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L’hybridation du dispositif pédagogique : de nouveaux arrangements spatiaux pour l’action

Introduction au cadre théorique

Chapitre 2 Réseau social et dispositif médiatisé

3. L’hybridation du dispositif pédagogique : de nouveaux arrangements spatiaux pour l’action

La problématique des dispositifs hybrides nous paraît appeler à une réflexion sur le concept d’espace notamment à une (re)lecture spatiale de l’Internet, de ce « cyberespace » qui n’a pas été assez questionné dans le champ de l’apprentissage. On considère souvent qu’Internet

ouvre un champ de nouvelles potentialités pour l’action, mais cette action suppose un espace. Cette notion mérite d’être interrogée pour le champ de l’apprentissage des langues. Nous voulons questionner le postulat que le numérique et l’Internet font gagner de l’espace-temps pour l’apprentissage. Nous suivons Marcoccia (2011) lorsqu’il fait remarquer que peu d'études s'intéressent à l'espace en CMO, au profit de concepts tels que la déspatialisation, la déterritorialisation qui servent la thèse de la désincarnation23 et de la décontextualisation de la communication en ligne, les études en CMO s’étant plutôt intéressées aux échanges écrits, et en outre, quasi exclusivement aux messages transmis, en les isolant de leur contexte de production et de réception, occultant ainsi leur dimension spatiale.

L’hybridation des lieux formatifs implique des arrangements spatiaux nouveaux qui peuvent faire entrer les différents lieux dans des rapports synergiques ou conflictuels. La construction de cet espace hybride n’est pas de l’ordre de l’évidence pour les différents acteurs. Ces différents espaces amène des mises en concurrence, des valorisations différentes entre eux qui s’observent dans les pratiques et les discours. Les acteurs sont amenés à arbitrer entre les lieux disponibles à leur action et ce sont ces arbitrages que nous observons dans notre recherche et que nous cherchons à comprendre.

3.1. La spatialité numérique

Internet demande une (re)lecture spatiale des lieux interactionnels, car il entraine une hybridation de l’espace en associant matériel et immatériel, analogique et numérique, au point de changer les qualités spatiales de notre monde (Beaude, 2012). La principale qualité d’Internet est de créer de l’espace commun, et donc un espace social « en ceci que la société est faite de liens sociaux et plus généralement de contacts, qui suppose un espace d’interaction » (Beaude, 2012 : 11). Internet rend possible une action en commun : l’interaction.

Internet est un espace qui permet de gagner de l’espace-temps en augmentant le potentiel d’interaction sociale : il met en relation « le plus efficacement possible le plus de réalités (densité) différentes (diversité) possibles » (Beaude, 2012 :35), ce qui permet de faire le plus de choses possibles en moins d’espace et en moins de temps.

23 Rappelons ici que les communications sur Internet ne manquent pas de «traces corporelles», de portraits photos, de descriptions, de personnifications des utilisateurs. (Casilli, 2011a)

L’hybridation n’est pas un mélange de deux espaces mais une complexification de notre façon d’être au monde (Vial, 2013). L’espace hybride « multiplie[r] les lieux et les installe[r] en réseaux à la fois concrets et symboliques » (Di Méo, 2000 : 42).

Figure 10 : représentation de l'espace hybride, d’après Beaude (2012) Comme le représente la figure 10, le lieu peut se configurer sur des logiques territoriales, de contiguïté et des logiques réticulaires basées sur la connexité. L’hybridation permet de miser à la fois sur la densité et sur la diversité des échanges. Ainsi, cette perception de l’espace hybride remet en question les notions de proximité et de voisinage, c’est à dire « l’ensemble des espaces considérés comme proches par un acteur quels que soient les régimes de proximité utilisés pour les réunir au contact » (Lussault, 2007 : 66).

La logique spatiale d’Internet est celle d’une proximité topologique, de la connexité, alors que la logique du territoire est celle de la contiguïté, de la proximité topographique (Lussault, 2007 ; Beaude, 2012). L’espace physique de la classe comme espace d’action, repose sur une logique locale et sur la contiguïté des acteurs, leur rassemblement dans un espace physique commun. L’espace formatif en ligne repose sur une logique de connexité : la proximité ne repose plus sur une contiguïté spatiale mais réticulaire, elle s’appuie sur les relations de réseau (cf. chapitre 4).

L’hybridation de l’espace rend ces multiples espaces co-disponibles, comme autant de lieux qui vont établir la co-présence des autres de manières différentes. L’hybridation de l’espace « accroit le nombre d’espaces des acteurs qui peuvent être reconnus et utilisés » (Thrift,

2008 : 17) et produit « de nouveaux types d’espaces non seulement attentifs et réceptifs, mais aussi formatifs » construits par des grains spatiaux différents. « La connexité (être en relation) s’ajoute –voire s’impose- à la contiguïté (être à côté) comme principe de structuration du territoire » (Offner, 2000 : 227) de formation. Cette complexification du monde, en proposant une multiplication de manières d’agir, est « le remaniement le plus important de l’expérience qui a lieu actuellement » (Thrift, 2008 : 23).

