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l’apprentissage des langues

3. Prendre au sérieux les objets : affordances des objets socio-numériques

3.3. Les affordances de l’artefact

3.3.1. La théorie des affordances

Le terme vient de Gibson (1979) et de la psychologie de la perception ou psychologie écologique qui émerge dans les années 60-70 en réaction à une psychologie cognitive traditionnelle. Pour Gibson, « les affordances d’un environnement sont ce qu’il offre à l’animal, ce qu’il lui procure ou lui fournit, en bien ou en mal » (Gibson, 1979 : 127) Elles résident dans l’environnement, mais un environnement n’existe pas en même, ni par lui-même. Il n’existe qu’en relation avec l’être dont il est l’environnement. Ainsi, les affordances d’un objet dans l’environnement sont objectives, à la fois réelles et psychiques. Pourtant, Gibson précise :

En réalité, une affordance n’est ni une propriété objective, ni une propriété subjective ; elle est l’une et l’autre à la fois en quelque sorte. Une affordance transcende la dichotomie entre objectif et subjectif, […]. Elle est tout autant un fait de l’environnement qu’un fait de comportement. Elle est à la fois psychique et physique. Une affordance fait référence à la fois à l’environnement et à l’observateur. (Gibson, 1979 : 129).

L’affordance, chez Gibson, est binaire : elle existe ou elle n’existe pas. En ce sens, elle est un invariant de l’environnement : l’existence d’une affordance est indépendante de la capacité de l’acteur à la percevoir et elle ne change pas en fonction des changements ou des évolutions des besoins et des buts de l’acteur. Une affordance est objective dans le sens où son existence ne dépend pas de sa valeur, son sens ou son interprétation. Par contre, elle est subjective dans

le sens où elle dépend d’un acteur. Si «une affordance signifie que la possibilité d’une action est disponible dans l’environnement » (McGrenere et Ho, 2000), elle ne peut exister qu’en relation avec les capacités d’action de l’acteur à la percevoir ; or, cette capacité à percevoir une affordance, à saisir l’information qui spécifie cette affordance, peut dépendre de l’expérience et de la culture de l’acteur. Ce qui fait dire à Gibson que « la question centrale que pose la théorie des affordances n’est pas si elles existent ou si elles sont réelles, mais si l’information est accessible à la perception » (Gibson, 1979 : 140, cité par Albrechtsen et al., 2001 : 8). L’approche de Gibson est basée sur l’action. Le processus de perception est un processus continu et un processus d’action : nous percevons le monde au cours de nos actions et parce que nous y agissons (Inglod, 2013). Individu et environnement sont inséparables :

Quand un homme voit le monde, il voit également son nez ; ou plutôt, le monde et son nez sont tous les deux spécifiés et son attention peut basculer de l'un à l'autre. Celui des deux qu'il remarque dépend de son attitude ; ce qu'il faut retenir, c'est que l'information est accessible au deux. Gibson, 1979 : 116.

Cela signifie que l’information sur l’être vivant accompagne l’information sur l’environnement et les deux sont inséparables. « La perception a deux pôles, le subjectif et l’objectif, et l’information est disponible pour spécifier les deux. Chacun perçoit l’environnement et se co-perçoit » (ibid.). Cette approche insiste sur le fait que la perception n’est pas une représentation. La perception ne consiste pas à attribuer un sens à un objet, à le reconnaître comme un objet d’un certain type auquel certains usages peuvent être attachés, mais à en découvrir le sens pendant le processus de son usage (Inglod, 2013). Cette théorie s’oppose aux théories classiques de la perception qui l’envisagent comme le résultat d’un processus inférentiel inconscient. La perception de la signification fait intrinsèquement partie de la perception des choses, pour autant que celle-ci nous donne accès à des objets, des événements, des actions, des situations (Quéré, 1999). Pour Gibson, les significations sont dans l’environnement, pas dans l’esprit.

Pour résumer, les affordances, chez Gibson, sont latentes dans l’environnement et indépendantes de la capacité individuelle à les reconnaître, mais toujours en relation avec l’agent (Wright et Parchoma, 2011). Ainsi, la vision de Gibson donne une primauté à l’environnement sur les individus et ignore leur agentivité : elle reste focalisée sur les possibilités offertes par l’environnement en occultant ce que la personne imagine qu’il est possible de faire avec l’objet et aussi, si l’objet ne permet pas d’agir, sur les alternatives qu’il peut imaginer en inventant d’autres outils.

