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1 Le symbolisme

1.5 Une littérature de réaction

1.5.2 La recherche d’un « ailleurs »

1.5.2.1 L’imagination

Cette recherche d’un refuge est selon nous une caractéristique primordiale du symbolisme qui se définit dans sa réaction au monde dans lequel il vit. Le mouvement, ou plutôt la multitude d’artistes qui le composent, se trouvent à la recherche d’un « ailleurs », loin d’un monde où tout est défini à l’avance par des rapports d’héritage comme semblent l’avancer les récits de Zola inspirés par la médecine expérimentale de Claude Bernard, ou les théories de

101 HUYSMANS Joris-Karl, À Rebours, op.cit., p. 57-58.

102 GRAUBY Françoise, La création mythique à l’époque du Symbolisme. Histoire, analyse et interprétation des

mythes fondamentaux du Symbolisme, op.cit., p. 8-9.

48 Darwin104. Ce fragment des Poèmes saturniens (1866) de Verlaine illustre selon nous à merveille, quoiqu’à l’avance, le rapport des symbolistes et du monde :

Le monde, que troublait leur parole profonde, Les exile. À leur tour ils exilent le monde !105

Huysmans déclare d’ailleurs dans sa préface écrite 20 ans après À Rebours : « Je cherchais à m’évader d’un cul-de-sac où je suffoquais, mais je n’avais aucun plan déterminé et À Rebours, qui me libéra d’une littérature sans issue, en m’aérant, est un ouvrage parfaitement inconscient, imaginé sans idées préconçues, sans intentions réservées d’avenir, sans rien du tout »106. Nous percevons bien ici la volonté de détachement du naturalisme, illustré par un « cul-de-sac », et cette recherche d’exil oxygénant, thématique récurrente chez des Esseintes, qui trahit les aspirations de son auteur : « Dans l’univers huysmansien, la lancinante nostalgie des ailleurs a une résonnance métaphysique. L’insatisfaction de Joris-Karl Huysmans se nourrira constamment du fallacieux espoir d’aboutir à un havre, à une “demeure permanente” »107.

Ainsi les artistes symbolistes cherchent à développer un monde clos, appartenant à eux seuls, insensibles à cette déréliction ressentie du monde, leur permettant de fuir là-bas, « parmi l’écume inconnue et les cieux » selon les aspirations de Mallarmé déçu par les plaisirs matériels108. Par leur travail artistique, ils trouveraient « un moyen commode de vivre en se soustrayant au sérieux de la vie »109, non pas qu’ils soient plus lâches que les autres, mais simplement parce que leur conception individualiste de l’art les pousse à se mettre à part, « hors de l’ennui et la banalité de l’existence quotidienne en raffinant le plus possible sur la sensation »110. C’est ce que relèvent les auteurs du Roman célibataire qui déclarent que chez les auteurs symbolistes, se « cristallise l’utopie d’un monde romanesque totalement replié sur lui-même, doté d’une langue qui se met en dehors de toute socialité et en dehors de l’histoire, pour refaire en vase clos un univers à part entière, comble de l’artifice et de l’intellect ».111 Transparaît ainsi dans les œuvres d’auteurs comme Huysmans, Schwob, Gourmont ou Rodenbach le chronotope de la tour112, dans lequel le héros symboliste est, ou se croit, à l’abri

104 CITI Pierre, « La notion de milieu. Le roman et l’idée de décadence vers 1870 » in L’esprit de décadence I,

colloque de Nantes du 21 au 24 avril 1976, Paris, Librairie Minard, 1980, p. 45.

105 VERLAINE Paul, Poèmes saturniens, Paris, Alphonse Lemerre, libraire-éditeur, 1867, p. 7. 106 HUYSMANS Joris-Karl, À Rebours, op.cit., p. 54.

107 LOBET Marcel, J.-K. Huysmans ou le témoin écorché, op.cit., p. 44.

108 BAILLOT Arthur, Influence de la philosophie de Schopenhauer en France (1860-1900), op.cit., p. 289. 109 BLANCHOT Maurice, L’Espace littéraire, Paris, Gallimard, 1955, p. 47.

110 PIERROT Jean, L’Imaginaire décadent (1880-1900), op.cit., p. 62.

111 BERTRAND Jean-Pierre et al., Le roman célibataire. D’« À Rebours » à « Paludes », Paris, Librairie José

Corti, 1996, p. 17.

