avantage des analogies entre la théorie des modèles mentaux et la théorie suppositionnelle, nous proposerons une approche qui intègre les processus heuristique-‐analytique dans la construction des modèles mentaux du conditionnel.
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rois théories du raisonnement conditionnelPendant plus d’un siècle, les théoriciens ont supposé que l’esprit humain était doté de règles formelles d’inférence permettant aux individus de faire des déductions basées sur des connecteurs propositionnels (Boole, 1854 ; Inhelder & Piaget, 1958; Rips, 1994). La théorie prédominante de ce courant théorique est la théorie de la logique mentale (). Selon cette approche, le système cognitif humain possèderait un répertoire logique naturel constitué d’un ensemble de schémas d’inférence. Ces derniers sont définis comme des procédures permettant d’inférer une conclusion à partir d’informations données. Quatorze schémas constitueraient le répertoire logique naturel (Braine et O’Brien, 1998). A la manière de la théorie des modèles mentaux ou de la théorie de la pensée hypothétique, Braine et O’Brien (1991) ont élaboré une théorie spécifique au raisonnement conditionnel. La théorie du Si est constituée de trois éléments principaux : (a) une entrée lexicale qui définit le sens du connecteur à l’aide de schémas d’inférence, (b) un programme de raisonnement qui permet l’utilisation de ces schémas dans le but de produire une conclusion et (c) un ensemble de principes pragmatiques expliquant comment le contenu et le contexte peuvent influencer la signification de l’énoncé.
De manière plus précise, la théorie suggère que le système cognitif décode les informations verbales pour construire une représentation sémantique propositionnelle. Cette étape de compréhension du langage constitue une analyse logique de l’énoncé et une première analyse sémantique intégrant les connaissances générales du sujet. C’est, par conséquent, lors de cette première étape que les facteurs pragmatiques peuvent influencer l’interprétation des énoncés. Les auteurs décrivent trois facteurs principaux. Le premier principe est nommé « plausibility strategy » et suppose que l’interprétation la plus plausible d’après les connaissances des sujets a le plus de chances d’être retenue. Le second est le « cooperative principle » (Grice, 1975, 1978), il propose que la personne qui émet le message est la plus informative et la plus pertinente. Enfin, le principe des « inférences invitées » (Geis & Zwicky, 1971) stipule qu’un énoncé conditionnel de forme « si p
alors q » invite les inférences « si non p alors non q » et « si q alors p ». De cette étape de compréhension du langage découle donc une représentation sémantique à laquelle sont appliqués les schémas d’inférence grâce au programme de raisonnement. Les deux schémas d’inférence qui définissent l’entrée lexicale du Si sont le modus ponens et le schéma de preuve conditionnelle.
Selon le modus ponens, quand un conditionnel et son antécédent sont considérés comme vrais, alors on peut affirmer que le conséquent est vrai. Le schéma de preuve conditionnelle permet, quant à lui, d’affirmer si p alors q si en supposant p on peut déduire q. Concernant le programme de raisonnement qui permet de mettre en œuvre les schémas d’inférence, il se décompose en deux parties : une partie routine et une partie stratégie (Braine, 1990 ; Braine et al., 1984). La partie routine correspond à une routine de raisonnement directe (« direct reasoning routine»). Elle fait appel à des habiletés primaires qui ont pour caractéristiques principales d’être universelles, de se manifester très précocement, d’être produites de manière automatique, quasiment sans erreurs, et dont l’application nécessite une simple compréhension du langage (Braine, 1990). La routine procède (1) en sélectionnant les schémas d’inférence qui correspondent à la représentation propositionnelle construite et (2) en appliquant tous les schémas qui peuvent l’être. Quand les routines de raisonnement ne permettent pas de fournir une solution au problème, des stratégies indirectes de raisonnement (« indirect reasoning strategies ») sont utilisées. Ces habiletés secondaires correspondent à des compétences académiques, transmises par apprentissage scolaire et relevant de connaissances métalogiques. L’utilisation de ces stratégies varie entre les individus.
Enfin, dans une dernière étape, le produit de ces habiletés de raisonnement appliqué aux représentations sémantiques est transformé en output langagier permettant ainsi la production de la conclusion.
