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2 Bref historique du fantastique symboliste

2.2 L’héritage

2.2.3 Un héritage français

2.2.3.4 Théophile Gautier

Théophile Gautier est un fantastiqueur à part entière, influencé par Nodier comme par Mérimée273, mais aussi par les romans gothiques que selon ses propres déclarations il prit plaisir à parcourir : « Gautier lui-même nous rappelle dans son ouvrage intitulé Les Jeunes-France qu’il aimait lire les romans gothiques : “Je m’amusais comme une portière à lire Les Mystères du château d’Udolphe, Le château des Pyrénées, ou tout autre roman d’Ann Radcliffe ; j’avais du plaisir à avoir peur” »274. Nous lui devons de nombreux contes cultivant cette frontière

ambigüe empêchant le lecteur de pleinement déterminer si ce qu’il lit se rattache plus au réel

269 LEMONNIER Léon, Edgar Poe et les conteurs français, op.cit., p. 22. 270 RICHARD Jean-Pierre, Poésie et profondeur, op.cit., p. 110.

271 SCHNEIDER Marcel, Histoire de la littérature fantastique en France, op.cit., p. 213. 272 RICHARD Jean-Pierre, Poésie et profondeur, op.cit., p. 95.

273 RICHER Jean, Études et recherches sur Théophile Gautier prosateur, op.cit., p. 37.

274 PÉDRON Delphine, « Les aberrations de l’espace dans le texte fantastique : étude de “La Morte amoureuse”

80 ou à un autre monde, à la fois proche et éloigné du nôtre. Tout comme chez Charles Nodier, le rêve prend une place à part dans l’œuvre de Gautier, il nous suffit de voir pour cela « La Cafetière » (1831), un de ses premiers contes, « Omphale » (1834), « La Morte amoureuse » (1836), « Le pied de la momie » (1840) et d’autres encore pour nous en rendre compte. Mais le fantastique de Gautier n’était pas seulement onirique, mais aussi superstitieux, avec « Jettatura » (1856)275 par exemple, comme nous le fait remarquer Jean Richer dans son étude sur l’auteur : « […] chez Gautier, le recours au fantastique vient nourrir une superstition fondamentale et trahit l’inquiétude de l’écrivain touchant les mystères de la vie et de la mort ou encore les liens qui unissent les âmes à travers le temps et l’espace »276. Remarque à mettre en

parallèle avec les déclarations de sa fille, Judith Gautier, épouse de Catulle Mendès, qui était très proche des milieux ésotériques et occultes du XIXe siècle : « Il se figurait l’homme environné d’un réseau de forces inconnues, de courants, d’influences, bonnes ou mauvaises, qu’il fallait utiliser ou éviter »277. Ou encore : « Il croyait à la fatalité, au sens occulte des

songes, aux envoûtements et à toutes les superstitions que les esprits forts appellent populaires »278. Pour reprendre les mots de Marcel Schneider, « Gautier avait une fabrique de

sensibilité et une attitude d’esprit qui disposent au fantastique »279, il était perméable aux idées de l’existence d’une réalité autre, sans pour autant sombrer dans un quelconque dogmatisme. Sur ce point, ses contes peuvent parfois même relever d’une forme de témoignage. Il n’est pas anodin que dans nombre des contes de Gautier, le narrateur n’ait pas de nom, ou se nomme parfois même Théophile (« La Pipe d’opium » (1838), « L’Âme de la maison » (1839)) ou Théodore dont le rapprochement homophonique est évident (« La Cafetière » (1831), « Sous la table » (1833)).

Il est probable que tout comme les symbolistes quelques années plus tard, Théophile Gautier ait cherché dans cette réalité autre un moyen d’évasion. Grand voyageur280, à une

époque où le trajet lui-même est une aventure, l’auteur de Voyage en Espagne (1843) a pu récolter de multiples sensations étrangères, notamment en provenance de l’Orient, dont il s’est servi dans ses contes. « Une nuit de Cléopâtre » (1838) en est un exemple marquant. Cet

275 Voir RICHER Jean, Études et recherches sur Théophile Gautier prosateur, op.cit., p. 31. 276 Ibid., p. 25.

277 GAUTIER Judith ; citée par SCHNEIDER Marcel, Histoire de la littérature fantastique en France, op.cit., p.

223.

278 GAUTIER Judith ; citée par RICHER Jean, Études et recherches sur Théophile Gautier prosateur, op.cit., p.

59.

279 SCHNEIDER Marcel, Histoire de la littérature fantastique en France, op.cit., p. 224. 280 Voir RICHER Jean, Études et recherches sur Théophile Gautier prosateur, op.cit., p. 66.

81 orientalisme qui se retrouve aussi dans le symbolisme, rappelons par exemple la figure de Salomé, était un moyen de voyager à la fois dans l’espace et le temps :

Toute sa vie, Gautier, comme Lamartine, comme Nerval, comme Flaubert, s’est senti en sympathie avec l’Orient. Il croyait trouver dans le voyage en orient un dépaysement dans l’espace en même temps qu’une remontée dans le temps puisqu’il se persuadait qu’il avait vécu en Égypte ou en Turquie quelqu’une de ses existences antérieures281.

Ce à quoi Jean Richer ajoute que « [l]’écrivain avait toujours eu le goût du dépaysement, du voyage dans l’espace ou le temps »282. C’est ce « goût du dépaysement », cette recherche

d’un ailleurs, qui se retrouve à nourrir le fantastique de Gautier.

Les symbolistes partagent de plus avec cet auteur un goût de l’hermétisme, comme nous pouvons l’observer avec cette déclaration : « Pour notre compte, nous aimons assez l’art hiéroglyphique, escarpé, où l’on n’entre pas comme chez soi ; il faut relever la foule jusqu’à l’œuvre et non rabaisser l’œuvre jusqu’à la foule. Si la pente ne peut être gravie par les intelligences vulgaires, tant pis pour les jambes faiblardes et les jarrets sans nerfs »283. Nous retrouvons ici l’idée selon laquelle l’art ne peut être laissé à la portée du médiocre, il est plein d’expériences et de valeurs à saisir, mais seulement par ceux qui le peuvent. Ainsi, à travers la préciosité de l’orientalisme, la sensibilité à une réalité obscure, la volonté de s’évader à l’aide de « tout ce qui n’existe pas »284, et l’hermétisme recherché, nous pouvons tout à fait affilier les auteurs de contes fantastiques symbolistes à Théophile Gautier. Il n’est plus seulement aujourd’hui le précurseur du Parnasse, l’auteur de la formule « l’art pour l’art » revendiquée dans la préface à Mademoiselle de Maupin (1835) : perçu comme « une sorte de frère spirituel de Nerval, on rappelle volontiers qu’il fut le maître et le patron de Baudelaire et de Mallarmé »

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