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Des pratiques humanitaires récusées

DURANT LES CONFLITS ARMÉS

L’ INGÉRENCE HUMANITAIRE : UNE CONCEPTUALISATION CRITIQUABLE DE LA PROTECTION DES PERSONNES EN DÉTRESSE

B. Des analogies avec la théorie contestée de l’intervention d’humanité À l’heure où le débat sur la protection des personnes en situation de détresse a resurgi sous

2. Des pratiques humanitaires récusées

Si la nuance sémantique est mince entre l’intervention d’humanité et l’ingérence humanitaire, il existe deux points sur lesquels la doctrine majoritaire s’accorde. Ainsi d’une part, les auteurs sont unanimes sur les dérives que peuvent occasionner ces pratiques si elles venaient à se généraliser (a). D’autre part, la question de l’intervention humanitaire renvoie inéluctablement au dilemme entre la légalité et la légitimité de certaines actions en droit international (b).

a. Des pratiques pouvant conduire à des dérives

Dans son célèbre article, Rougier posait déjà une interrogation à la fois opportune et légitime dont la teneur est la suivante « à quels résultats pratiques aboutirent ces essais d’application de

334 MERLE M., « L’ingérence et le droit international », Défense, Paris, n° 61, UA/HEDN, 1993, p. 33-36

(extraits) cité par PELLETA.,« Droit d’ingérence ou devoir d’assistance humanitaire ? », Problèmes politiques et

sociaux, La documentation française, 1996, p. 123.

la théorie qui nous occupe ? » et l’auteur de répondre dans une démarche empreinte de scepticisme

qu’« il faut convenir que, en dehors des cas relatifs à la question d’Orient, ces résultats furent médiocres » 336. En fait, comme l’explicite si bien l’auteur, « le problème qui se pose est que dès l’instant que les puissances intervenantes sont juges de l’opportunité de leur action, elles estimeront cette opportunité au point de vue subjectif de leurs intérêts du moment. Ainsi, entre plusieurs actes inhumains dont elles se trouvent spectatrices, elles réprimeront de préférence celui qui par quelque endroit leur est préjudiciable » 337.

Ces inquiétudes formulées au début du siècle dernier gardent toute leur pertinence de nos jours, car il a été constaté que des interventions, outre leur motivation humanitaire ont souvent également servi de prétexte à la politique de la canonnière des États européens pour étendre leurs empires coloniaux ou leurs intérêts commerciaux. Dans la doctrine contemporaine, le professeur Linos-Alexandre Sicilianos, en portant une analyse sur la pratique étatique de l’intervention d’humanité armée, révèle que :

les interventions armées provoquent généralement la méfiance voire la condamnation même lorsqu’elles constituent une réaction face à des violations notoires et à grande échelle des droits de l’homme. La suspicion d’une ingérence intéressée allant bien au-delà de l’objectif affiché par l’État intervenant entraîne souvent une sorte de repli de la part des autres États qui n’hésitent pas à passer sous silence certains, parmi les crimes les plus atroces, afin de ne pas donner l’impression de tolérer ou d’excuser, ne serait ce que du bout des lèvres, le recours à la force. 338

De même, Marie-Christine Delpal affirme que :

sans être illicite, cette pratique est entachée d’une grande ambiguïté […] on constate en effet que l’intervention est motivée par une foule de raisons qui n’ont que peu de rapport avec l’humanitaire seul, […] les interventions d’humanité, sous leur aspect humanitaire, sont et ont été trop controversées pour constituer des pratiques courantes acceptées comme étant du droit. 339

Du côté de la jurisprudence, la CIJ, dans son arrêt rendu en 1949 dans l’Affaire du détroit de

Corfou opposant le Royaume-Uni et l’Albanie, a fustigé le comportement de la marine

britannique qui, après la perte de deux navires de guerre ayant sauté sur des mines dans des eaux préalablement déminées pour les débarrasser des restes de la Seconde Guerre mondiale, avait unilatéralement procédé à un déminage, pour saisir des pièces à conviction en vue de demander à l’Albanie la réparation des préjudices subis. Pour la CIJ en effet :

le prétendu droit d’intervention ne peut être envisagé que comme la manifestation d’une politique de force, politique qui, dans le passé, a donné lieu aux abus les plus graves et qui ne

336 ROUGIER A.,op. cit., p. 477. 337 Idem, p. 525.

338 SICILIANOS L.-A.,Les réactions décentralisées à l’illicite. Des contre-mesures à la légitime défense, 1990, Paris, LGDJ,

p. 466-485.