Norman (1988) reprend le concept en distinguant affordances « réelles » et affordances « perçues », dans une acception à la fois relationnelle et psychologique qui inclut l’interprétation subjective et l’activité mentale de l’individu. Pour lui, « les affordances reflètent les relations possibles entre les acteurs et les objets » (Norman, 1988 : 10 ; cité par Wright et Parchoma, 2011). Alors que pour Gibson le cadre de référence est les capacités d’action de l’acteur, pour Norman il s’agit des capacités mentales et perceptuelles de l’acteur, les affordances sont des propriétés perçues. Alors que pour Gibson, une affordance est la possibilité d’action elle-même, pour Norman elle est à la fois la possibilité d’action et la façon dont cette possibilité d’action est conçue et visible pour l’acteur. Norman combine aussi les deux préoccupations du design, l’utilité d’un objet –donc, le fait qu’il apporte une possibilité d’action- et la façon par laquelle cette utilité est transmise à l’utilisateur, dont va dépendre l’utilisabilité. En distinguant affordances réelles et affordances perçues, Norman sépare les affordances de leur visibilité. Il permet de distinguer l’utilité (l’affordance elle-même) de l’utilisabilité (l’information qui spécifie l’affordance). Ce qui est rendu disponible ne conduit pas forcément à l’action puisque celle-ci est aussi déterminée par la perception de l’utilisateur ; c’est la différence entre « l’utilité » d’une fonction et son « utilisabilité », c’est-à-dire la perception effective de cette possibilité par l’acteur. C’est la différence entre « affordance » et « possibilité ». A sa suite, Gaver (1991) parlera d’ « affordances cachées » pour les affordances mises à disposition par l’environnement, mais pas forcément perçues par l’utilisateur.

Nous retiendrons que les affordances ne sont des propriétés ni de l’acteur, ni de l’environnement. Elles sont des propriétés émergentes lorsque nous interagissons avec le monde physique et social (van Lier, 2004 ; Bardini, 2007 ; Inglod, 2013). En effet, différents individus ont différentes perceptions du monde et la complémentarité et l’interaction entre les individus et l’environnement émergent de pratiques sociales différentes. En traduisant une « possibilité pour », la notion d’affordance permet de comprendre qu’un dispositif n’est pas un texte que l’usager doit lire pour l’utiliser, mais permet au contraire un certain nombre d’utilisations. Les affordances sont des propriétés émergentes de la perception du dispositif par l’usager. Les affordances sont perçues dans le contexte d’une pratique et l’éventail des affordances sera limité par l’effectivité du sujet, c’est-à-dire par ce qu’il est concrètement capable de faire et, inversement, les effectivités du sujet seront limitées par les affordances des objets rencontrés (Ingold, 2013). « En conséquence, les outils, dans la mesure où ils permettent d’étendre les effectivités de leurs utilisateurs, peuvent transformer radicalement la

perception de l’environnement » (Ingold, 2013 : 139 ; voir aussi Vial, 2013). L’affordance est l’adéquation entre la possibilité offerte par l’objet et la perception de l’acteur (Allaire, 2006). Certains auteurs se sont interrogés sur la pertinence de ce terme, au vu de ses usages différents et labiles, qui lui font perdre en cohérence. Wright et Parchoma (2011) affirment que le terme est hautement inconsistant, parfois confondu avec les caractéristiques techniques des outils, et proposerait bien souvent une simple relation causale entre l’appareil et son usage. Le concept est fréquemment aujourd’hui réduit à faire référence au design aspectuel d’un objet qui suggère comment il doit être utilisé. Le terme est problématique, à la fois dans ses origines et ses applications, notamment parce qu’il a été utilisé dans des domaines de recherche différents de celui de son origine. Oliver (2005 : 411) pointe le risque d’une réflexion qui sous-estime le rôle de l’usager (c’est la critique que Norman fait à Gibson) ou celui des conventions culturelles apprises, dans le cas de Norman. Albrechtsen et al. (2001) soulignent une autre difficulté. En considérant les affordances comme des invariants, des phénomènes de surface plus ou moins statiques, les conceptions de Gibson et Norman impliquent une vision plate et détachée des contextes d’usage des acteurs. Mais surtout, les recherches dans le domaine des affordances se sont beaucoup focalisées sur des actions non médiées et peu intéressées à des problèmes cognitifs de haut niveau, comme le langage ou l’apprentissage. Il est capital de s’intéresser à des contextes d’usage « non uniforme », « caractérisé par un haut degré d’incertitude dans la tâche et un haut degré de liberté et de diversité du contrôle cognitif parmi les acteurs impliqués » (Albrechtsen et al., 2001 : 13), afin, par exemple de creuser des domaines importants de ces activités comme la capacité des individus à explorer durant l’usage de nouvelles possibilités, les différences individuelles et bien sûr, la signification de la saisie de l’affordance dans l’activité sociale.

Notre étude portant sur un contexte d’usage d’un objet social, nous détaillerons dans les lignes qui suivent les caractéristiques des affordances auxquelles notre analyse prêtera plus particulièrement attention.

3.3.2. Les affordances pour l’apprentissage de la