sémantique, elle peut être rapprochée du modèle mental épistémique de la théorie suppositionnelle puisqu’elles sont toutes deux pragmatiquement indicées. De plus, la caractéristique propositionnelle de la représentation postulée par Braine et O’Brien ne pourrait-‐elle pas être rapprochée de l’idée de Evans et collaborateurs selon laquelle le modèle mental construit par les individus traduit une relation de croyance conditionnelle entre p et q ? Pour finir, les deux approches suggèrent l’existence de deux types de processus qui entrent en jeu dans l’activité de raisonnement : un processus automatique et un processus plus coûteux cognitivement. Le premier correspond respectivement aux processus heuristiques de la théorie suppositionnelle et à la partie routine dans l‘approche logiciste, le deuxième correspond quant à lui respectivement aux processus analytiques et à la partie stratégie.
Pour conclure, les deux théories qui ont succédé à la théorie de la logique mentale dans la littérature du raisonnement conditionnel se sont toujours décrites comme étant différentes de leur prédécesseur. Cependant, même si nous ne remettons pas en cause les différences invoquées, il existe des points communs entre elles. De plus, en se focalisant sur une des deux entrées lexicales du Si, les deux théories contemporaines du raisonnement se sont elles mêmes évertuées à se décrire comme adversaires, mais sont-‐elles si incompatibles que celà? En effet, comme nous allons le décrire dans la partie suivante, des trois théories majeures du raisonnement conditionnel peuvent se dégager des similitudes.
2.
T
rois conceptions pas si éloignéesComme chacune des deux approches contemporaines du raisonnement conditionnel peut être rapprochée de la théorie de la logique mentale, alors il semblerait que les trois théories n’aient pas une conception si éloignée du processus de raisonnement. En effet, elles semblent toutes trois décomposer le processus de raisonnement en trois étapes. La première étape consisterait en la construction d’une représentation de ce qui est énoncé. Lors de la deuxième étape, cette représentation serait analysée et enfin le résultat de cette analyse permettrait de produire une conclusion. Nous décrirons successivement ces trois étapes.
Pour la théorie des modèles mentaux (Johnson-‐Laird & Byrne, 1991) et la théorie de la logique mentale (Braine, 1990), la première étape du processus de raisonnement est une étape de compréhension. Selon la théorie des modèles mentaux, le sujet, en utilisant ses connaissances générales, construit un modèle mental de la situation décrite dans l’énoncé. De la même façon, pour l’approche logiciste, l’activité de raisonnement commence par un décodage des informations verbales qui permet de construire une représentation sémantique propositionnelle. Alors que la description du modèle mental dans la théorie de Johnson-‐Laird et Byrne est précise (i.e., le modèle explicite p q et un modèle implicite pour le conditionnel), il est moins évident de spécifier la nature de la représentation sémantique propositionnelle. Cependant, deux points communs entre ces représentations se dégagent. D’une part, elles intègrent toutes deux les connaissances générales du sujet. D’autre part, la caractéristique propositionnelle de la représentation de Braine et O’Brien peut laisser penser qu’elle représente le caractère suppositionnel du Si à la manière du model implicite dans la représentation initiale de la théorie des modèles mentaux. Ainsi, pour les deux approches, la première étape de raisonnement consisterait en la construction d’une représentation qui intègre les connaissances préalables et représente la nature hypothétique du conditionnel mais qu’en est-‐il de la théorie suppositionnelle ?