339 DELPAL M.-C.,Politique extérieure et diplomatie morale, le droit d’ingérence humanitaire en question, Paris, fondation

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saurait, quelles que soient les déficiences présentes de l’organisation internationale, trouver aucune place dans le droit international. 340

En fait, nul ne dénie la philosophie altruiste de ces deux concepts, mais ce que l’on craint c’est la généralisation de telles pratiques qui peuvent occasionner des abus et une insécurité juridique. D’ailleurs, il faut insister sur l’extrême réticence dont font preuve les États à accepter ce droit de manière très large et ce en dépit des critiques parfois adressées au régime établi par la Charte des Nations unies.

Ici aussi, c’est la crainte des abus révélés par l’histoire qui motive le rejet de doctrines qui restent associées, à l’instar de la légitime défense préventive, à une forme d’unilatéralisme et donc de politique de puissance. Ces États méfiants en question, ce sont surtout les États du tiers monde qui ont vu en ce nouveau concept, un avatar de la politique des États puissants dont ils ont déjà été et continuent d’être des victimes. 341

Emmanuel Bayo distingue deux critiques fondamentales qui peuvent être adressées à l’égard des pratiques consécutives aux théories de l’intervention d’humanité et de l’ingérence humanitaire. D’une part, contrairement à ce que l’on tente de faire croire, soutient-il « la place

de l’humanitaire comme motivation principale de l’intervention des États gagnerait à être relativisée ». En

effet, « l’humanitaire n’influerait véritablement sur la volonté d’action d’un État que dans une mesure très

variable d’un cas à un autre mais également, il apparaîtrait que cette seule motivation est dans tous les cas de figure insuffisante pour justifier à elle seule une intervention » 342. D’autre part, la critique porte sur la pratique humanitaire qualifiée par ce dernier de « politique minimale curative, très éloignée de l’objectif

de prévention affiché en théorie », « ses conséquences et ses liens jugés ambigus avec le domaine militaire » 343. Le professeur Olivier Corten indique quant à lui, que :

le droit d’ingérence n’a rien d’un concept novateur ; il ne représente qu’un nouvel emballage d’un produit qu’on espérait périmer. Qu’on l’appelle « guerre juste », « intervention d’humanité », ou « droit d’ingérence », le recours à la force d’un État puissant contre un faible masque mal une simple politique de la canonnière » 344. Ni convention, ni pratiques reconnues comme coutumières

340 CIJ, Affaire du détroit de Corfou, recueil, 1949, p. 35.

341 Déclaration du sommet du Groupe des 77 réunis à La Havane, 10-14 avril 2000 : « Nous rejetons le

soi-disant « droit » d’intervention humanitaire, qui n’a aucun fondement juridique dans la Charte des Nations unies et dans les principes généraux du droit international […] Nous confirmons que l’assistance humanitaire doit être entreprise dans le strict respect de la souveraineté, de l’intégrité territoriale et de l’indépendance politique des États concernés et qu’elle ne peut être déclenchée qu’en réponse à une demande et qu’avec l’approbation des États concernés ».

342 BAYO E., op. cit., p. 240. 343 Ibidem.

344 CORTEN O., A la recherche du nouvel ordre mondial I –le droit international à l’épreuve, Ed. Complexe, Bruxelles,

ne consacrent la licéité de l’intervention d’humanité345 [...] ses assises juridiques sont à rechercher

du côté d’une partie de la doctrine et d’une décision arbitrale. 346

Par ailleurs, il est banal de relever que les pires violations des droits de la personne humaine ont laissé ceux qui s’en prétendaient les défenseurs sans aucune réaction. Il suffira à cet égard de rappeler la passivité des États Occidentaux lors de la perpétration du génocide dont a été victime le peuple Cambodgien et leur condamnation sans réserve de l’action vietnamienne de 1979 347. Pire, « on a pu par la suite constater un soutien de plusieurs pays occidentaux à une coalition dirigée

