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CHAPITRE II METHOLOGIE

II.2.1 L’entretien audio : une parole libérée

Il ressort des entretiens que les enquêtés ont vécu ce moment particulier et peu habituel pour eux comme l’opportunité de dévoiler leur ressenti surtout sur leur métier, la manière dont ils vivent ce dernier et ce qu’ils considèrent injustes mais aussi la façon dont ils pensent être perçus, trouvant auprès de l’enquêtrice une écoute attentive. Certains rencontrent ainsi, durant le moment d’entretien, un [bonheur d’expression] (Bourdieu, 1993, p. 1408), ce qui explique que la plupart d’entre eux a remercié l’enquêtrice au moment de partir. La grande majorité des entretiens a duré plus de deux heures et un nombre non négligeable trois heures. Je n’ai pas relevé de différence au niveau du temps et du discours entre les entretiens effectués dans l’Aude, mon département d’origine et ceux des PO. En effet, même si les enquêtés ne m’avaient jamais vue, ils ont répondu à toutes les questions sans « tabou72

», avec honnêteté et franchise comme certains l’ont souligné (employant régulièrement les adverbes « honnêtement » ou « franchement » et leurs déclinaisons) : « (…) je savais qu’un jour je

reprendrais honnêtement, je pensais pas que ça se ferait aussi rapidement (…) j’ai pas honte de le dire » (Jean-Marc, entretien n°30). Je n’ai pas senti de gène, ni de réponse à demi-mot

voire de mensonge : « Autrement moi je voulais être cavalier, je voulais pas être agriculteur

moi. Enfin je voulais…rester dans le milieu hippique quoi (…) à la mort de mon père, bon voilà, tu dois choisir, tu peux pas tout faire. Alors…j’ai laissé tomber les chevaux (…) »

(Patrick, entretien n°31).

III.2.1.1 Les thèmes des guides et leurs modalités de passation

Lors de mon travail de mémoire, j’ai élaboré trois guides d’entretiens73

relatifs au statut des enquêtés, selon s’ils sont agriculteurs exploitants, agriculteurs-retraités ou pluriactifs c’est-à- dire à la fois agriculteurs et salariés (la plupart du temps hors agriculture). Leur forme était déjà bien aboutie, ces guides n’ont été que légèrement modifiés74

à la suite de mon enquête exploratoire et de mon travail de problématisation mais aussi au fur et à mesure des entretiens réalisés, en particulier celui concernant les agriculteurs exploitants, catégorie la plus

72 Je mets des guillemets au terme « tabou » car il s’agit d’une interprétation de ma part, il m’a semblée que les

enquêtés parlaient sans retenue, du moins, je n’en ai pas décelée, si ce n’est, d’une certaine manière, le revenu puisque peu d’entre eux ont dit combien ils se versaient de salaire. Néanmoins, je ne le leur demandais pas.

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Cf. Annexes 3 pour voir les différents guides.

représentée dans mon corpus. Les différents guides sont divisés en thèmes. Pour les agriculteurs exploitants, il y a, comme thèmes : « l’agriculture et le travail d’agriculteur », « l’installation en tant qu’agriculteur exploitant », « l’activité hors travail à proprement dit », « l’entourage familial » et « le futur professionnel et personnel ». Pour les agriculteurs- retraités, les thèmes sont les suivants : « la retraite », « l’activité hors travail à proprement dit », « l’entourage familial » et « le futur personnel ». Et pour les pluriactifs, il s’agit de « salarié et indépendant », « l’agriculture et le travail d’agriculteur », « l’activité hors travail à proprement dit », « l’entourage familial » et « le futur : indépendant et/ou salarié ? ». Ce découpage gossier représente plus une aide pour ne pas perdre l’enquêté lors de l’entretien qu’un outil véritablement scientifique. En effet, le passage d’un thème à un autre est annoncé aux enquêtés lors de l’entretien75

afin de susciter un discours spontané, cependant ce n’est arrivé que très rarement ; les enquêtés attendant la question de l’enquêtrice mais aussi pour qu’ils aient le sentiment d’être un peu guidé, ce qui est important (Beaud et Weber, 2003)76

. L’objectif sera d’analyser la manière dont le thème fait sens chez les enquêtés mais aussi les relations qu’il y a entre les thèmes.

