• Aucun résultat trouvé

CHAPITRE I ETAT DE L’ART ET PROBLEMATISATION

I.3.1 La culture en tant que mode de vie

Il est difficile de caractériser ce qu’on entend par culture notamment à cause de sa polysémie. A l’issue des lectures et des hypothèses formulées il convient de mentionner la définition retenue de la culture et qui a permis de réaliser l’enquête. La culture renvoie au mode de vie et à la façon de penser autrement dit elle joue un rôle au niveau des comportements et des catégories de perception. Elle se retrouve au quotidien, dans toutes les activités, elle donne une signification aux actions et à la manière d’être. La culture comprend un ensemble d’éléments38

, dépendants les uns des autres, plus ou moins cohérents, qui touchent toutes les dimensions de l’existence. L’individu s’y réfère dans sa vie de tous les jours et cet ensemble d’éléments est, en outre, partagé par un certain nombre d’individus formant un groupe et reconnus comme tel de l’extérieur, par ceux qui n’y adhèrent pas. Cet ensemble structuré est inculqué dès le plus jeune âge par le milieu familial et tout au long de la vie à travers les différents agents socialisateurs, il est intériorisé mais il se manifeste par des signes extérieurs (langues, coutumes, pratiques) même s’il n’est pas toujours verbalisé car il est parfois non conscientisé. Les éléments sont hiérarchisés et l’ensemble est également évolutif, plus ou moins bouleversé, des éléments pouvant émerger, d’autres monter dans la hiérarchie ou la quitter. La hiérarchie est le produit d’une distinction individuelle, elle n’est pas vécue de la même façon selon les individus. En effet, au sein du groupe partageant la même culture, il y a des différences individuelles, des éléments ne sont pas considérés avec la même intensité (Rezsohazy, 2006). L’individu est donc [un transformateur] (Maget, 1953, p. 82) culturel. La culture participe à la construction de l’identité ; elle peut être source de solidarité mais aussi de distinction marquant ainsi sa différence et sa non appartenance à d’autres cultures, faisant des acteurs sociaux des acteurs culturels. Elle est plus ou moins valorisée et revendiquée par les individus qui en font partie. Il faudra donc relever ce qui influence le degré, plus ou moins, élevé de l’appartenance culturelle chez les enquêtés en lien avec des critères objectifs comme la taille et le type d’exploitation, l’âge, etc. Toutes les cultures entretiennent des rapports de forces entre elles et avec la culture dominante ; il y a une interdépendance et la culture permet d’asseoir une position sociale.

De plus, les éléments faisant partie de la culture sont érigés en valeurs et les valeurs occupent différents statuts ; il peut s’agir de valeurs universelles partagées par la société, de valeurs socles, c’est-à-dire qui sont au fondement de la société ou du groupe et qui ne changent jamais, etc. S’intéresser aux valeurs revient à analyser le statut qu’elles ont. La sociologie considère comme valeur, tout ce que les individus valorisent, apprécient, cherchent à obtenir. C’est une notion large qui peut être matérielle – un objet, une institution - comme symbolique – une idée, un comportement (Rezsohazy, 2006). Pour Pierre Bréchon (2003), les valeurs renvoient [(…) aux orientations profondes qui structurent les représentations et les actions d’un individu.] (Bréchon, 2003, p. 13).

Pour Durkheim, il est aussi du ressort du sociologue d’étudier la culture puisque il y a du symbolisme dans les phénomènes sociaux (Cuche, 1996, p. 24). Les individus d’une même société partagent des valeurs, des visions du monde, que Durkheim nomme « conscience collective » et qu’on pourrait rapporter au concept de culture (Ibid). Il y a une dimension sociale dans la culture puisqu’elle existe à travers un ensemble de relations de communication entre individus ; quand les individus sont en situation d’interactions, ils se transmettent le symbolisme, les valeurs, constitutifs de leur culture (Ibid, p. 49). Bourdieu (in Cuche, 1996) lui met en relation la culture et les classes sociales et quand il s’intéresse à la dimension anthropologique de la culture, il utilise le concept d’habitus. Il existe un habitus propre à chaque classe sociale (Cuche, 1996, p. 81).