notamment par Pol Pot. On a aussi cité l’exemple du massacre, en 1965, de près de 300000 personnes d’origine chinoise en Indonésie, qui n’a nullement donné lieu à l’organisation d’une intervention

d’humanité » 348. Au final, on se rend compte « que le télescopage dans le temps des deux notions, leurs

définitions théoriques imprécises et instables, leurs fragiles ou inexistantes assises juridiques ont rendu leur comparaison difficile, mais ne démontrent pas la substitution complète et définitive (ni en théorie, ni en pratique) du « droit d’ingérence à l’intervention d’humanité ». Mais cela démontre plutôt la persistance relative de cette dernière » 349.

Autrement dit sur de nombreux points, l’ingérence humanitaire marque le retour effectif de l’intervention d’humanité. En effet, il existe un degré de confusion entre ces deux notions tenant à leur prétention commune de répondre à une urgence humanitaire et de défendre les droits fondamentaux de la personne humaine, mais aussi de constituer des exceptions licites au principe de non-intervention en affirmant une prédominance des droits de l’homme sur la souveraineté des États. En dépit de cette philosophie humaniste prônée, ces deux notions ont conduit à des dérives et des échecs ont été constatés dans leur mise en œuvre.

b. Une légitimité reconnue mais une légalité discutée

Au-delà de la problématique de mise en œuvre de l’ingérence humanitaire, la question de sa légitimité et/ou la légalité fait l’objet d’âpres débats et au sein de la doctrine, aucune position ferme ne se dégage. « La question éthique met en exergue des considérations diverses. On peut parfaitement

estimer une action illicite et comprendre pourquoi la règle de droit s’y oppose, mais estimer que cette action est

345 BAYO E., op, cit, p. 107.

346 Voir Rapport arbitral de Max Huber en 1924 dans l’affaire Espagne/Grande Bretagne clairement en faveur

de l’intervention pour la défense des nationaux.

347 Plusieurs États ont refusé de prendre en compte le génocide perpétré par les Khmers rouges lors de

l’examen à l’ONU de la question de l’invasion vietnamienne du Kampuchéa. Cet État avait au moment des faits ratifié la convention interdisant le génocide, le Pacte de New York protégeant les droits civils et politiques qui, tous deux consacrent au moins le droit à la vie.

348 CORTEN O., KLEIN P., op, cit, p. 150. 349 BAYO E.,op. cit., p. 510.

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moralement légitime » 350. Ainsi, pour une part de la doctrine, même si dans certains cas

l’intervention semble légitime, elle n’en est pas moins illégale. Ces auteurs se fondent sur une lecture stricte de la Charte des Nations unies, notamment l’article 2 paragraphe 4 qui interdit aux membres de « recourir à la menace ou à l’emploi de la force » dans leurs relations réciproques.

Pour d’autres, l’intervention n’est pas concernée par l’article 2 paragraphe 4, car elle n’est pas dirigée « contre l’intégrité territoriale ou l’indépendance politique de l’État concerné » ou encore l’intervention n’est pas condamnable dans la mesure où elle se justifie par un impératif moral. D’autres également se sont interrogés sur la question de savoir si les interventions à finalité humanitaire ne pouvaient pas constituer une exception licite au principe de non intervention ? Autrement dit, n’y a-t-il pas des hypothèses où il faut envisager de se placer au- delà du droit ? « Là réside l’essence même du devoir d’ingérence et d’une certaine manière, de la philosophie

irriguant tout le droit international humanitaire : c’est une interpellation et une injonction morale qui visent soi et les autres : il faut faire quelque chose ; on ne peut rester sans réagir […] » 351.

