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l’apprentissage des langues

2. L’intégration des TIC : des processus de changements pluriels

2.3. Pluralité des régimes d’engagement dans un environnement connecté

2.3.2. Discontinuité des usages

2.3.2.1. discontinuité entre sphères sociales

Ces objets de communication, lorsqu’ils sont introduits dans un cadre formatif institutionnel, ne sont pas pour autant nouveaux : « les usages sont souvent déjà là, le produit vient toujours d’ailleurs » (Boullier, 1997 :8) c’est-à-dire que tout usager tente de mobiliser ses propres « cadres d’expérience ». Pour autant, ces mobilisations ne se font pas de manière spontanée dans les contextes personnel et éducatif. Il est important alors de poser la question des relations entre de ces deux univers de pratiques. Flückiger (2011) et Guichon (2012) ont pu constater que les usages qui appartiennent à la sphère personnelle sont rarement réinvestis dans la sphère scolaire ou académique. Flückiger (2011) constate « la faible diffusion en contexte de formation des pratiques de communication constatées en contexte ordinaire » (p.400). Guichon (2012), dans une étude des usages des TIC par les lycéens, repère une déconnexion entre les usages personnels et les usages scolaires. Ils sont rejoints en cela par un certain nombre d’études portant sur l’usage de RSN dans des contextes institutionnels. Dans une étude de 2012, Wodzicki et al. notent qu’aux Etats-Unis, 96% des utilisateurs de RSN le font pour rester en contact avec leurs amis alors que seulement 10% d’entre eux les utilisent pour des objectifs académiques. Jeanneau (2013), étudiant la différence d'engagement des étudiants sur une plateforme de cours et sur un groupe Facebook, constate que les étudiants semblent avoir du mal à faire des connexions entre les deux espaces. L’étude de Bourdet et Teutsch (2012) interrogent également la difficulté de la transférabilité des pratiques entre des contextes de formation et des contextes d'échanges privés non didactisés. Stevensen et Liu (2010) qui examinent les usages de réseaux socionumériques pour l'apprentissage des langues comme Livemocha, Palabea et Babbel et l’appréciation de leur utilisabilité, remarquent que les utilisateurs sont moins intéressés par les outils de socialisation et d'amitié que par les éléments d'apprentissage grammaticaux traditionnels. Les utilisateurs sont sensibles au design qui est évalué en termes de buts d’apprentissage. Ainsi, des éléments de design qui rapprochent le site des RSN les plus connus n’ont pas un impact favorable chez les apprenants adultes qui ont à l’esprit des buts d’apprentissage. Kabilan et al. (2010) montrent que le sens donné par les étudiants à l'écrit sur un RSN est celui de la communication, à l'opposé de leur idée de l'écriture académique et que ceux-ci font ainsi difficilement la connexion entre les deux formes d'écrit.

Ces quelques études39

nous invitent à mieux prendre en compte la pluralité interne des sujets engagés dans l’activité de communication instrumentée. Cette pluralité - le sujet comme jeune, étudiant, apprenant...- va impliquer une pluralité des régimes d’engagement, au travers de négociations identitaires. C’est cette hypothèse de la discontinuité des pratiques qui invite à rechercher comment les mêmes outils peuvent faire l’objet de processus d’appropriation et de « genèses instrumentales40 » (Rabardel, 1995) différents suivant les contextes d’usage (Flückiger 2011, Ito et al., 2008). Cette pluralité permet d’envisager la coexistence de plusieurs logiques d’actions différentes. De même, les approches situées de l’apprentissage et les approches socio-culturelles mettent en évidence que des formes d’usages différents émergent suivant les différents types d’outils. Lorsque, dans le cadre institutionnel, des outils de communication familiers sont mobilisés, il y a une « tension instrumentale » entre l’instrument mobilisé et les motifs de l’activité : les nécessités de l’activité « entrent en tension avec les habitudes constituées sur les autres outils, notamment ceux du web social » (Flückiger, 2011 : 408). Cette tension peut se résoudre de façons différentes qui vont faire changer les régimes d’engagement dans l’activité.

