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CHAPITRE I ETAT DE L’ART ET PROBLEMATISATION

I.3.2 La théorie de la rationalité axiologique

La signification des valeurs n’est pas immédiate et les valeurs ne sont pas non plus directement visibles. Elles sont de l’ordre de l’implicite, les individus ont du mal à en parler (Rezsohazy, p. 41). Différents supports permettent de les appréhender. Il s’agit, entre autres, du verbal (paroles, discours, mots, etc.) ou de l’écrit (phrases, livres, dessin, etc.), des gestes, des comportements, des objets symboliques ou non, etc. Ces supports peuvent s’observer directement.

La sociologie s’est très peu intéressée à la question des valeurs notamment leur appréhension sur le terrain, remettant ainsi en question l’existence d’une « sociologie des valeurs » (Heinich, 2006/2, p. 288). En effet, il y a très peu d’études empiriques sur les valeurs or l’empirie est l’outil méthodologique de la sociologie, ce qui en fait une discipline à part entière distincte des autres, notamment de la philosophie qui a, elle, traité de la question des valeurs mais sur un plan théorique. D’autre part, quand les valeurs ont fait l’objet d’étude, soit il ne s’agit pas de [description analytique de ce qu’elles sont pour les acteurs] (Ibid, p. 304- 305), soit il s’agit d’enquêtes statistiques – c’est le cas de l’enquête Valeurs (Bréchon et Tchernia, 2009) – qui peuvent s’apparenter aux sondages d’opinion (Heinich, 2006/2, p. 305) ou les réponses sont superficielles, décontextualisées et, en outre, les valeurs proposées par le questionnaire ne correspondent pas toujours à celles des enquêtés et donc s’éloignent de leur expérience. Il ne faut pas oublier non plus que les valeurs ne sont pas toujours conscientisés par les individus or le questionnaire ne permet pas d’accéder à une autre dimension que celle de la conscience et il y a une confusion entre des instances incarnant des valeurs (comme la famille, l’école, le travail) et les valeurs qu’elles soutiennent (entraide, respect, vaillance).

Notre enquête a pour objectif d’apporter un plus à ce niveau là puisqu’il s’agit d’une recherche empirique sur les valeurs accordant une attention particulière à leur vrai sens.

Quand on aborde la question des valeurs, le monde de la recherche se divise en deux : d’un côté des chercheurs qui prônent l’objectivité et d’un autre, ceux qui pensent qu’on ne peut pas se passer de subjectivisme pour ce qui est de l’étude des valeurs. Pour Boudon (1999), il y a deux manières aujourd’hui en sociologie d’aborder les valeurs : en les considérant comme étant issues d’une rationalité et comme relevant de processus irrationnels c’est-à-dire comme le produit de la socialisation ou d’une dimension affective. Boudon (1999) adhère à la première manière et quand il fait allusion aux valeurs, ce n’est pas à leur étude empirique mais pour développer sa théorie de la rationalité qui rejette la pluralité des valeurs (Boudon, 1999, p. 300). Il y a un respect absolu des valeurs, qui peut prendre différentes formes et intensités et elles sont perçues par les individus [(…) comme des impératifs fortement investis, chargés d’affects] (Ibid), ce qui est mis de côté par la distinction entre rationalité et irrationalité. Il convient d’être particulièrement vigilant à la dimension subjective qui est très présent dans l’étude des valeurs. Notre enquête ne nie pas la part de subjectivité mais un effort sera fait afin qu’elle ne perturbe pas l’analyse des résultats de la recherche bien que nous ayons conscience que l’objectivité totale soit un idéal à atteindre.

Pour analyser les valeurs, Nathalie Heinich (2006/2) revendique [une sociologie analyco- descriptive] (Heinich, 2006/2). Elle s’intéresse uniquement aux discours et sépare dans ces derniers ce qui relève du jugement de fait et du jugement de valeur (Ibid, p. 302). Ce qui ressort, selon elle, des discours, ce sont des jugements et l’analyse revient à repérer ce qui renvoie à de l’objectif et ce qui est du subjectif (Ibid). Cependant, pour elle, les valeurs sont toujours de l’ordre du subjectif, ce qui ne veut pas dire pour autant qu’elles ne soient pas collectivement partagées (Ibid). Il a des valeurs objectives/subjectives et des valeurs individuelles/collectives (Ibid, p. 303), ce sont deux modes de distinction différents. D’autre part, elle considère que la méthode compréhensive, à travers la réalisation d’entretiens – et non pas forcément des observations - est plus à même d’analyser les valeurs, de rendre compte du sens que ces dernières ont pour les enquêtés, les éléments contextuels de leur sollicitation, la cohérence ou au contraire la non cohérence de la configuration de valeurs (Ibid, p. 310). Il faut donner la parole aux individus, les laisser s’exprimer, s’intéresser à leurs discours sur les valeurs ainsi qu’à leurs justifications. En outre, même s’il n’y a pas une infinité de valeurs, il y en a toutefois un certain nombre, ce qui empêche de construire une science propre aux valeurs mais chaque discipline des sciences humaines et sociales les aborde en lien avec ses outils théoriques et méthodologiques.

