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Une théorie remettant en cause les principes traditionnels du droit international public

DURANT LES CONFLITS ARMÉS

L’ INGÉRENCE HUMANITAIRE : UNE CONCEPTUALISATION CRITIQUABLE DE LA PROTECTION DES PERSONNES EN DÉTRESSE

A. Une théorie remettant en cause les principes traditionnels du droit international public

À première vue, la théorie de l’ingérence ne pose qu’un problème d’ordre moral mais derrière ces positionnements éthiques, les défenseurs de l’ingérence humanitaire entendent apporter des bouleversements importants sur le plan politique et juridique. C’est à propos de ces changements juridiques, que les critiques vont être les plus acerbes dans la mesure où l’ingérence humanitaire entend remettre en cause l’action humanitaire traditionnelle (1) ainsi que le principe de non intervention, pilier de la société internationale (2).

1. Une remise en cause de l’action humanitaire traditionnelle

Jusqu’aux années quatre-vingts, la majeure partie de l’assistance humanitaire provenait du Comité international de la Croix-Rouge. Mais les acteurs – que l’on qualifie de traditionnels – de l’assistance humanitaire vont être bousculés par l’émergence d’une diversité de nouveaux

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acteurs, qu’il s’agisse des organisations intergouvernementales, notamment les agences des Nations unies, ou des organisations non gouvernementales. Cette diversité va traduire une évolution de l’action humanitaire dont ne pouvaient tenir compte ni les Conventions de Genève ni leurs Protocoles additionnels. D’ailleurs, ce mouvement des organisations non gouvernementales va prendre forme et jouer un rôle important sur l’échiquier international. Néanmoins, « très rapidement, ces ONG humanitaires, au premier rang desquelles Médecins sans frontières

(MSF), Médecins du monde (MDM) ou Aide médicale internationale (AMI), vont vouloir se démarquer par rapport à la discrétion d’organismes plus classiques, tel le CICR » 292. Pour ces nouveaux acteurs, l’information et la dénonciation devaient être des compléments nécessaires de l’aide matérielle, pour que l’opinion internationale, alertée, apporte son soutien, sur le modèle de ce qu’avaient pu produire comme effets les rapports d’Amnesty international.

Par ailleurs, créées sur la base du « sans-frontiérisme », ces organisations vont se donner pour mission d’apporter des secours aux populations en détresse et aux victimes de catastrophes de quelque nature que ce soit ou, pour reprendre l’expression de l’Assemblée générale, pour toutes « les situations d’urgence du même ordre » 293. Ainsi, « alors que,

traditionnellement, la question était de savoir si les États étaient en droit d’intervenir pour la protection des droits fondamentaux de leurs ressortissants menacés par un État étranger, l’accent a davantage été mis sur le droit des organisations humanitaires de venir en aide aux victimes de conflits ou de catastrophes » 294. L’ingérence humanitaire était ainsi présentée « comme un facteur destiné à reformer profondément le

droit des gens et à le mettre en adéquation avec les données nouvelles des relations internationales. Plus précisément, le droit d’ingérence viserait à assurer un respect effectif et universel des droits fondamentaux de la personne, car il puiserait ses racines dans l’idéologie des droits de l’homme » 295. En outre, «le fondement de

ce concept reste le droit à la vie, énoncé par l’article 3 de la Déclaration universelle des droits de l’homme, l’article 6 du Pacte des droits civils et politiques et l’article 12 du Pacte des droits économiques et sociaux. Il s’agit là d’un droit élémentaire, dont la reconnaissance devrait conduire les États à accepter des obligations et impliquer des possibilités de contrôle » 296.

292 BUIRETTE P.et LAGRANGE P., Le droit international humanitaire, 2e éd, Paris, La découverte, 2008, p. 72. 293 Cf. Résolution 43/131 de l’Assemblée générale des Nations unies du 8 décembre 1988 relative à l’assistance

humanitaire aux victimes des catastrophes naturelles et situations d’urgence du même ordre.

294 PELLET A., « Droit d’ingérence ou devoir d’assistance humanitaire », Problèmes politiques et sociaux, Paris, La

documentation française, 1995, p. 5. Voir à ce propos CORTEN O. ET KLEIN P., Droit d’ingérence ou obligation

de réaction non armée ? Les possibilités d’actions non armées visant à assurer le respect des droits de la personne face au principe de non-ingérence, Bruxelles, Bruylant, 1992, p. 150 ; MOURGEON J., « L’intervention internationale à

titre humanitaire », JDI, n° 3, 1994, p. 643-652.

295 CORTEN O.,KLEIN P., Droit d’ingérence ou obligation de réaction ? , Bruxelles, Bruylant, 1992, p. 1. 296 BUIRETTE P.et LAGRANGE P., Le droit international humanitaire, op. cit., p. 82.

Le droit d’ingérence viserait ainsi à s’immiscer dans les affaires de certains États afin d’assurer un respect effectif des droits de l’homme et un « droit de regard » de la société internationale sur la façon dont ils traitent leurs citoyens. Tout comme les acteurs humanitaires classiques, l’objectif de ces nouvelles ONG est de porter secours à des populations en détresse. Mais l’originalité de cette nouvelle génération d’acteurs humanitaires réside dans leur volonté d’intervenir même sans le consentement des autorités étatiques. Par cette prise de position, elles entendent clairement s’affranchir des règles traditionnelles du droit international et proposent une nouvelle éthique des relations internationales davantage axée sur les questions de droits de l’homme et de droit international humanitaire. Il semble toutefois que cette tentative de transposition de normes éthiques sur un plan juridique se révèle une entreprise risquée.