Ce qui est mis en avant derrière ce découpage c’est le cadre spatio-temporel avec une temporalité très large : avant le métier, le métier, l’après métier autrement dit passé, présent, futur. En commençant par leur situation actuelle et en terminant par leur avenir, tout en faisant un détour par leur passé au milieu de l’entretien. Bien qu’il faille se méfier de la manière dont les enquêtés évoquent leur passé (Weber, 2006), j’ai fait confiance à leur mémoire et il convient de souligner que la plupart du temps, les enquêtés n’ont pas eu de mal à évoquer leurs souvenirs, je n’ai pas relevé d’importants problèmes de mémoire, qui auraient pu se manifester, par exemple, par des silences, des hésitations ou encore des contradictions. Mais en tant qu’enquêteur [(…) nous n’avons aucune ambition à reconstituer un passé et même lorsque les enquêtés évoquent leur passé, ce qui nous intéresse, c’est ce qu’ils en font aujourd’hui.] (Weber, 2006, p. 104). Il convient de souligner que pour le thème « l’entourage familial », les questions portent à la fois sur le présent, en faisant référence aux membres de leur famille qui travaillent avec le chef d’exploitation ou l’aident plus ou moins régulièrement mais aussi le devenir des enfants, quel métier ils exercent ou souhaitent exercer, est-ce qu’ils reprendront ou pas l’exploitation. Comme la famille fait partie du référent culturel commun construit avant de se rendre sur le terrain, il était nécessaire de lui consacrer un thème, néanmoins, elle représente la toile de fond des guides puisqu’elle est aussi présente pour ce qui est du thème du travail et celui de la vie hors travail.

Pour ce qui est de l’espace, il s’agit de la vie au travail et de la vie hors travail. Les guides interrogent surtout des pratiques : la manière de travailler, les pratiques familiales, villageoises, religieuses, les loisirs, les vacances, me permettant ainsi, lors de l’analyse, de percevoir ce qu’il en est des valeurs ; chaque valeur du référent culturel, précédemment élaboré, étant plus ou moins explicitement questionnée. Pour ce qui est de la valeur famille, je leur demande, par exemple, s’ils travaillent en famille, s’ils ont des loisirs avec leur femme et

75 Néanmoins, je n’annonçais pas les thèmes au début de l’entretien mais au fur et à mesure du déroulement de

celui-ci ce qui évitait, je pense, que l’enquêté ne réfléchisse trop à l’avance à un thème alors qu’on est en train d’en aborder un différent ou qu’il cherche à passer au thème suivant car le préférant.

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De plus, le découpage par thèmes rend plus facile l’analyse des entretiens, bien que des thèmes nouveaux puissent apparaître au moment de l’interview et auxquels je n’avais pas pensé jusque là.

leurs enfants, où habitent leurs parents, ce que ces derniers font dans la vie ou encore s’ils les voient régulièrement, afin de marquer la distinction avec l’entretien biographique ou il y a le danger d’avoir des propos marqués par [« l’illusion biographique »] (Pinson et Sala Pala, 2007, p. 561) c’est-à-dire qu’[Un interlocuteur qui, interprétant la situation d’entretien comme une sommation à se présenter en « acteur de sa propre vie », aura tendance à se donner le bon rôle.] (Ibid, p. 560-561). De plus, les entretiens ont mis en évidence, chez les enquêtés du corpus, une cohérence entre les pratiques et les opinions. Comme par exemple, le bio. Ceux qui trouvent que le bio « c’est de la foutaise » pour reprendre leurs propres termes, n’achètent pas de produit bio. En outre, un nombre important de mes questions portaient également sur les caractéristiques sociales et culturelles des enquêtés (questions sur l’entourage familial, la trajectoire scolaire, professionnelle et résidentielle, l’appartenance religieuse et dans une moindre mesure politique à travers les questions sur le syndicalisme). Ce qui m’a également permis d’obtenir les caractéristiques sociodémographiques des enquêtés77

. En effet, ces dernières ont été recueillies tout au long de l’entretien, [de manière éparse] (Beaud et Weber, 2003, p. 226), j’ai posé des questions quand le moment s’y prêtait et non [à brûle-pour-point] (Ibid, p. 227) ; afin d’éviter que ce soit ressenti par les enquêtés comme trop personnel et qu’ils aient le sentiment de passer un interrogatoire.