Ainsi décrite, la théorie du Si semble décrire à la fois le raisonnement sur les possibilités et le raisonnement sur les valeurs de vérité. En effet, selon Braine et O’brien (1991, p. 183), les deux schémas d’inférence du Si ne remplissent pas la même fonction : « one is used to make dérivations from a statement containing the connective, and the other is used to derive statements with that connective ». Alors que le modus ponens permet de déduire le conséquent à partir d’un énoncé conditionnel et de son antécédent considérés comme vrai, le schéma de preuve conditionnelle permet d’inférer un énoncé conditionnel si en supposant p on peut conclure q. La fonction des deux schémas d’inférence semble faire écho à la distinction entre le raisonnement sur les possibilités et le raisonnement sur les valeurs de vérité. En effet, comme le raisonnement sur les possibilités consiste à évaluer des états du monde à partir d’un conditionnel donné pour vrai, il
ferait appel entre autres au modus ponens. A l’inverse, le schéma de preuve conditionnelle permettrait de juger de la valeur de vérité d’un énoncé à partir d’un état du monde (i.e., raisonnement sur les valeurs de vérité). Ce rapprochement semble être en accord avec Braine et O’Brien (1991, p.193) qui écrivent : « to evaluate whether a conditional is true given a state of affairs, one supposes that the antecedent is true in that states of affairs, and one tries to derive the consequent… If one succeeds in deriving the consequent, then one judge the conditional as true ».
La distinction entre le raisonnement sur les possibilités et raisonnement sur les valeurs de vérité se traduit donc, dans l’approche logiciste, par la nécessité de deux schémas d’inférence pour définir l’entrée lexicale du connecteur conditionnel. Cependant, même si cette théorie a l’avantage de rendre compte des deux formes de raisonnement, les résultats que nous avons obtenus vont à l’encontre de ses principales prédictions. En effet, comme la mise en œuvre des schémas repose sur une routine directe de raisonnement, ils devraient être appliqués sans difficulté l’un comme l’autre. Or, nous avons montré un décalage développemental d’environ trois ans quand les individus doivent évaluer la valeur de vérité du conditionnel. Ce décalage reflèterait la plus grande difficulté de cette forme de raisonnement comparée au raisonnement sur les possibilités. De plus, si les routines sont mises en œuvre de manière automatique alors la capacité à utiliser le modus ponens et le schéma de preuve conditionnelle devrait être une capacité précoce qui ne se développe pas avec l’âge contrairement à ce que nous avons montré dans les 10 expériences de ce travail. La question d’un éventuel développement dans l’approche logiciste est d’ailleurs tranchée par O’Brien, Diaz et Roazzi (1998) qui écrivent : « There is thus no reason to assert that children and adults have a qualitative different understanding of if. If is understood both by children and by adults in the way described by the schema for conditional proof, the schema for negation introduction, and modus ponens, as applied the direct reasoning routine ». Pour expliquer les interprétations conjonctives ou biconditionnelles, la théorie de Braine et O’Brien invoque l’intervention de principes pragmatiques ou de stratégies.
La théorie de la logique mentale a été vivement critiquée et progressivement abandonnée.
Cependant, elle offrait des perspectives intéressantes particulièrement dans sa volonté à rendre compte de la manière dont les individus raisonnent à la fois sur et à partir du conditionnel. La théorie des modèles mentaux et la théorie suppositionnelle, qui lui ont succédé, ont perdu cet avantage en ce centrant sur l’une des deux formes de raisonnement c’est-‐à-‐dire sur l’un des deux schémas d’inférence. En effet, il est intéressant de noter le parallèle entre le modus ponens et le modèle initial de la théorie des modèles mentaux d’une part et le schéma de preuve conditionnelle
et le Ramsey test de la théorie suppositionnelle d’autre part. Ces parallèles seront développés successivement.