2. Une remise en cause du principe de non intervention

Survivance du traité de Westphalie de 1648, la souveraineté est un principe fondamental du droit international consacré dans la Charte des Nations unies 297. L’application qui a été faite de ce principe a conduit à des excès 298 dans la mesure où les États pouvaient disposer de leurs citoyens comme bon leur semblait, sans craindre la moindre réaction de la société internationale.

C’est en réaction à ces excès, fondés sur une conception exclusive de la souveraineté et du principe de non intervention, que le concept d’ingérence est apparu et s’est renforcé. L’admission de ce concept vise d’une part à remettre en cause les velléités des défenseurs de la souveraineté qui continuaient de sacrifier des milliers de vies humaines sur l’autel de la raison d’État et d’autre part, faire reconnaître un droit des victimes des catastrophes à être secourues. Bernard Kouchner affirmait à ce propos que « le droit d’ingérence se dessine au nom de l’indignation et

de la solidarité, un droit nouveau de l’assistance à personne en danger fondé sur une morale de l’extrême urgence » 299. Pour ce dernier en effet, « toute vie humaine justifierait les audaces, toutes les énergies et

297 Cf. article 2, paragraphe 1 de la Charte des Nations unies.

298 Voir les propos de Josef Goebbels au cours d’une séance de la Société des Nations : « Messieurs,

Charbonnier est Maître chez soi. Nous sommes un État souverain ; tout ce qu’a dit cet individu ne vous regarde pas. Nous faisons ce que nous voulons de nos socialistes et de nos juifs et nous n’avons à subir de contrôle ni de l’humanité, ni de la Société des Nations ». Cité par Bettati. M, Le droit d’ingérence, Mutation de l’ordre international, Paris, Odile Jacob, 1996, p. 17-20. Josef Goebbels est né en Allemagne le

2 octobre 1897. Il fut l’un des proches collaborateurs d’Adolf Hitler et joua un rôle très actif dans la mise en place de la dictature du régime nazi de 1933 à 1945. Ces propos furent tenus en pleine assemblée générale de la SDN alors même qu’un certain Bernheim, Juif de Haute Silésie, se plaignait des actes de barbaries perpétrés par le régime hitlérien.

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chaque violation du droit international » 300. Autrement dit, lorsqu’il s’agit d’une situation

d’« extrême urgence humanitaire », il convient d’aller au-delà du droit et des règles existantes. Le plus important étant de sauver des vies humaines. En effet, pour eux, « il est pour le moins

dommage que longtemps figé dans une conception monopolistique de la souveraineté, le droit international soit forgé sur un consensualisme radical qui interdisait aux gouvernements étrangers ou aux organisations

internationales d’intervenir sans le consentement d’un État fût-ce pour y sauver des vies humaines » 301. En

vertu du nécessaire respect des droits humains, rien ne devrait justifier ces entraves que les organisations humanitaires rencontrent dans l’exercice de leur mission, encore moins lorsque celles-ci proviennent des failles du système juridique international dont les normes sont pourtant censées protéger les individus et non constituer une soupape de sécurité pour les autorités étatiques. Au-delà, les défenseurs de l’ingérence humanitaire estiment que « la

solidarité entre tous les hommes étant reconnue comme un principe suprême, toute tragédie frappant une partie d’entre eux doit mobiliser la communauté internationale et s’il le faut, ignorer la souveraineté étatique, la

priorité étant la sauvegarde des vies humaines » 302. On comprendra dès lors que la terminologie ainsi

que la philosophie de l’ingérence ou de l’intervention humanitaire puissent déranger, qu’il s’agisse des États ou de la doctrine, car comme on le sait, la problématique de l’intervention est intrinsèquement liée au sacro-saint principe de souveraineté de l’État.

Au demeurant, nul ne peut disconvenir du fait que les théories défendues par les tenants de l’ingérence sont fort séduisantes. Nul n’oserait contredire en effet des principes si empreints d’humanisme et de générosité. Mais le problème des interventions à finalité humanitaire est beaucoup plus complexe que les ONG ne le conçoivent. Du reste, le Professeur Bettati, fervent défenseur de la cause des ONG, reconnaît que, « depuis la nuit des temps, la souveraineté

constitue l’obstacle central auquel se heurte l’élaboration et l’application du droit international », car

poursuit-il, « les règles inter-étatiques ne sont que la codification d’un ordre fondé sur le principe de base de la

souveraineté, tout comme le droit civil s’ordonne à partir du principe de l’autonomie de la volonté de

l’individu » 303. Ainsi, dans sa formulation, l’ingérence humanitaire paraît incompatible avec la

souveraineté des États, ce qui justifie le sort peu enviable qu’elle a connu. Mais ce sera surtout sa parenté avec l’intervention d’humanité qui confortera davantage la doctrine qui leur est hostile.

300 KOUCHNER B., Le malheur des autres, Paris, éditions Odile Jacob, 1999, p. 109-121. 301 BETTATI M., « Un droit d’ingérence ? », op. cit., p. 640.

302 MOREAU DEFARGES P., Droit d’ingérence dans le monde post-2001, Paris, Presses de Sciences-Po, 2005, p. 112. 303 BETTATI M., Le droit d’ingérence, mutation de l’ordre international, Paris, Odile Jacob, 1996, p. 9.

B. Des analogies avec la théorie contestée de l’intervention d’humanité

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