivent, en réalité, qu’une moitié.
1.3 Deux formes de raisonnement : une pour chacune des deux théories
En s’appuyant sur le Ramsey test, la théorie suppositionnelle rend parfaitement compte de la table de vérité incomplète observée dans les tâches où le participant doit évaluer la valeur de vérité du conditionnel. En effet, le Ramsey test focalise l’attention sur les cas p et, par conséquent, induit la non pertinence des cas ¬p. Comme nous l’avons vu précédemment les principales évidences en faveur de la théorie suppositionnelle proviennent de la truth table task et de la tâche des probabilités.
Si le raisonnement sur les valeurs de vérité est incontestablement un atout pour la théorie suppositionnelle, ce n’est pas le cas du raisonnement sur les possibilités. En effet, si le Ramsey test, amène à ne considérer que les cas p alors comment expliquer que les adultes considèrent que les cas ¬p sont compatibles avec le conditionnel quand ils raisonnent sur les possibilités. Evans (2006, p.54) écrit : « all the theories agree that the only states of affairs that contradicts « if the cat is happy then she purrs » is a happy cat not purring (TF), and so all other cases are possible. ». Il n’est en revanche donné aucune explication sur la façon dont la théorie suppositionnelle rend compte de ce phénomène. Dans la phrase suivante, Evans écrit « the key issue is whether these other cases are accorded the same epistemic status », ce qui explique pourquoi la théorie suppositionnelle s’est plus intéressée au raisonnement sur les valeurs de vérité qu’au raisonnement sur les possibilités.
Contrairement à sa rivale, la représentation et la manipulation des possibilités sont au centre de la théorie des modèles mentaux. En effet, celle-‐ci suppose que lorsque le sujet est confronté à un énoncé, il construit des modèles mentaux qui représentent des possibilités étant donné la vérité de l’assertion. Dans le cadre du raisonnement conditionnel, le sujet construit une représentation initiale où seul le modèle p q est représenté explicitement. Cette représentation initiale peut être complétée grâce à un processus de fleshing out qui permet la construction des modèles ¬p ¬q et ¬p q. Les études évaluant le raisonnement sur les possibilités constituent les principales évidences en faveur de la théorie. En effet, les trois états du monde jugés compatibles avec l’énoncé correspondent aux trois modèles explicites de la représentation conditionnelle (i.e., p q, ¬p ¬q et ¬p q). De plus, les approches développementales de la théorie montrent que le nombre de possibilités jugées compatibles augmente avec l’âge. Cette évolution d’une interprétation conjonctive à biconditionnelle puis conditionnelle se traduit par une augmentation de la capacité à
mettre en œuvre le fleshing out et donc une augmentation progressive du nombre de modèles construits. La théorie des modèles mentaux explique alors parfaitement le raisonnement sur les possibilités et son développement.
En revanche, comme l’ont suggéré Evans et al. (2005 ; Evans & Over, 2004), l’incapacité à rendre compte de la table de vérité incomplète observée quand le sujet raisonne sur la valeur de vérité d’un conditionnel est l’une des plus importantes faiblesses de la théorie. Toutefois, Johnson-‐
Laird et Byrne (2002 ; Johnson-‐Laird, 2006) ont avancé une explication du raisonnement sur les valeurs de vérité. Ils supposent que les réponses indéterminées sur les cas ¬p proviennent du fait que, quand les sujets raisonnent sur les valeurs de vérité, ils ne construisent que la représentation initiale dans laquelle les situations où l’antécédent n’est pas satisfait sont représentées de manière implicite. Ce serait cette représentation implicite qui amènerait les participants à considérer les cas
¬p comme non pertinents pour évaluer la valeur de vérité du conditionnel. Cependant, cette explication soulève un problème majeur. En effet, si le raisonnement sur les valeurs de vérité repose sur la représentation initiale, alors les individus ne mettraient pas en œuvre de fleshing out et, par conséquent, adultes, comme enfants, seraient capables de raisonner selon une table de vérité incomplète. Ainsi, alors que la capacité à évaluer les possibilités se développe avec l’âge, la capacité à raisonner sur les valeurs de vérité devrait être accessible dès l’enfance. Cette prédiction d’une plus grande difficulté du raisonnement sur les possibilités est clairement contredite par les auteurs eux-‐mêmes qui écrivent « possibilities are psychologically basic, not truth values. Discourse about the truth or falsity of propositions is at a higher level than mere descriptions of possibilities » (Johnson-‐Laird & Byrne, 2002, p.653).
Bien que l’explication de Johnson-‐Laird et Byrne soit peu convaincante, il n’en reste pas moins que cette théorie présente l’avantage de décrire le raisonnement sur les possibilités et son développement. Elle apparaît donc comme étant le cadre théorique le plus propice pour tenter de fournir une approche explicative des deux formes de raisonnement.
2.
V
ers une résolution: la théorie modifiée des modèles mentaux :Les critiques avancées par Evans et collaborateurs ont permis de mettre en évidence une faiblesse importante de la théorie standard des modèles mentaux : elle ne rend pas compte du raisonnement sur les valeurs de vérité. Récemment, nous avons donc proposé une modification de