Pour Evans et collaborateurs (Evans, 2004, 2006, 2007 ; Evans & Over, 1996), face à un énoncé conditionnel, le sujet construit un modèle mental qui est pragmatiquement indicé et qui représente une relation de croyance conditionnelle entre p et q (p → (.X) q). Cependant, comme nous l’avons relevé dans le Chapitre 1, plusieurs zones d’ombres existent autour de la nature précise de la représentation et du rôle des processus heuristiques et analytiques. Ainsi, avant de poursuivre ce rapprochement entre les différentes étapes postulées par les trois théories, il est nécessaire de tenter de préciser quelle est la nature du modèle mental épistémique produit par les processus heuristiques. Deux interprétations sont possibles. D’une part, si l’on reprend l’idée de Evans (2006) selon laquelle les processus heuristiques construisent un modèle mental pragmatiquement indicé, alors ce modèle traduirait automatiquement le degré de croyance entre l’antécédent et le conséquent. Cependant, n’est-‐ce pas le rôle du Ramsey test de déterminer ce degré de croyance ? Cette première interprétation consisterait donc à considérer que le Ramsey test repose sur des processus automatiques peu coûteux cognitivement. Comme cette conception irait à l’encontre des phénomènes développementaux que nous avons observés, il est préférable d’envisager une deuxième alternative en lien avec Evans (2007) qui suppose que le raisonnement conditionnel est le résultat d’une pensée hypothétique impliquant le système analytique. Cette
fois-‐ci, le Ramsey test serait envisagé comme un processus analytique dont le rôle serait de compléter la représentation construite par les processus heuristiques en évaluant le degré de croyance en q étant donné p. Le modèle mental construit par les processus heuristiques pourrait alors ressembler à celui postulé par plusieurs auteurs (Barrouillet & Lecas, 1998 ; Evans, 1993 ; Johnson-‐Laird, 1983 ; Markovits et Barrouillet, 2002). En effet, Markovits et Barrouillet (2002) suggèrent que le modèle explicite dans la représentation initiale ne représenterait pas seulement la simple co-‐occurrence de l’antécédent et du conséquent mais prendrait la forme d’un schéma relationnel dans lequel p est compris comme un état du monde hypothétique et q comme son résultat. Le modèle explicite dans la représentation initiale aurait la forme suivante :
p → q
Le modèle produit par les processus heuristiques ne pourrait-‐il pas avoir la forme de celui-‐ci?
Pour conclure, les trois théories supposent que, dans une première étape, le sujet construit une représentation qui intègre les connaissances générales et représente la dimension hypothétique du Si. A la manière de Braine et O’Brien, cette première étape peut être considérée comme une étape de compréhension du langage mais aussi une première analyse logique de l’énoncé. La représentation construite devra ensuite être analysée.
Pour Evans (2006), dans une deuxième étape, le système analytique intervient dans le cadre du raisonnement conditionnel, cette intervention résulterait en l’évaluation du degré de croyance en q étant donné p (i.e.. Ramsey test). Toujours dans l’optique de clarifier la position de la théorie suppositionnelle, la Figure 2 (Cf. Chapitre 1, p.34) suggère que le système analytique interviendrait pour juger que p q rend le conditionnel vrai et que p ¬q le rend faux. Seule une intervention minime du système analytique serait nécessaire pour décider que les cas ¬p ne permettent pas de juger de la valeur de vérité du conditionnel. En effet, la non pertinence des cas ¬p serait le résultat de ce que Evans et Over (2004) nomment la « if-‐heuristic » dont le rôle est de centrer l’attention sur les cas p. Le système analytique interviendrait donc pour accepter ce qui est déjà présent dans le modèle construit par les processus heuristiques.
A la manière de la théorie suppositionnelle, la théorie des modèles mentaux suppose que, après avoir formulé une conclusion putative à partir de la représentation initiale, le sujet teste la validité de cette conclusion en recherchant les modèles alternatifs pouvant la falsifier. La recherche de ces modèles alternatifs repose sur la mise en œuvre du processus de fleshing out. Un parallèle intéressant peut être ainsi fait entre le rôle du processus de fleshing out dans cette étape de
validation et celui du principe de satisfaction. En effet, selon Evans (2006), le principe de satisfaction énonce que le modèle mental construit est maintenu seulement s’il existe une raison valable de le modifier, le remplacer ou le rejeter.
La théorie de la logique mentale suggère, elle aussi, que, dans une seconde étape, un traitement va être appliqué à la représentation construite. En effet, le programme de raisonnent va être initié pour appliquer les schémas d’inférence aux représentations construites. Cependant, plusieurs questions restent en suspens. Quel processus permet au programme de raisonnement de sélectionner la composante (i.e., routine ou stratégie) correspondant à la représentation construite ? Quel(s) processus sous-‐tende(nt) l’initiation de chacune des deux parties du programme ? Un processus automatique, en référence aux habiletés primaires, pour la routine et un processus plus coûteux pour les stratégies qui ferait appel à des habiletés secondaires ? Dans ce cas, la stratégie serait celle qui correspond le plus aux processus décrits par Evans et Johnson-‐Laird.