La sociologie appréhende la culture selon un double registre, elle est à la fois collective et individuelle ; elle favorise la cohésion sociale, elle fédère un groupe. Pour les sociologues, la culture renvoie à la vision du monde, à la façon d’éduquer les enfants, de se nourrir, de se soigner, de s’habiller. Depuis les années 1960, la sociologie étudie la culture en lien avec la position sociale et met, à maintes reprises, l’accent sur les inégalités d’accès à la culture. Les cultures naissent de relations sociales qui sont des rapports de forces c’est-à-dire des relations inégalitaires. Les cultures sont donc hiérarchisées et la hiérarchisation culturelle provient de la hiérarchie sociale. L’absence de hiérarchie culturelle impliquerait qu’il n’y ait pas de rapport entre les cultures et que celles-ci existent de manière indépendante. Les cultures ne sont pas toutes perçues par la société comme ayant la même valeur. Les cultures sont toujours en conflit, cela peut aller de la simple tension à la violence. Et il ne faut pas croire que c’est toujours la culture dominante qui s’impose. La culture est propre à un groupe social ou à une classe et contribue à la reproduction des inégalités sociales (Sainsaulieu, 1988, p. 10). Les pratiques culturelles sont étroitement liées aux différentes instances de socialisation que sont la famille, les amis, l’environnement professionnel (Lahire, 2006, p. 10) - que l’individu a connu ou connaît tout au long de sa vie et dont il en garde des traces - ce qui explique des disparités au sein d’un même groupe. Pour Lahire (2006), les variations des pratiques culturelles sont le produit de variations sociales ; et la meilleure façon de comprendre les pratiques culturelles serait de mettre en relation comportements individuels et contexte social, autrement dit, ne pas isoler ces derniers du contexte social dans lequel ils se produisent.

Etant donné que nous étudions la culture en tant que mode de vie d’un groupe, il est nécessaire de faire un détour par la notion de mode de vie. La notion de « genre de vie » - c’est-à-dire [(…) un ensemble de coutumes, de croyances et de manières d’être qui résulte des occupations habituelles des hommes et de leurs modes d’établissement] (Halbwachs, 1930, p. 502) - remplacée par la suite par celle de « mode de vie » a occupé une place centrale dans la sociologie urbaine des années 1970-1980. L’originalité de notre enquête est double : introduire la notion de mode de vie dans la sociologie rurale en étudiant le mode de vie d’un groupe professionnel et s’intéresser à la culture en tant que mode de vie, autrement dit en tant que manifestation du mode de vie d’un groupe. La culture comme mode de vie peut être définie comme un ensemble de pratiques et de représentations spécifiques à un groupe social donné. Cette définition appelle plusieurs questions. Existe-t-il un mode de vie propre à un groupe social ? Et auquel cas, est-ce le groupe social qui définit le mode de vie spécifique ou inversement c’est le mode de vie qui détermine le groupe social ? Pour la géographie

humaine, le mode de vie correspond à un ensemble d’activités habituelles permettant à un groupe de préserver son existence en utilisant les ressources d’un milieu donné. Les fondateurs de l’école de Chicago, notamment Robert Park et Ernest Burgess ont fait de la ville le fondement d’un mode de vie urbain dont les principales caractéristiques sont l’utilitarisme, l’individualisme, la rationalité, l’anonymat, des relations superficielles, la segmentation des rôles, la mobilité généralisée etc. (Stébé et Marchal, 2010). Cependant notre enquête n’a pas pour objectif de décrire le mode de vie rural qui prendrait pour modèle la campagne mais de voir s’il existe un mode de vie propre au groupe socioprofessionnel agriculteur. Halbwachs (1964) apporte un élément de réponse qu’il conviendra de vérifier ; pour lui, chaque catégorie sociale [(…) détermine la conduite des membres qu’elle comprend, elle leur impose des motifs d’action bien définis ; elle leur imprime sa marque, une marque propre et bien distincte pour chaque groupe, avec une telle force que les hommes faisant partie de classes sociales séparées, bien qu’ils vivent dans un même milieu et à la même époque, nous donnent quelquefois l’impression qu’ils appartiennent à des espèces différentes.] (Halbwachs, 1964, p. 21-22). Chaque catégorie sociale aurait donc ses propres conduites.

