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2.1.4 « A l’époque…», « une fois » : le partage d’instants de vie

CHAPITRE II METHOLOGIE

II. 2.1.4 « A l’époque…», « une fois » : le partage d’instants de vie

« A l’époque, t’avais les petits vieux…moi je me rappelle, y’en avait un là chez nous, son fils, il était exploitant et lui, il était à la retraire depuis…il plantait, quand il plantait des greffons et bé le vieux, il y allait même en plein été avec le…il se promène dans la vigne, ça lui faisait plaisir parce que ça le sortait un peu, avec un petit piquet, il travaillait les plants, il travaillait les greffes » (Marius, entretien n°51).

Dans les réponses aux questions, les enquêtés ont tenu à évoquer des instants de vie. Il est vrai que j’ai essayé de faire en sorte qu’il en soit ainsi à travers les thèmes d’échange choisis mais je fais ici allusion à des moments de vie abordés spontanément, qui ne sont pas toujours spécifiques au thème énoncé et qui montrent que l’enquêté a oublié qu’il était en situation d’entretien. En effet, un instant de vie propre à un thème est pour moi de leur demander, par exemple, où ils sont partis en vacances ces dix dernières années et qu’ils racontent un souvenir de vacances. Je considère que là, c’est un peu moi qui les conduis à se rappeler d’un moment vécu. C’est également le cas quand je veux savoir comment ils organisent leur emploi du temps ou ce qu’ils faisaient avant de s’installer en tant qu’agriculteurs. En outre, comme je l’ai déjà précisé, les thèmes d’échange font référence à différentes temporalités : la vie au travail, la vie en dehors du travail, aujourd’hui, hier, demain et il arrive qu’il y ait un entrecroisement des temporalités dans les propos des enquêtés, comme c’est le cas dans l’extrait suivant :

« Bé…[bref silence] j’ai…j’ai acheté…à peu près tout, on aura plus de sous eh, on aura…je sais pas comment on paiera le…on a installé le chauffage au gaz, moi j’ai tronçonné pendant…pendant trente ans de ma vie et puis quand on a pu, on a eu des aides…de l’amélioration de l’habitat là, on a installé le chauffage au gaz et ça nous coûte à peu près 3 000 €uros parce qu’on a tout, l’eau chaude et tout ça, la cuisinière, le chauffage, ça nous coûte 3 000 €uros par an et on va avoir 1 000 €uros par mois donc…je me demande même comment on va faire pour payer le chauffage [petit rire] donc l’avenir je le sens un peu sombre, on le voit [bref silence] on le voit…j’ai un…j’ai fait des provisions ; des provisions de linge, des provisions de couverture, des provisions de… C’est ridicule de dire tout ça mais c’est vrai, des provisions de livres, des provisions de disques et puis…j’ai un métier à tisser [soupir] c’est idiot eh » (Maya, entretien n°34, plus de soixante ans, éleveuse).

Je demandais à cette enquêtée comment elle envisageait son futur. On voit qu’elle commence, comme le suggère la question, à parler au futur, puis elle emploie le temps du passé pour terminer par le présent.

Les thèmes d’échange renvoient implicitement ou explicitement à des tranches de vie plus ou moins personnelles : leur vie avant l’installation s’ils ont exercé un autre métier qu’agriculteur, l’adolescence avec les études voire l’enfance notamment quand l’enquêtrice cherche à savoir s’ils ont toujours voulu exercer ce métier, la relation qu’ils avaient avec leur père (qui la plupart du temps est ou a été agriculteur) ou celle qu’ils entretiennent avec leurs enfants ou même avec leurs amis du milieu ou extérieur à celui-ci, les rapports de couple :

« Parce que là oui, on s’entraînait nous, on travaillait on va dire de 9h00 à 11h00 et de 5h00 à 7h00119, voilà. Quatre jours par semaine, le jour de repos au milieu et le week-end, y’avait un jour de match, un jour de récup, ou on allait à la piscine le matin, ya pire. Après vous avez rien à faire eh, à part sortir, aller dans des bars, aller au restaurant, faire des soirées, enfin…c’est…c’est la belle vie pendant sept ans » (Bertrand, entretien n°48, entre trente-cinq

et quarante ans, arboriculteur et maraîcher. Cet enquêté était joueur de rugby professionnel avant de s’installer agriculteur).

Partir du postulat théorique que les enquêtés sont des acteurs implique [(…) de reconnaître que tout – chaque personne, chaque groupe, chaque action, chaque évènement – a une histoire. Rien n’apparaît juste comme ça, de façon si mystérieuse que nous n’ayons pas à nous en préoccuper.] (Becker, 2006, p. 16). C’est en inscrivant les personnes, les évènements, les actions dans une histoire et en cherchant à retracer celle-ci que nous pouvons les comprendre. De plus, tout est lié voire interdépendant ; une personne est forcément inscrite dans un réseau de relations, par conséquent, [(…) vous ne pouvez éviter de reconnaître que les évènements sont transactionnels ou interactionnels, que vous comprenez ce qu’une personne fait en connaissant le réseau d’interactions dans lequel elle opère et ce que les autres personnes font et comment cela conditionne et est conditionné par ce que la première fait.] (Ibid). D’où une fois de plus l’importance des instants de vie qui souvent renvoient à des membres de leur famille ou de leur entourage.