Précédemment, nous avons postulé que la routine correspondrait aux processus heuristiques. Si tel est le cas, ces processus n’auraient pas le même rôle dans les deux approches,. Dans l’approche suppositionnelle, ils construiraient la représentation initiale alors que dans l’approche logiciste, ils permettraient d’appliquer les schémas à cette représentation pour produire la conclusion. Au vu de ces interrogations, nous retiendrons simplement de la théorie de la logique mentale qu’elle suppose elle aussi que la représentation initialement construite doit être analysée.
Pour résumer, les trois approches du raisonnement conditionnel considèrent que le processus de raisonnement consisterait en la construction d’une représentation mentale représentant le caractère suppositionnel du Si. Cette représentation serait construite à partir des informations présentes dans l’énoncé. Dans une deuxième étape, le sujet testerait la conclusion qui découle de cette représentation. En accord avec la théorie des modèles mentaux et la théorie suppositionnelle, ce test est réalisé par un processus coûteux cognitivement qui recherche l’existence potentielle de raisons pouvant remettre en cause la validité de la conclusion. Enfin, pour les trois approches, la dernière étape consiste en la production d’une conclusion.
La théorie de la logique mentale est la théorie qui reste la plus floue quant à la nature de la représentation construite mais aussi au fonctionnement des différents processus. En revanche, la théorie des modèles mentaux et la théorie suppositionnelle permettent de préciser ces zones d’ombres. En effet, l’approche des doubles processus dans la théorie de Evans présente l’avantage de décrire les processus mis en jeu dans le raisonnement et la théorie de Johnson-‐Laird fournit une
description précise des représentations construites. Ainsi, en couplant les avantages des deux théories, nous allons essayer de proposer une théorie intégrative du développement du raisonnement conditionnel.
3.
U
ne théorie intégrativeNous avons récemment proposé une approche qui intègre les processus heuristique-‐
analytique dans la construction des modèles mentaux du conditionnel (Barrouillet & Gauffroy, 2010 ; Gauffroy & Barrouillet, 2009). Comme cette intégration vise à expliquer à la fois le raisonnement sur les possibilités et sur les valeurs de vérité et leur développement, nous allons associer la théorie modifiée des modèles mentaux (Barrouillet et al., 2008) à la version révisée du modèle heuristique-‐analytique de Evans (2006).
Pour rappel, les processus heuristiques sont décrits comme étant rapides, inconscients et influencés par le contexte et les connaissances. Ils produisent une représentation qui survient rapidement et facilement à l’esprit. A l’inverse, le système analytique est lent, séquentiel et coûteux cognitivement. Evans (2008) note que, même si elle n’est pas explicitement discutée par la théorie des modèles mentaux, la distinction entre les deux systèmes est implicitement présente. En effet, la formation du modèle initial est décrite comme facile et relativement automatique alors que le fleshing out est un processus coûteux cognitivement et contraint par les capacités en mémoire de travail. Cette différence fait écho à la distinction entre les processus heuristiques et analytiques.
Les processus heuristiques seraient responsables de la construction du modèle initial. Selon Evans (2006), le système heuristique produit le modèle mental épistémique le plus plausible en fonction des connaissances et des buts poursuivis. Ce modèle produit des réponses, des inférences ou des décisions par défaut. Cette description correspond à celle du modèle initial dans la théorie des modèles mentaux. De la même manière, comme le fleshing out est considéré comme un processus optionnel, Evans (2006) suggère que le système analytique peut ou non intervenir pour remplacer ou réviser le modèle par défaut. Il inhibe les réponses heuristiques comme les modèles construits par fleshing out bloquent les inférences invalides supportées par le modèle initial (i.e., négation de l’antécédent et affirmation du conséquent, Grosset, Barrouillet, & Markovits, 2005).