Les sciences humaines et sociales sont dominées par le culturalisme et le relativisme, deux écueils qu’il faut éviter. En effet, deux façons d’expliquer les valeurs sont omniprésentes : d’une part, la rationalité instrumentale, les individus adhèrent à une valeur parce qu’ils ont un intérêt à le faire ou alors les valeurs peuvent résulter de différents processus comme l’inculcation à travers la socialisation, d’autre part, le conformisme qui renvoie au culturalisme ou encore un attachement affectif voire une explication liée à la nature (Boudon, 1999, p. 162, 206, 207). Ce qui a pour conséquences [(…) de gommer la distinction entre

normes et valeurs et de réduire les secondes aux premières.] (Ibid, p171). Pour Boudon (1999), seule la théorie rationaliste peut expliquer les valeurs qui sont le produit de raisons fortes, notamment cognitivistes davantage qu’instrumentales. Par conséquent, [Il y a des vérités axiologiques exactement au sens où il y a des vérités médicales par exemple.] (Ibid, p. 246). L’individu adhère à une valeur parce qu’il a des raisons fortes de le faire (Ibid, p. 54) et ces raisons sont telles qu’il n’y a pas de raison aussi forte permettant son contraire. Ces raisons fortes – peu importe leur validité - sont admises par le plus grand nombre, elles font consensus (Ibid, p. 65) car elles sont [objectives] (Ibid), essentielles et ne peuvent pas être renversées (Ibid, p78). Boudon (1999) se range du côté de Max Weber quand celui-ci soutient que la rationalité est [une donnée anthropologique universelle] (Ibid). Les raisons fortes ne sont pas fixes mais changeantes en fonction de la temporalité et de la spatialité mais aussi mouvantes en fonction de la société. Des raisons qui ont pu être fortes à tel moment peuvent devenir faibles à un autre et elles sont aussi liées à un contexte, une situation. Les raisons fortes ne sont pas non plus infaillibles, elles peuvent être fondées sur des raisons qui ne soient pas aussi fortes qu’elles n’y paraissent (Ibid, p. 66). La théorie de la rationalité fait de l’individu un [maximisateur] (Ibid, p. 132) de raisons c’est-à-dire qu’il va chercher la raison la plus forte et la maximisation est une des caractéristique du paysan (Grignon et Passeron, 1989). Ces raisons fortes s’appliquent pour expliquer des comportements mais aussi des visions du monde. Les raisons fortes donnent du sens aux valeurs.

Cependant Weber (in Boudon, 1999) a montré que l’individu n’agit pas toujours sous une certaine rationalité, en lien à des raisons fortes, mais la tradition et l’attachement affectif peuvent également expliquer certains comportements. Or, il souligne également que les conduites traditionnelles et les actions affectives n’ont qu’un pouvoir explicatif limité (Boudon, 1999, p. 142-143). En outre, la tendance dans les sciences humaines et sociales et dans la société dans son ensemble est de réduire la rationalité à la rationalité instrumentale. Or la rationalité n’est pas toujours instrumentale, au contraire, la rationalité axiologique ou cognitive (Ibid, p. 144) permet tout autant d’expliquer les comportements et les représentations des individus notamment leur adhésion aux valeurs ; les deux formes étant distinctes et complémentaires (Ibid, p. 147). En effet, pour Weber et Boudon (1999, p. 149), l’individu croit au bien fondé d’une valeur en référence à des raisons fortes de type cognitiviste et instrumental. Mais les valeurs ne peuvent être expliquées par les seuls intérêts et encore moins par des intérêts de classe (Ibid, p. 164, 165).

Il existe des valeurs universelles sur le plan théorique, qui ne peuvent pas être renversées, ce qui n’assure pas pour autant leur application sur le plan concret, au niveau pratique (Ibid, p. 199). Par conséquent, les valeurs que nous avons identifiées comme étant propres aux paysans et représentant les valeurs fondamentales de ce groupe peuvent ne pas se retrouver aujourd’hui sur le plan pragmatique.

A l’image de Boudon (1999), nous avons décidé d’opter pour la théorie de la rationalité axiologique pour étudier les valeurs chez les agriculteurs, avec une nuance, nous considérons que l’attachement à la tradition et l’attachement affectif - qui pourraient expliquer l’adoption à telle valeur - représentent des raisons fortes.