Les thèmes d’échange ont également été transversaux - « moi tu vois du coq, je passe à l’âne

[petit rire de l’enquêtrice] et ton truc, il avance pas (…) » (André, entretien n°29) - c’est-à-

dire qu’en répondant à un thème d’échange120

, les enquêtés anticipaient souvent sur le prochain comme par exemple quand ils évoquent la transmission de l’exploitation, ils parlent de leur vie avant l’installation et du parcours de leurs ascendants (parents et/ou grands- parents) :

« (…) ma grand-mère était bretonne, elle était partie comme tous les Bretons au début du siècle, elle était partie comme ouvrière agricole dans l’Oise, tous les Bretons, ils allaient faire les saisons dans l’Oise et…et donc mon père est né comme ça. Et ma mère elle, elle était…elle est née dans une…toute petite exploitation dans les Hautes-Pyrénées et quand ils ont pu avoir un tout petit bout de terre, ils sont arrivés à un maximum de quatre hectares et…et quelques vaches mais ils ont vécu…dans ces pays là, les gens ont vraiment vécu de la misère eh ; comme en Bretagne quoi. Mais beaucoup de ces gens qui sont venus vivre en ville, après c’était des gens qui ont été poussés [en insistant sur le verbe « pousser »] par la misère des campagnes eh. (…) Ah oui, oui, oui, ma mère, elle est partie des Hautes-Pyrénées mais c’est intéressant tout ça quand même. Elle est partie, comme tous les gens de son village, y’en avait qui partaient vers l’Argentine, y’en avait qui partaient, y’avait toute une immigration de ces populations des Pyrénées…vers l’Argentine, vers l’Uruguay et tout ça et puis, y’avait une autre partie, eux ils avaient trouvé une filière, dans son village, ils allaient dans les pompes funèbres, à Paris, dans…rue de Flandre et puis c’était une filière et tous les gens de ce village, ils partaient…là et puis les femmes partaient comme bonnes chez les riches. Et…et donc elle, elle est partie comme ça et puis, elle devait revenir se marier dans son village…une

119 17h00 à 19h00. 120

Parfois dans leurs propos, ils ne répondaient pas au thème énoncé mais je ne leur reposais pas la question ou alors je leur demandais d’y revenir dessus plus tard dans l’entretien.

fois qu’elle se serait constituée une dot, elle voulait pas arriver chez son promis sans avoir la dot et puis en chemin, elle a rencontré mon père. (…) Et mon père lui…il avait donc comme sa mère était ouvrière agricole et qu’elle avait eu…elle s’est mariée avec un autre ouvrier agricole mais plus âgé, mon père, il a eu une vie terrible ; terrible [elle répète deux fois l’adjectif « terrible »] ces ouvriers agricoles, lui il travaillait en plus, il travaillait dans les champs de betteraves eh, c’était…non c’était terrible. Et elle, elle trimbalait son petit avec elle dans les champs ma grand-mère. Et donc il a eu une vie terrible et puis placé en apprentissage très, très [elle répète deux fois l’adverbe « très »] tôt et tout et donc ils…ils avaient, d’une part lui, cette idée de la misère [en accentuant sur « misère »] et de la difficulté de la terre qu’il avait connu puisqu’il aidait sa mère à cueillir les betteraves et tout ça, pendant des années » (Maya, entretien n°34, à qui je demandais si ses parents étaient

ouvriers agricoles).

« Jusqu’à ce que je sois étudiant. Après étudiant, je suis parti mais oui je…je suis arrivé, j’avais, mes parents sont arrivés en 75 donc j’avais cinq ans quand je suis arrivé ici. Voilà. Donc j’ai fait école maternelle, l’école primaire de Rieux et…et l’école d’agriculture de Carcassonne et après je suis parti ailleurs mais voilà. Oui j’ai grandi on va dire ici oui » (Jean-Marc, entre quarante et quarante-cinq ans, vigneron. Je lui demandais si le village

dans lequel il vit c’est également le village dans lequel il a grandi).

J’ai appris notamment que deux enquêtés ont pris l’exploitation familiale à la suite du décès de leur père :

« Et puis, si vous voulez, quand j’ai repris la propriété, j’ai eu un entrainement qui a fait que, pendant deux ans, mon père a été malade, il avait un cancer, il a fallu que je gère lui, que gère sa maladie à lui et que je gère la propriété pour deux. Donc si je m’étais pas adapté à l’organisation si vous voulez pour le gérer à lui qui était malade, pour gérer le boulot qu’on faisait à deux, là je me suis retrouvé seul et…gérer ses soins aussi parce qu’il voulait pas qu’on le soigne, il fallait que ce soit moi qui le soigne. Donc là c’était pas des journées de quatorze heures, c’était des journées de vingt heures. Ya que les perfs121

que je pouvais pas lui mettre mais après tous les soins…de femme de ménage ; pas de femme de ménage mais de femme de…d’aide-soignante, c’est moi qui les faisais. Donc si vous voulez, il a fallu quand même que je m’organise dans…dans une journée parce que on a que vingt-quatre heures et…et de fait, voilà après ça s’est passé…relativement simplement quoi. Même les papiers, j’avais jamais mis le nez dans les papiers, j’ai tout ouvert, bon je me suis enfermé pendant une journée complète dans le bureau et à la fin de la journée, j’étais à jour de tout et j’ai fini la saison…ou il a été malade ou il a pas pu continuer de faire les papiers, j’ai fini la saison comme si de rien n’était même au niveau administratif. » (Bertrand, entretien n°48).