2.3.2.2. limitations d’usages

Une approche critique de l’usage des TIC en éducation se développe (Guichon, 2011 ; Selwyn, 2010 ; Kellner et al., 2010) et envisage l’existence de « positions hétérogènes » (Kellner et al., 2010a : 93) dans la construction des usages : le non-usage n’est pas une catégorie homogène. Certains chercheurs nous invitent à remettre en question des explications qui attribuent a priori un manque de compétence ou une résistance de principe aux acteurs non usagers41, pour envisager les limitations d’usage dans leur rationalité (Jauréguiberry, 2010 ; Kellner et al., 2010) et les limitations d’usages feraient partie du processus d’appropriation et permettraient une certaine distance réflexive à l’égard de l’outil. L’étude de Kellner et al. (2010a) montre qu’il n’y a pas de non-usager au sens strict, mais qu’il s’agit

39 elles sont encore très peu nombreuses à s’intéresser aux usages des réseaux sociaux numériques des étudiants dans les contextes institutionnels et à les comparer à des usages de la sphère privée.

40 L’attribution des fonctions d’un objet est liée à la situation et un instrument pourrait se définir comme un état particulier de l’objet dans les situations d’utilisation (Rabardel, 1995 ; Blandin, 2002). Pour Rabardel, l’instrument est composé d’un artefact et d’un schème d’utilisation, le processus de genèse instrumentale est à la fois instrumentation, c’est-à-dire tourné ver le sujet, et instrumentalisation, tourné vers l’artefact. Le processus d’instrumentation est un processus d’apprentissage, et en cela, il est évolutif et changeant. Les schèmes d’utilisation évoluent et se développent. De plus, ces processus se concrétisent par des transformations de l'objet et de l'action des acteurs.

41 Les modèles d’analyse de l’appropriation et de l’innovation reposent souvent sur un a priori favorable à l’innovation. Le non-usage traduirait une incapacité à imaginer la variété des usages potentiels ou le manque de connaissance des outils qui empêchent la réalisation d’un projet. Dans beaucoup d’études du champ de la sociologie des usages, l’usage des TIC est implicitement admis comme un objectif à atteindre. Les usagers sont souvent, dans les études, une catégorie en négatif, « reléguant les non-usagers au rang de futurs usagers à convertir » (Kellner et al., 2010b : 90).

plutôt de toute une série de limitations d’usages ou d’usages partiels et que les acteurs donnent toujours un sens social à leurs usages limités.

Il y a des raisons pour expliquer des non-usages décalés socialement. Selwyn (2003) cite ainsi celle du déficit en termes d’accès (économique, culturel ou cognitif), celle de la crainte d’une perte de contrôle de soi que l’on observe dans les discours technophobes, et enfin, celle d’un refus idéologique (face à une technologie déshumanisante réifiant le social et idéologiquement liée à un libéralisme capitaliste). Confrontés à ces grands discours qui traversent la société, les individus vont se positionner localement face à des contextes d’usage souvent plus personnels. Les pertes perçues, craintes ou imaginées, sont mesurées à l'aune des bénéfices attendus et l'hypothèse générale d'une résistance aux TIC peut s’expliquer par le confort qu'un statu quo de non-usager procure face aux coûts psychologiques, organisationnels ou économiques que l'adoption de nouveaux usages pourrait entraîner. Par ailleurs, il y a beaucoup de pratiques qui ne relève pas d’une catégorie de non-usage. Il s’agit plutôt de pratiques de (dé)connexion partielle et choisie, de micro-connexions qui se veulent gages d’usages raisonnés. Les discours de ces usagers se confrontent à une défense d’un temps à soi, revendiquent une volonté de lutter contre des injonctions à la synchronie généralisée, à la participation constante à un environnement communicant intrusif perçu comme poussant à la distraction (Jauréguiberry, 2010). Ces non-usages là se rapportent plutôt à des « configurations identitaires relationnelles » (Kellner et al., 2010b). Les discours des enseignants ne traduisent que rarement de position de principe contre les technologies mais témoignent souvent d’une volonté de contrôle en choisissant les moments d’usage et de non-usage. Leurs représentations négatives des outils bloquent le développement de leurs compétences. Ainsi, certains enseignants mettent en place des stratégies de contrôle de nouvelles compétences : loin de chercher à les développer, ils désirent les limiter dans l’idée que ces compétences les éloigneraient du cœur de leur métier.

