force de la relation entre l’antécédent et le conséquent, nous allons montrer comment la théorie modifiée des modèles mentaux permet une nouvelle fois de prédire différentes trajectoires développementales.
1.2 Les conditionnels causaux (Expérience 3)
Les conditionnels causaux, comme « si tu fais un régime alors tu perds du poids », décrivent une relation entre une cause, l’antécédent, et un effet, le conséquent. Goldvarg et Johnson-‐Laird (2001) ont développé une théorie des modèles mentaux spécifique au raisonnement causal. Selon les auteurs, un conditionnel causal, comme un conditionnel basique, permet les trois possibilités p q, ¬p ¬q et ¬p q. Cependant, le nombre de possibilités permises par un conditionnel causal peut varier en fonction de la force de la relation entre la cause et l’effet. Les auteurs différencient deux types de relations causales : les relations causales fortes et les relations causales faibles. Les relations causales faibles sont des relations pour lesquelles plusieurs causes peuvent produire l’effet décrit. Par exemple, le conditionnel « si tu fais un régime alors tu perds du poids » traduit une relation causale faible puisqu’il existe d’autres moyens que le régime pour perdre du poids (e.g., faire de l’exercice). En revanche, les relations causales fortes sont des relations pour lesquelles il n’existe aucune cause alternative à celle énoncée pour produire l’effet comme pour le conditionnel « si je bois trop alors je suis ivre » (les exemples sont tirés de Johnson-‐Laird, 2006). En conséquence, selon la théorie des modèles mentaux (Goldvarg & Johnson-‐Laird, 2001 ; Johnson-‐
Laird, 2006), les relations causales fortes et les relations causales faibles se différencient par le nombre de possibilités qu’elles permettent. En effet, une relation causale forte ne permet que deux possibilités : p q (i.e., alcool -‐ ivre) et ¬p ¬q (pas alcool – pas ivre) alors que les relations causales faibles permettent les trois possibilités p q, ¬p ¬q et ¬p q. Les auteurs précisent que, si les deux types de relations causales se distinguent quant au nombre de modèles construits, leur représentation initiale est identique. En effet, comme pour les conditionnels basiques, deux modèles composent la représentation initiale des conditionnels causaux quelle que soit la force de la relation entre l’antécédent et le conséquent : un modèle explicite représentant la possibilité où la cause et l’effet se produisent (i.e., p q) et un modèle implicite représentant les possibilités où la cause ne se produit pas. La force de la relation causale aurait donc un effet sur la mise en œuvre du fleshing out. Les relations causales fortes, comme les conditionnels BB et NNR, bloqueraient le
fleshing out et, plus précisément, la construction du modèle ¬p q. En accord avec ces prédictions, plusieurs études ont montré que les conditionnels impliquant une relation causale forte étaient interprétés comme des biconditionnels (Barrouillet et al., 2001; Cummins, 1995: Cummins, Lubart, Alksnis & Rist, 1991; Markovits, 1984; Quinn & Markovits, 1998).
De ce fait, les différentes trajectoires développementales observées dans l’évaluation de la valeur de vérité de conditionnels BB et NNR versus NN devraient se retrouver dans l’évaluation de conditionnels causaux relatant une relation causale forte versus faible. Les relations causales fortes devraient engendrer une prédominance des réponses biconditionnelles défectives aux âges où les individus sont capables d’initier un fleshing out alors que l’évaluation de la valeur de vérité des relations causales faibles devrait évoluer d’une interprétation conjonctive à biconditionnelle défective puis conditionnelle défective comme pour les conditionnels NN.
Ces hypothèses ont été testées dans une truth table task, proposée à des élèves des grades 3, 6 et 9 et des adultes, présentant 4 conditionnels impliquant une relation causale forte et 4 conditionnels impliquant une relation causale faible. Les 8 conditionnels sont présentés en annexe 3. Ils ont été sélectionnés à partir d’un pré-‐test où 15 étudiants de l’Université de Genève ont dû décider pour 12 conditionnels causaux si une ou plusieurs causes pouvaient provoquer l’effet évoqué dans le conditionnel. Nous avons sélectionnés 4 conditionnels pour lesquels les 15 étudiants avaient jugé que seule la cause présentée dans l’énoncé provoquait l’effet mentionné et 4 conditionnels pour lesquels 14 étudiants avaient jugé que plusieurs causes pouvaient provoquer l’effet mentionné.