Pour rappel, selon la théorie des modèles mentaux (Johnson-‐Laird & Byrne, 2002), la représentation initiale du conditionnel est composée de deux modèles. Le modèle explicite représente l’occurrence de l’antécédent et du conséquent. Le modèle implicite (i.e., les points de suspension) représente la possibilité où l’antécédent ne se produit pas. Par exemple, à partir de l’énoncé « si c’est un rond alors il est rouge », le modèle explicite représente la situation où le rond est rouge et le modèle implicite indique qu’il existe d’autres situations compatibles avec le conditionnel où la forme n’est pas un rond. Ainsi, une des informations véhiculée par cette représentation est que si la forme est un rond elle est forcément rouge. Cette information peut être traduite de la manière suivante, à partir de « si p alors q » s’il y a p alors il y a q. N’est-‐ce pas ce que dit le modus ponens de la théorie du Si ? De plus, en considérant que la représentation initiale du conditionnel est celle qui est spontanément construite par les sujets et que l’activité coûteuse du raisonnement est l’initiation du fleshing out, le processus qui sous-‐tend la construction de la représentation initiale pourrait correspondre à ce que Braine et O’Brien décrivent comme la partie routine du programme de raisonnement qui permet de mettre en œuvre le modus ponens.
S’il est possible de trouver un parallèle entre le modus ponens et la représentation initiale postulée par la théorie des modèles mentaux, le lien entre la théorie suppositionnelle et la théorie de la logique mentale est encore plus évident. Tout d’abord, il est particulièrement aisé de rapprocher le schéma de preuve conditionnelle du Ramsey test. En effet, le premier stipule que si p alors q peut être déduit si en supposant p on peut déduire q et, selon le Ramsey test, quand les sujets doivent évaluer un conditionnel, ils supposent p, l’ajoutent à leur stock de connaissance et évaluent q sur cette base. En d’autres termes, d’après le schéma de preuve conditionnelle, si q est dérivé à partir de p alors le conditionnel est vrai, à l’inverse, si ¬q est dérivé à partir de p alors le conditionnel est faux. De la même façon, pour le Ramsey test, s’il est fort probable que q se produise étant donné p, alors le conditionnel est considéré comme vrai et s’il est peu probable que q se produise étant donné p alors il est considéré comme faux. Mis à part ce rapprochement flagrant entre les éléments centraux de ces deux approches, la théorie suppositionnelle et la théorie de la logique mentale partagent aux moins deux points communs supplémentaires. D’une part, les représentations construites à partir de l’énoncé ne semblent pas être si différentes. En
effet, même si la représentation postulée par la logique mentale est une représentation sémantique, elle peut être rapprochée du modèle mental épistémique de la théorie suppositionnelle puisqu’elles sont toutes deux pragmatiquement indicées. De plus, la caractéristique propositionnelle de la représentation postulée par Braine et O’Brien ne pourrait-‐elle pas être rapprochée de l’idée de Evans et collaborateurs selon laquelle le modèle mental construit par les individus traduit une relation de croyance conditionnelle entre p et q ? Pour finir, les deux approches suggèrent l’existence de deux types de processus qui entrent en jeu dans l’activité de raisonnement : un processus automatique et un processus plus coûteux cognitivement. Le premier correspond respectivement aux processus heuristiques de la théorie suppositionnelle et à la partie routine dans l‘approche logiciste, le deuxième correspond quant à lui respectivement aux processus analytiques et à la partie stratégie.
Pour conclure, les deux théories qui ont succédé à la théorie de la logique mentale dans la littérature du raisonnement conditionnel se sont toujours décrites comme étant différentes de leur prédécesseur. Cependant, même si nous ne remettons pas en cause les différences invoquées, il existe des points communs entre elles. De plus, en se focalisant sur une des deux entrées lexicales du Si, les deux théories contemporaines du raisonnement se sont elles mêmes évertuées à se décrire comme adversaires, mais sont-‐elles si incompatibles que celà? En effet, comme nous allons le décrire dans la partie suivante, des trois théories majeures du raisonnement conditionnel peuvent se dégager des similitudes.
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rois conceptions pas si éloignéesComme chacune des deux approches contemporaines du raisonnement conditionnel peut être rapprochée de la théorie de la logique mentale, alors il semblerait que les trois théories n’aient pas une conception si éloignée du processus de raisonnement. En effet, elles semblent toutes trois décomposer le processus de raisonnement en trois étapes. La première étape consisterait en la construction d’une représentation de ce qui est énoncé. Lors de la deuxième étape, cette représentation serait analysée et enfin le résultat de cette analyse permettrait de produire une conclusion. Nous décrirons successivement ces trois étapes.