49 des influences extérieures, au-dessus de la médiocrité du monde. Les symbolistes procèdent à une apologie de l’isolement qui peut très bien d’abord être physique pour ensuite devenir spirituel. À cet effet, le bureau de Marcel Schwob tel que le présente Nathalie Prince nous fait penser au studiolo, « espace de l’intime »113 servant de refuge intellectuel pour méditer, travailler, composer :

Et certains écrivains, quoique mariés, semblent tout de même coupés du monde par des aspirations esthétiques qui les détournent des platitudes de la vie réelle, comme Marcel Schwob, dont l’isolement dans son appartement du Palais Royal n’est rompu que par les visites de ses pairs, qu’il s’agisse de Robert de Montesquiou ou de Remy de Gourmont114.

Présentation à laquelle s’ajoute la description que fait André Gide du domicile de l’auteur du Roi au masque d’or :

Marcel Schwob occupait, quand je fis sa connaissance rue de l’Université, un entre-deux des plus bizarres. Son petit appartement était situé à mi-étage, entre le deux et le trois ; ce qui expliquait qu’il fût extrêmement bas de plafond. Je crois bien qu’il n’y avait que deux pièces : celle où il vous recevait était encombrée de livres et de paperasses115.

Il est par ailleurs amusant de mettre ce témoignage en rapport avec celui de Régnier, qui dans une page de son journal d’avril 1891 qualifie ainsi le domicile de Gide : « Intérieur mâle. Salon d’un jurisconsulte du sentiment »116.

Mais outre cette mise à l’écart physique, qui n’était évidemment pas le lot de tous, était recherché un ailleurs spirituel, un souvenir des voyages de Gérard de Nerval, de ceux qui ne déçoivent pas117, à l’image de des Esseintes craignant « les cruelles désillusions »118 des départs entrepris. Le potentiel de l’esprit, les contrées imaginées, sont jugées par les symbolistes plus belles que le réel. Régnier fait ainsi l’apologie du voyage intérieur en tant que refuge intellectuel :

Ici la vie est assez monotone : elle a lieu en va et vient inutiles et si je n’avais pas la distraction intérieure de quelques poèmes en pensée, d’un drame écrasant à écrire et que je ne pourrai sans doute jamais mener à bien, d’un long conte spécieux et ornementé dont je raffine les raisonnements et dont je projette les fioritures, si je n’avais pas quelques beaux livres là, sur ma table pour me compenser par avance le dégoût des mauvaises pages que j’écrirais, si je n’avais pas eu dans ma pauvre vie deux ou trois moments dont je me souviens continuellement, je m’ennuierais à crier et je prendrai le train et la nef pour aller vous rejoindre119.

113 SCHAEFFER Jean-Marie, L’expérience esthétique, Paris, Gallimard, 2015, p. 295.

114 PRINCE Nathalie, Les Célibataires du fantastique. Essai sur le personnage célibataire dans la littérature

fantastique de la fin du XIXe siècle, op.cit., p. 25-26.

115 GIDE André, Journal, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1951, p. 814.

116 GIDE André et RÉGNIER Henri de, Correspondance (1891-1911), édition établie, présentée et annotée par

David J. Niederauer et Heather Franklyn, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 1997, p. 12.

117 RICHARD Jean-Pierre, Poésie et profondeur, Paris, Éditions du Seuil, 1955, p. 20. 118 HUYSMANS Joris-Karl, À Rebours, op.cit., p. 244

50 Sont ainsi décrits les délices et la tyrannie de la vie intérieure, même si un tel état de grâce éprouve parfois ses limites comme l’auteur l’exprime dans une autre lettre à Gide du trois mars 1895 dans laquelle il déplore un manque de vivacité intérieure qui lui fait ressentir pleinement les lourdeurs de la vie. Seule la vivacité de l’imagination, faculté mise au rang de reine par Baudelaire, peut offrir le meilleur des exils, celui qui ne dépend que de soi et où la médiocrité ne peut nous atteindre120. Cette « puissance majeure de la nature humaine »121 était reconnue comme telle par le symbolisme et considérée, après Baudelaire, comme « une faculté quasi divine, qui perçoit tout d’abord, en dehors des méthodes philosophiques, les rapports intimes et secrets des choses, les correspondances et les analogies »122. Nous le comprenons bien, l’imagination est devenue pour les artistes symbolistes la clef de l’aspect secret de ce monde, celui où tout est à chercher et à redécouvrir, en dehors des lois et des découvertes d’un positivisme navrant.