La procédure était identique à celle des expériences 1 et 2. Cependant, contrairement aux expériences précédentes, nous avons aussi manipulé la nature de la négation de l’antécédent en représentant l’absence de la cause de deux manières différentes. Pour la moitié des essais, l’absence de la cause était représentée par un autre événement qui pouvait être considéré comme une cause alternative à l’effet escompté (i.e., condition « autre événement »). Dans l’autre moitié, cet autre événement n’était pas présenté (i.e., « pas d’autre événement »). Par exemple, pour le conditionnel causal « Si le levier 2 est baissé alors la cage du lapin est ouverte », l’antécédent était représenté par l’image de 3 leviers. Dans la condition « autre évènement », le levier 2 était levé mais le levier 3 baissé alors que dans la condition « pas d’autre évènement » aucun des 3 leviers n’était baissé. Cette manipulation a été réalisée car, dans la vie quotidienne, la présence d’un autre événement peut modifier la compréhension du phénomène décrit. Dans notre exemple, la
présence d’un autre événement (i.e., levier 3 baissé) et de l’effet escompté (i.e., cage ouverte) pourrait amener le participant a conclure que le conditionnel « si le levier 2 est baissé alors la cage du lapin est ouverte » est faux car c’est le levier 3 qui ouvre la cage. A l’inverse, dans la condition où aucun levier n’est baissé, le participant pourrait alors conclure que la situation « levier 2 pas baissé – cage du lapin ouverte » ne permet pas de savoir si le conditionnel est vrai ou faux. Pour chaque grade, la moitié des quatre relations causales fortes et des quatre relations causales faibles était présentée dans la condition « autre événement » et l’autre moitié dans la condition « pas d’autre événement ». Les résultats ont montré que cette manipulation n’avait aucun effet sur l’interprétation des deux types de relations causales. Le pourcentage de réponses conjonctives, biconditionnelles défectives, conditionnelles défectives, de matching et autres pour chaque type de relation était identique dans les deux conditions. Parmi les 40 comparaisons possibles (i.e., 5 interprétations x 4 âges x 2 types de relations), la différence maximale était de 5% pour les patterns conditionnels défectifs chez les adultes. Pour analyser les résultats, nous avons donc regroupé les réponses des conditions « autre événement » et « pas d’autre événement ».
Nous avons effectué le même type d’analyse que dans les expériences précédentes. Le détail des pourcentages de réponses pour chacun des quatre cas est présenté dans le Tableau 9.
Les valeurs statistiques sont, quant à elles présentées en Annexe 3. De manière générale, tous les participants considéraient que le cas p q rend le conditionnel vrai pour les relations causales fortes ou faibles (plus de 96% des réponses). Les réponses « faux » étaient majoritaires sur p ¬q sans effet du type de conditionnel ni d’interaction mais avec un effet de l’âge significatif dû, comme dans les expériences 1 et 2, à l’occurrence de patterns de matching chez les jeunes participants. Les réponses « onpps » sur ¬p ¬q augmentaient avec l’âge pour les relations causales fortes et faibles, sans effet du conditionnel ni d’interaction. En revanche, les relations causales fortes, comme les conditionnels BB et NNR, bloquaient la construction du modèle ¬p q ainsi le pourcentage de réponses « onpps » sur les cas correspondants augmentait pour les relations causales faibles mais pas pour les relations causales fortes.
Tableau 9: Pourcentage de réponses « vrai » (i.e. V), « onpps » (i.e. O), et « faux » (i.e. F) pour chaque cas logique en fonction du grade et du type de relations causales (i.e., faible vs forte) dans l’Expérience 3.