Il en est de même pour la théorie marxiste - qui définit les classes sociales en fonction de la position qu’elles occupent dans les rapports de production - l’appartenance à une classe détermine les formes concrètes d’existence. On s’attachera à étudier les spécificités du mode de vie des enquêtés. Comme mentionné précédemment, notre hypothèse est que le travail agricole est à l’origine d’un mode de vie qui lui est propre, ce que laisse supposer l’imbrication entre vie professionnelle et vie privée. Halbwachs (2008) va dans ce sens ; pour lui, c’est le mode de vie propre aux paysans – dans lequel il y a une imbrication vie professionnelle et vie personnelle - qui en fait un groupe spécifique (Hervieu et Purseigle, 2013, p. 26). Pour lui, c’est l’appartenance à une communauté rurale ainsi que l’indistinction entre vie professionnelle et vie privée qui définissent le paysan. D’autre part, pour Halbwachs (1939 cité par Jollivet 1972) et Jollivet (2001), il y a une différence radicale entre le mode de vie rural et urbain par conséquent, il y aurait davantage une classe rurale qu’une classe paysanne, ce qui peut expliquer l’attention portée, dans les travaux, sur la collectivité rurale voire paysanne plutôt que sur le paysan en lui-même mais aussi sur la disparition de la paysannerie et la modernisation de l’agriculture (Hervieu et Purseigle, 2013, p. 30) et non pas sur le paysan et l’agriculteur. Pour construire les traits caractéristiques de la paysannerie, Mendras (1965, 1976, 1984) part du collectif, il élabore une typologie qui accorde une place prépondérante à la collectivité rurale. Notre enquête se distingue de ces travaux en portant une attention particulière sur les agriculteurs, leurs discours et leurs représentations. Au regard des différentes évolutions chez les paysans, que ce soit au niveau des conditions de travail, que de vie, on peut s’attendre à rencontrer un mode de vie proche des non agriculteurs de manière générale, autrement dit de la société dans son ensemble et des non ruraux. La notion de mode de vie est donc très vaste regroupant à la fois, les pratiques (comme celles de consommation), les représentations, le travail. Notre enquête n’a pas pour objectif d’analyser le mode de vie en rapport avec la consommation mais d’avoir une approche anthropologique et sociologique de ce dernier c’est-à-dire de mettre les valeurs au centre du mode de vie ; étudier le mode de vie à travers les valeurs.

En outre, à côté de la notion de mode de vie, il existe aussi celle de style de vie que Bourdieu (1979) érige en concept. Il fait également du concept d’habitus le moyen de régler le problème de la diversité et de l’unité des modes de vie d’une même classe sociale. L’habitus est le produit d’une classe déterminée de conditions d’existence. Il y aurait un habitus commun à chaque classe sociale. L’habitus permettrait donc d’harmoniser les pratiques et les goûts de chaque catégorie sociale. Pour Bourdieu (1979), l’habitus – il inclut sous ce terme l’éthos (Héran, 1987, p. 391) - revoie [(…) au processus (ou le résultat du processus) par lequel l'individu a été conduit à « faire sien » quelque chose qui lui était extérieur, à se l'incorporer.] (Ibid). Même s’il désigne une intériorisation, l’habitus est plus qu’une habitude puisqu’il est créateur de comportements et de pensées et à terme source de changement (Ibid, p. 393). En intériorisant des éléments du passé, il produit une [disposition pour l’avenir] (Ibid) et donc articule le passé et le futur, c’est le passé mis en action pour le futur (Ibid, p. 393- 394). L’habitus ne se laisse pas facilement étudier, ni observer. Il est possible de le voir à l’œuvre quand il vient rectifier une conduite (Ibid, p. 401). Nous n’utiliserons pas le concept d’habitus pour notre recherche car il ne laisse aucune capacité d’action ou marge de manœuvre à l’individu mais il l’envisage comme assujetti.