Dans la très grande majorité des cas, les usages restreints sont choisis et justifiés. C’est pourquoi Kellner et al. (2010a) proposent d’aborder le non-usage comme une sous-catégorie de l’usage, et l’usage comme « hétérogène et complexe, et relevant de situations qui dépendent de choix contextualisés ou contextualisables » (p.17). Il s’agit alors dans le cadre de notre recherche, de légitimer des participations non pleines, mais périphériques à des univers connectés et d’en comprendre les logiques contextualisées.

2.3.2.3. « résidents » et « visiteurs » du web

White et Cornu (2011, n.p.) proposent une métaphore pour décrire l’expérience vécue et la pratique de l’engagement technologique, celle des « visiteurs » et des « résidents », qui dresse deux profils types d’usagers du numérique en fonction de leurs usages et de leur présence connectée. Les « visiteurs » voient le web comme « une remise à outils de jardin désordonnée ». Ils vont définir un but ou une tâche à atteindre avant de se rendre dans la remise pour choisir l’outil approprié. Une fois, la tâche accomplie, l’outil retourne dans sa remise. Ils reprendront cet outil, même s’il n’est pas parfait pour la tâche, dans la mesure où celle-ci a progressé. De plus, dans leurs activités, les visiteurs sont la plupart du temps invisibles, ils n’ont pas de forme de profil persistant en ligne qui projetterait leur identité dans l’espace social en ligne. Le web est pour eux d’abord un espace de manipulation d’objets utilitaires et accordent peu de valeur à l’appartenance en ligne.

Les résidents voient le web comme un lieu –White et Cornu proposent l’image du parc ou de l’immeuble- dans lequel se trouvent des groupes d’amis et de collègues avec lesquels partager de l’information sur leur vie et leur travail. Ils construisent un sentiment d’appartenance à l’égard de ces lieux et ces groupes, d’autant plus que la vie en ligne et la vie hors ligne s’entremêlent. La valeur du lieu en ligne est évaluée en termes de relations aussi bien qu’en termes de connaissances.

Ces deux profils sont pour White et Cornu les deux pôles extrêmes d’un continuum et non une opposition binaire. Un individu peut ainsi adopter une « approche résidentielle » dans sa vie privée mais une « approche de visiteur » dans son rôle professionnel. Ces profils sont des types d’engagement qui varient selon les communautés d’appartenance, et « les individus sont généralement très bons lorsqu'il s'agit de contrôler leurs différentes approches à travers les contextes et ont beaucoup d'expérience de changements d'attitude et de motivation lorsqu'ils changent entre les rôles qu'ils jouent dans les espaces en ligne » (White et Cornu, 2010, n.p.). Cette métaphore nous paraît mieux adaptée à une approche socio-culturelle des usages de l’Internet car elle cherche à rendre compte de la pluralité des modes d’engagement dans l’univers connecté qui ne dépendent pas du seul facteur de l’âge et qui entrent en cohérence avec la notion de régimes attentionnels que nous avons évoquée dans le chapitre 2.

Ainsi, la pluralité des modes d’engagement des acteurs dépend du milieu que constitue Internet. Ce milieu, malléable et ouvert, tourné vers l’innovation, s’impose aux acteurs. Cependant, si tous sont aujourd’hui peu ou prou usagers du web, ils se construisent des

engagements différents, de « visiteur » ou de « résident », selon les sphères sociales auxquelles ils rattachent leurs activités et ainsi parfois à dessein limiter ces usages.

Le web social émerge dans un contexte de convergence culturelle (Jenkins et Deuze, 2008) marqué par l'hybridité des genres médiatiques, dont la plupart ne sont pas académiques. Dans ce cadre, les investissements individuels et collectifs des acteurs de l’institution pédagogique donnent à observer différents types d'engagement avec les dispositifs. Nous allons examiner dans la section suivante, les relations entre l’objet socio-numérique et les acteurs du dispositif de formation, pour mieux cerner, à travers la notion d’affordance, le rôle de l’objet dans les choix décisionnels et les modes d’engagement des acteurs.

3. Prendre au sérieux les objets : affordances des