Cas
p q ¬p ¬q ¬p q p ¬q
Grades Causal V O F V O F V O F V O F Faible 98 1 1 1 16 83 0 24 76 0 24 76 3
Forte 99 0 1 4 16 80 0 28 72 2 27 71
Faible 99 1 0 3 55 42 0 14 86 0 6 94 6
Forte 99 0 1 1 66 33 1 11 88 2 7 91
Faible 98 2 0 1 89 10 1 34 65 1 0 99 9
Forte 97 1 2 2 89 9 0 27 73 0 2 98
Faible 99 1 0 0 95 5 1 70 29 0 1 99 Adultes
Forte 98 0 2 0 94 6 2 33 65 1 1 98
Concernant les patterns de réponses, la force de la relation causale n’affectait pas les interprétations des participants qui n’étaient pas capables de mettre en œuvre le fleshing out. Les réponses conjonctives étaient majoritaires chez les plus jeunes et diminuaient progressivement avec l’âge pour les relations causales fortes et les relations causales faibles (Figure 7), sans effet du conditionnel ni d’interaction. En accord avec la prédiction selon laquelle les relations causales fortes bloqueraient la construction du modèle ¬p q, nous avons observé une prédominance des patterns biconditionnels défectifs pour ce type de relation causale alors que, pour les relations causales faibles, le développement se traduisait par le passage progressif à une interprétation biconditionnelle défective puis conditionnelle défective.
Figure 7 : Pourcentage de patterns de réponse catégorisés comme conjonctif, biconditionnel défectif, conditionnel défectif, matching et autres en fonction du grade pour les relations causales fortes et les relations causales faibles dans l’Expérience 3.
En conclusion, les trajectoires développementales observées dans cette troisième expérience sont les mêmes que celles observées dans les deux précédentes. L’évaluation de la valeur de vérité des conditionnels causaux se développe de manière identique à celle des conditionnels basiques, d’une interprétation conjonctive à biconditionnelle défective puis conditionnelle défective. De plus, comme les conditionnels basiques BB ou NNR, les relations causales fortes bloquent le fleshing out et la construction du modèle ¬p q, induisant une prédominance des patterns biconditionnels défectifs.
Les résultats de ces trois premières expériences ont montré que les interprétations biconditionnelles défectives sont dues à un échec d’initiation du fleshing out et non le résultat d’implicatures pragmatiques qui tendraient à considérer que ¬p ¬q, comme p q, ferait partie du modèle initial. La représentation du conditionnel serait alors une représentation à deux modèles où les cas p q et ¬p ¬q rendraient tous deux le conditionnel vrai. Rappelons que quasiment aucune réponse vraie sur ¬p ¬q n’a été retrouvée ni pour les conditionnels basiques BB ou NNR ni pour les relations causales fortes. Cependant, cela ne veut pas dire que les implicatures pragmatiques ne peuvent pas influencer la compréhension de certains conditionnels et que l’évaluation de tous les conditionnels suit le même développement. Dans la partie suivante, nous allons voir comment les implicatures pragmatiques influencent la compréhension de conditionnels exprimant une promesse et une menace.
1.3 Les promesses et les menaces (Expérience 4)
Notre théorie suppose que les états de choses du monde qui rendent le conditionnel vrai sont représentés explicitement dans la représentation initiale. Comme le montrent les trois études précédentes et les études développementales en général (Barrouillet & Lecas, 1998, 1999, 2002), dès 8 ans, les enfants sont capables de construire le modèle explicite p q pour les conditionnels basiques et causaux. Le développement se traduit par la capacité à compléter cette représentation initiale grâce au fleshing out. Ainsi, les capacités limitées des enfants contraignent le nombre de modèles qu’ils peuvent construire. Cette limite peut cependant être dépassée quand la représentation initiale constitue la représentation complète du conditionnel, ce qui semble être le cas des promesses (i.e., « si tu vas chercher le pain alors tu joues aux jeux vidéos) et des menaces (i.e., « si tu casses le vase alors je prends ton ballon »). En effet, Newstead et al. (1997), en utilisant une truth table task, ont montré que les promesses et les menaces entraînaient chez les adultes des interprétations d’équivalence. Ils considéraient que les cas p q et ¬p ¬q rendaient le conditionnel vrai et que les cas ¬p q et p ¬q le rendaient faux. D’après la théorie modifiée des modèles mentaux, les interprétations d’équivalence refléteraient la construction d’une représentation initiale composée de deux modèles explicites : p q et ¬p ¬q. Cette représentation ne comporterait pas de modèles implicites et constituerait donc une représentation complète de l’énoncé.