Il convient également de souligner que pour la sociologie de la culture, parler de style de vie renvoie à l’étude des goûts et des pratiques les plus symboliques, esthétiques ou encore abstraites autrement dit, ceux qui se situent le plus loin des contraintes économiques. Par conséquent, peut-on employer l’expression « style de vie » pour étudier la culture paysanne et par extension la culture du groupe socioprofessionnel agriculteur ? Parler de style de vie, quand on fait référence à la culture paysanne revient à la doter d’un symbolisme et donc on ne peut pas se contenter de l’analyser en termes de contraintes puisque évoquer un style, c’est reconnaître un choix même s’il est plus difficile de mettre au jour le style quand on est sur du concret et non sur de l’esthétique. Comme la culture paysanne se manifeste dans la vie quotidienne, il s’agira d’analyser le symbolisme de la culture des enquêtés dans le concret, le pratique, le quotidien par opposition à l’abstrait, aux mondes des idées. La sociologie définit le style de vie [(…) comme l’ensemble des pratiques par lesquelles les agents s’efforcent de styliser leur vie (alimentation, habillement, logement, etc.) en conformité avec des modèles qui n’émanent pas nécessairement de la culture dominante et qui, lorsque c’est le cas, n’émanent pas toujours de la sphère de la légitimité.] (Grignon et Passeron, 1989, p. 148). Par conséquent, dominants et dominés ont un style de vie « en-soi » et « pour soi » (Ibid, p. 147, 148) et c’est à partir de ce postulat qu’il faut interpréter les goûts et les pratiques des cultures populaires.

En outre, même si l’enquête a pour objectif d’étudier sociologiquement la culture d’un groupe, des apports seront recherchés du côté de l’anthropologie puisque c’est à cette discipline qu’on doit la première définition du concept. Pour l’anthropologie, la culture renvoie à [(…) l’ensemble des significations, représentations et valeurs plus ou moins codifiées, dont on se sert pour agir et se faire comprendre dans les échanges (…)] (Sainsaulieu, 1988, p. 11-12). C’est un concept assez large qui fait référence aux symboles, aux objets, aux comportements et à la manière de penser partagés par un groupe plus ou moins important voire par la société dans son ensemble. La culture s’acquiert, elle se transmet par apprentissage, elle n’est donc pas héréditaire. Edward B. Tylor (1876-1878) – tout comme

Claude Lévi-Strauss (1964) - s’intéresse en particulier aux persistances culturelles puisque, selon lui, c’est en analysant ces dernières qu’il est possible de reconstruire le système culturel d’origine (Cuche, 1996). Considérant chaque culture comme unique, Boas était attiré par ce qui fait la singularité d’une culture. Pour lui, chaque culture fait partie d’un ensemble plus large. Par conséquent, il cherche avant tout à comprendre les faits culturels par rapport à l’ensemble auxquels ils se rattachent et pas seulement à les décrire. Il pense qu’une coutume ne peut être comprise que par référence à son système culturel. Chaque culture a ses propres particularités qui se retrouvent dans différentes manifestations comme la langue, les croyances ou encore les coutumes, etc. (Cuche, 1996).

Pour la plupart des anthropologues américains, la culture n’existe pas indépendamment de l’individu. L’hypothèse qu’ils formulent est que chaque culture est à l’origine d’un certain type de comportement commun à un ensemble d’individus faisant partie d’une culture déterminée. Chaque culture est donc singulière et différente des autres et elle propose à chaque individu un modèle de vie à suivre (Cuche, p. 35, 36). Ce qui n’est pas totalement accepté par les anthropologues se réclamant de l’école « culture et personnalité » ; pour ces derniers, ce qui définit la culture, ce sont les individus qui la font vivre. L’individu et la culture représentent deux entités différentes mais dépendantes l’une de l’autre. L’individu vit singulièrement le rapport qu’il entretient avec la culture de son groupe ou de sa société et les différences individuelles permettent une dynamique interne de la culture (Cuche, p. 40).