Les thèmes étaient toujours introduits de la manière suivant : « je voudrais qu’on parle de… ». J’ai essayé dans les formulations de susciter un dialogue, que l’enquêté développe ses propos afin d’éviter qu’il ne réponde de manière évasive m’obligeant à intervenir en formulant une autre interrogation. Je leur montrais ainsi ce que j’attendais d’eux, qu’ils développent longuement leurs propos, me détachant ainsi du questionnaire ou les réponses attendues sont courtes. Et j’ai également essayé de parler simplement avec un vocabulaire et des tournures du langage courant. On retrouve dans les guides, un certain nombre de formules comme : « Pouvez-vous me parler… », « Que représente pour vous… », « Comment voyez- vous… », « Que pensez-vous… », « Considérez-vous que… », « Trouvez-vous que… »78

, afin de laisser l’enquêté décrire ses pratiques et ses représentations et avoir son point de vue. Ce qui accentue aussi la démarche de l’enquêtrice, elle est venue chercher l’opinion des personnes au centre de son enquête et non pas celle de spécialistes du sujet. Ce qui explique par la suite qu’ils ont retracé leur parcours quand l’enquêtrice leur demandait ce qu’ils faisaient avant de s’installer, montrant ainsi qu’ils avaient compris la démarche souhaitée. En échange les enquêtés attendent une écoute de la part de l’enquêtrice, il y a une sorte de « don contre don » dans la situation d’entretien : « si vous m’écoutez attentivement, je vous parlerais ouvertement ». Et dans une telle interaction, chacun y trouve des avantages : l’enquêtrice donne la parole à des enquêtes dont leur avis est souvent passé sous silence et en échange, ces derniers font avancer la recherche. D’autre part, j’utilise également ce genre de tournures : « Si j’ai bien compris… », « Vous voulais dire que… », « Si je suis vos propos »….ou je reformulais avec mes propres mots, le discours des enquêtés cherchant ainsi

77 Cf. Annexe 5. Les caractéristiques sociodémographiques me permettront d’analyser les données personnelles

voire subjectives au regard d’éléments objectifs autrement dit « d’objectiver le subjectif ».

78 Aucune de mes formulations n’emploie le terme « pourquoi » car comme le souligne Beaud et Weber (2003)

mais aussi Becker (2002) celui-ci crée un malaise chez les enquêtés et même parfois [une réaction de défense] (Becker, 2002, p. 105).

à voir si j’avais bien compris mais aussi pour leur prouver une nouvelle fois que ce qu’ils me disent m’intéresse et que je les écoute ; ce qui a eu tendance à conduire à d’autres développements de la part de l’enquêté qui se sent encouragé à parler et se rend parfois mieux compte de ses propos quand il les entend exprimer par l’enquêtrice. De plus, je reprenais aussi, dans la formulation des thèmes d’échange, les mots des enquêtés, permettant ainsi de les interroger sur leurs [catégories indigènes] (Pinson et Sala Pala, 2007) lesquelles doivent être transformées en [catégories sociales] (Demazière et Dubar, 1997, p. 98) pour finir en concepts au moment de l’analyse. Il conviendra également de s’intéresser aux relations éventuelles entre les catégories indigènes et l’analyse des entretiens réside aussi dans l’étude du vocabulaire « indigène »79 c’est-à-dire le vocabulaire propre aux enquêtés, différent de celui de l’enquêtrice autrement dit [comprendre les discours étranges] (Becker, 2002, p. 239) ou encore [voir les choses du point de vue de l’indigène] (Geertz, 1986, p. 74). Il faut s’intéresser à la manière dont les enquêtés mettent en mots leurs pratiques et leurs représentations, l’objectif étant justement d’accéder à la compréhension des pratiques et des représentations. J’ai également interrogé les enquêtés sur des points concrets en employant des termes de mon enquête comme : « Existe-t-il, pour vous, une culture paysanne ? Vous considérez-vous comme agriculteur ou plutôt comme paysan ? Quelle (s) valeur (s) mettez- vous en avant ? » . Je voulais voir ce que cela induisait chez eux. Je me suis aperçue, au moment de la retranscription que mes relances n’étaient pas toujours bien formulées mais j’ai eu l’honnêteté de les écrire comme je les avais prononcées, de rester fidèle à l’entretien même si la tentation a été grande de les modifier. Et j’ai également trouvé que certaines questions n’étaient pas bien construites comme par exemple : « Quelles ont été, pour vous, les innovations les plus importantes pour l’agriculture et le travail agricole ? Accordez-vous de l’importance aux valeurs dans votre vie de tous les jours et dans votre métier ? ». J’introduis deux éléments que je cherche à interroger : les innovations pour l’agriculture de manière générale, pour l’agriculteur en particulier et son travail ; les valeurs dans la vie hors travail et dans le travail. J’aurais dû, en outre, être dans l’implicite plutôt que dans l’explicite en cherchant à savoir ce qui est important pour eux dans leur façon de travailler, par exemple. Mais ces maladresses peuvent être relativisées puisque [(…) l’intervieweur peut réaliser de très bons entretiens approfondis (sur le plan des résultats de la recherche) en étant maladroit, en faisant des « gaffes », en se trompant sur le moment, ou en se montrant parfois trop dirigiste ou interventionniste. Les « bons » entretiens sont moins liés à des qualités techniques « abstraites » qu’à la capacité de l’enquêteur a susciter et à obtenir – même maladroitement, même en transgressant les consignes « techniques » - la confiance de l’enquêté qui, seule, conduira au recueil d’un matériau suffisamment riche pour être interprété.] (Beaud, 1996, p. 244). Il est arrivé qu’il y ait des silences plus ou moins longs durant les entretiens, je ne suis intervenue que rarement, laissant l’enquêté réfléchir sur le thème énoncé. Et certains enquêtés