En effet, face à la force du principe de souveraineté qui constitue l’un des principes les mieux défendus du droit international, on ne saurait oublier la rhétorique traditionnelle du droit naturel qui repose sur le postulat selon lequel tous les hommes sont des semblables et tous sont responsables les uns des autres. On se souvient que Saint Augustin affirmait « un

souverain a le droit d’intervenir dans les affaires intérieures d’un autre lorsque ce dernier maltraite ses sujets »

sans oublier les théories de Vattel et Grotius précitées. L’éviction du droit naturel au profit du droit positif n’a pas empêché la résurgence de cette prise en compte de l’homme au sein de la société internationale dont l’ingérence humanitaire en est la manifestation contemporaine. Toutefois, le problème majeur qui se pose est la conciliation des impératifs moraux avec les exigences de la charte qui constitue l’édifice sur lequel est bâti le droit international. Les exigences de la charte, les risques d’abus et les ambiguïtés conceptuelles de l’ingérence humanitaire sont autant de questions qui suscitent de la méfiance autour de ce concept dont il faudrait se l’avouer les intentions sont louables. Pourtant, « passer de l’éthique au droit, c’est en

premier lieu passer du domaine du souhaitable à celui du possible. C’est aussi transcrire des préceptes moraux

en termes juridiques et cette tâche n’est nullement aisée » 352.

En fait, l’idée d’ingérence supposerait une sorte d’obligation morale, mais dont la portée juridique demeure incertaine, car il n’y a pas en droit international, de droit encore moins de

350 CORTEN O., « Un renouveau du « droit d’intervention humanitaire » ? Vrais problèmes, fausse solution »,

RTDH, 2000, p. 704.

351 BUIRETTE P.,LAGRANGE P., Droit international humanitaire, op. cit., p. 101. 352 GUILLAUME G., « Inventaire du droit positif », Revue des deux mondes, p. 102.

devoir d’ingérence fût-elle humanitaire. « Bien que ce droit promette de métamorphoser les États et les

sociétés et de les rendre meilleurs et plus responsables, il se heurte dans les faits aux ambiguïtés du réel » 353. Fort de ce qui précède, l’on est tenté d’affirmer à la suite de François Bujon de l’Estang que :

poussée par la griserie médiatique et l’exploitation politique, la générosité a fait de l’ingérence humanitaire une mode. Comme toutes les modes, elle passera et le reflux déjà s’annonce. Il restera le droit d’assistance, durci à l’épreuve des faits et l’action humanitaire […] parvenue à maturité. 354

Ainsi, la théorie de l’ingérence humanitaire en dépit des motivations légitimes qui l’animent reste fortement controversée en droit international. Pour autant, seule l’analyse de ses fondements juridiques permettra de répondre à la question de sa licéité en droit international et cet examen se fera à l’aune de divers dispositifs juridiques qui s’y réfèrent implicitement ou explicitement.

§ 2. U

N APPORT NORMATIF DISCUTABLE

Longtemps restée l’apanage des ONG humanitaires, la doctrine de l’ingérence humanitaire va prendre une dimension internationale dans les années quatre-vingts et quatre-vingt-dix. En effet, la question du Biafra n’a pas seulement posé un problème de conscience morale à la société internationale, elle posait également des problèmes juridiques pour lesquels les Conventions de Genève montraient leurs limites. Se posait principalement la question de savoir comment garantir l’accès aux victimes des catastrophes de toutes natures sans remettre en cause fondamentalement l’ordre international ? La question était hautement sensible et d’une importance capitale pour que les Nations unies ne décident pas d’intervenir dans la sphère humanitaire. C’est ainsi que depuis les années 1980 à l’Assemblée générale des Nations unies et depuis les années 1990 au Conseil de sécurité, certaines résolutions ont été adoptées au cas par cas dans des crises humanitaires particulières. Ces différentes résolutions visent tantôt à compléter ou préciser des principes de droit international humanitaire, tantôt à obtenir le respect de certaines de ses dispositions notamment le respect d’un droit d’accès aux victimes des catastrophes humanitaires. Adopté dans le cadre de l’ingérence humanitaire, cet ensemble forme aujourd’hui, le droit de New York, complémentaire au droit de Genève. Il conviendrait alors de mettre en exergue le contenu de ces résolutions (A) et de relever leur portée réelle sur le régime juridique de la protection des personnes durant les catastrophes (B).

353 MOREAU DEFARGES P., op. cit., p. 49.

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A. Le contenu des résolutions des Nations unies consacrant le droit

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