3.2. Les relations entre les lieux de l’espace formatif : des

modes d’interspatialité

Le potentiel des lieux est renouvelé par l’articulation d’échelles différentes et par des régimes d’ « interspatialité » (Lévy et Lussault, 2003) divers. L’intérêt de cette hybridation de l’espace pour la formation est l’association d’un territoire, basé sur le contrôle et l’appropriation à l’ouverture des réseaux. Ainsi, à mesure que les objets connectés se multiplient et s’articulent entre eux, « nos relations avec les choses physiques –sociality with objects »- pren[nent] une nouvelle ampleur » (Bidet et al., 2013 : 179)24 et libèrent nos activités d’un espace purement territorial pour créer des « hétérotopies », espaces sociaux « flottants » en dehors des espaces physiques habituels (Blin, 2013).

La complexité des relations entre les lieux dans des espaces hybrides peut se penser par la notion d’ « interspatialité ». Cette notion a l’intérêt de faire émerger des rapports entre les lieux, que ces rapports soient positifs (rapports de synergie, de coopération…) ou négatifs (concurrence, conflits). L’interspatialité est l’interaction qu’entretiennent les espaces entre eux, selon trois modes : l’interface, la cospatialité et l’emboîtement :

• un premier mode est celui de l’ « interface » que Lévy et Lussault (2003) définissent comme une famille de relations entre espaces qui se réalise sous forme de contact par juxtaposition (p.522). Les espaces se jouxtent. Le lien de connexion est souvent celui de la limite, de la frontière.

• un deuxième mode est celui de la « cospatialité ». La cospatialité est un espace feuilleté qui fait interagir des lieux nés d’agencements différents. Pour Lévy et Lussault (2033), « une des figures les plus stimulantes de la cospatialité est représentée par la cospatialité des territoires et des réseaux » (p.214), dont les « commutateurs » sont les objets connectés. Les dispositifs hybrides d’apprentissage

24 l’activité collective est indexée à un environnement peuplé d'objets (Adé, 2010) qui sont des médiateurs sémiotiques (Lemke, 2000).

semblent installer ce type d’interspatialité. L’absence de cospatialité y existe pourtant. Lévy et Lussault (2003) la définissent comme « la non-interaction de plusieurs opérateurs intervenant dans un espace apparemment commun mais non réellement partagé » (p.214), ces séparations pouvant être fonctionnelles, culturelles ou sociales. • le troisième mode est celui de l’ « emboîtement » « qui relie les espaces par une

transformation scalaire (petit/grand) et par une inclusion de l’un dans l’autre » (p.306). Les auteurs rappellent que « inclure ou englober n’équivaut pas à contenir » (ibid.) et que cette relation d’inclusion est ouverte, c’est à dire que chaque partie de l’ensemble constitué forme un tout.

Ces notions servirons à notre analyse pour déterminer la façon dont les acteurs organisent leurs lieux de formation entre les différents espaces à leur disposition.

3.3. Du sens des arbitrages entre les lieux

L’hybridation du dispositif se traduit par de nouveaux espaces à investir et de nouvelles compétitions entre ces espaces. Les relations qu’entretiennent ces espaces proposent de nouvelles options qui peuvent être aussi bien vécues en termes de coopération et de compétitions. Ces choix ne se font pas seulement en termes de praticité, mais véhiculent aussi des éléments identitaires et peuvent reposer sur des valeurs. Activer un espace en agissant, c’est lui donner du sens et donc de la valeur. Les lieux d’Internet expriment ainsi « des arbitrages individuels qui y trouvent un espace pertinent pour l’action » (Beaude, 2012 : 114) mais aussi modifient ce qu’il est possible d’entreprendre. Les pratiques sont rediscutées au regard des virtualités que propose Internet.

Dans cette perspective, Internet est un espace qui permettrait d’étendre et d’accroitre les possibilités de connexions et d’offrir une plus large gamme d’endroits de connaissance, caractérisés par des configurations de temps, d’espace, d’acteurs et d’objets aux qualités distinctives. C’est la flexibilité spatiale qui fait l’attrait d’Internet pour l’éducation. L’espace n’est pas un matériau neutre et la pratique est une évaluation de la valeur de l’espace dans le contexte de la situation d’action. Or, les nouveaux espaces de l’Internet sont particulièrement ouverts à la transformation, peu sédimentés notamment pour ce qui est des pratiques d’apprentissage. Agir dans les espaces hybrides, c’est trouver le bon arrangement spatial pour l’apprentissage et donc, être capable de gérer la flexibilité des agencements d’espace, donner du sens et de la valeur à cette hybridité et gérer des processus collectifs et individuels d’arbitrage entre les virtualités de ces espaces. Donner du sens à l’apprentissage dans le

dispositif hybride, c’est donner de la valeur aux espaces, numériques ou non. L’espace d’apprentissage (et d’enseignement) est un agencement particulier qui se réinvente sans cesse, au gré de ces arbitrages et par les relations que les individus entretiennent avec leur environnement (espaces, groupes, institutions, objets, idées…) ; les stabilisations sont toujours provisoires.

Les arbitrages entre ces espaces dépendent de facteurs variés que nous déclinerons dans la suite de notre cadre théorique : les dispositions et postures des acteurs face aux technologies (chapitre 3), les affordances perçues de ces espaces pour l’apprentissage (chapitres 3 à 5), mais également par des structures attentionnelles construites par l’artefact et par l’acteur agissant. C’est à travers des régimes d’attention que les acteurs agissent dans l’espace en ligne et témoignent de la valeur qu’ils donnent à l’espace de formation médiatisé.