79 C’est-à-dire [(…) les mots des différents milieux (professionnel, social, géographique, familial) auxquels

appartient l’enquêté, qui sont autant de mots sociaux qui condensent une pratique, une existence, une perception du monde social. Leur efficacité propre (pour le sociologue) tient au fait qu’ils disent à leur manière – simple, imagée, quotidienne – des catégories de classement et de jugement « indigènes » que l’on peut confronter aux modes de classements sociaux plus généraux et abstraits.] (Beaud, 1996, p. 252). Le travail du sociologue consiste à interpréter objectivement les mots « indigènes » autrement dit une [(…) mise en relation de ces mots et de la position sociale objective des personnes considérées et des groupes auxquels ils appartiennent.] (Ibid, p. 253).

décrivant notamment leurs activités de travail ou encore leurs opinions ont tenu à souligner qu’ils ne représentaient pas l’ensemble des agriculteurs.

En outre, le caractère unique de la situation d’entretien a eu pour avantage de me libérer pour le choix des questions, je n’ai pas eu à me priver de poser certaines questions. Ce fut le cas quand j’ai demandé aux céréaliers de mon corpus ce qu’ils pensaient de cette qualification qui leur est faite de « fonctionnaires de l’agriculture » notamment par les viticulteurs :

Moi je l’avais pas trop entendu alors…mais enfin…pour avoir vu les quotas d’éleveurs un peu et de…et de céréaliers à côté, c’est vrai que les…les aides sont conséquentes [silence]. Je sais pas quoi en penser [petit rire] parce que [silence]. Fonctionnaires de l’Europe [silence]. Je sais pas, est-ce que c’est…est-ce qu’on perçoit les aides pour…est-ce que le but, c’est de maintenir des exploitations, des gens au travail ou est-ce que c’est, le but, c’est de maintenir de la production…de la production de denrées quoi [silence]. Bon on peut imaginer que…on aura plus besoin de céréale et de viande que de vin mais…c’est un raisonnement qui est très raccourci [sourire] (Mathieu, entretien n°47, céréalier, âgé d’une vingtaine d’années).

II.2.1.2 La prise de contact

Il est couramment admis de reconnaître, en sociologie, que la prise de contact est décisive au bon déroulement de l’entretien puisque ce dernier est une interaction entre deux personnes, soit qui se connaissent plus ou moins, soit qui ne se sont jamais vues : [On peut dire, sans exagérer, que les premiers moments de la rencontre sont stratégiques : ils marquent un climat, une « atmosphère » dans laquelle se déroulera ensuite l’entretien.] (Beaud, 1996, p. 238). Il est donc important de prendre des notes sur la première rencontre et/ou le déroulement de l’entretien (notes qui figurent dans les encadrés de début de chaque entretien).