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1 Le symbolisme

1.5 Une littérature de réaction

1.5.3 L’expérimentation formelle

Nous avons pu définir le symbolisme comme une littérature de réaction, qui souhaite se libérer des entraves créées par les courants littéraires antérieurs. Il y a ainsi une véritable prise de liberté de la part des écrivains symbolistes, cherchant, comme nous l’avons constaté, un refuge dans une philosophie, des mythes ou le langage. Marcel Cressot constate à ce propos qu’« [u]ne des premières certitudes qui se présentent à l’esprit de l’écrivain de 1880, c’est qu’en matière de langue, exception faite de quelques recettes impérieuses, il jouit d’une liberté complète »142, et il ajoute par la suite : « Tout en utilisant les ressources de la langue familière, tout en faisant feu de tout bois, l’homme de lettres est convaincu que le trait spécifique qui le distingue du vulgaire, ce doit être une langue fleurie de mots rares, de mots “inouïs” »143. Nous

retrouvons ici la constatation faite précédemment d’une recherche de vocables rares, mais nous pouvons toucher à une nouvelle dimension de ce phénomène : l’expérimentation. En effet, la recherche d’un ailleurs à travers des mots au sens revisité s’accompagne d’un renouveau formel. Puisque tout est considéré comme ayant été dit par un naturalisme ou un classicisme qui tournent en rond, qui ressassent les mêmes idées à l’aide des mêmes paroles, ce qui reste à explorer et à renouveler, c’est justement la forme. Le fait perd ainsi donc de son importance au profit de la manière de le dire.

Il y a donc volonté de créer une langue qui serait seulement poétique, sans aucune dimension narrative. Le « Symbolisme voit, sous l’influence de Rimbaud et Mallarmé, l’évolution d’une “rhétorique des genres”, le récit est repoussé de la poésie qui se doit de rester “pure”, il y a exclusion de la prose et mépris de la littérature représentative »144. Bertrand Vibert relève notamment dans « La poésie sans le vers » de Todorov que « la poésie rimbaldienne n’est plus représentative, mais présentative, c’est-à-dire que nous comprenons le sens des mots écrits sans pouvoir les mettre dans un ensemble. Il y a une indétermination contextuelle qui nous empêche de nous représenter la scène et qui nous oblige à nous rattacher aux mots seuls »145. Ainsi, le narratif est évacué de la poésie pour renforcer son aspect évocatoire, à la discrétion de chacun.

142 CRESSOT Marcel, La phrase et le vocabulaire de J.-K. Huysmans, op.cit., p. 3. 143 Ibid., p. 6.

144 MICHELET JACQUOD Valéry, Le Roman symboliste : un art de l’ « extrême conscience », op.cit., p. 18-19. 145 VIBERT Bertrand, Poète, même en prose. Le recueil des contes symbolistes, op.cit., p. 40.

56 À travers une étude de Poésie et récit de Dominique Combe, Bertrand Vibert retient trois propositions :

• « l’exclusion du narratif de la poésie est un héritage de Mallarmé qui conduit à une nouvelle “rhétorique des genres” »146

• « l’exclusion du narratif – qui sera radicalisée dans les poétiques postérieures à Mallarmé – ne va pas chez lui sans nuances et ambivalences »147, comme tout style et tout rythme peut être versification pour l’amphitryon de la rue de Rome

• « l’exclusion du narratif procède d’un dualisme essentialiste que perpétuent voire renforcent toutes les tentatives qui prétendent l’abolir ou la dépasser »148

La prose et les récits narratifs semblent donc être très éloignés des intérêts symbolistes, loin de leurs considérations artistiques. Valéry Michelet Jacquod remarque même que certains ne considèrent le symbolisme que comme un mouvement poétique :

Quant à Alfred Vallette, qui sera pourtant le futur directeur du Mercure de France, compagnon de lettre de nombreux écrivains symbolistes et romancier lui-même, il remet en cause dès 1886 l’existence d’une prose narrative à l’intérieur du mouvement : “Le symbolisme demeurera là où il est : dans la poésie. C’est là – et là seulement – qu’il peut espérer quelques années d’existence à l’état d’école”149.

Pourtant, la prose n’est pas à oublier dans le symbolisme et loin de là, Henri de Régnier va même jusqu’à déclamer dans une lettre dédiée à André Gide : « Ah la prose, la terrible prose ! »150 alors qu’il est en prise avec elle. Lucien Muhlfeld dans sa « Chronique de la littérature » fait remarquer qu’elle n’était pas étrangère à ceux qui étaient parfois abusivement considérés comme des poètes exclusifs : « Dans le groupe des jeunes hommes de lettres qu’on appelle avec le moins d’impropriété des symbolistes, c’est-à-dire, n’est-ce pas, des poètes bizarres, on peut sans crainte d’erreur affirmer l’excellence de quelques prosateurs »151.

Mallarmé lui-même s’approcha de la prose, datant par ailleurs la recherche d’un renouveau de la forme à la mort de Victor Hugo, car les « formules prosodiques singulières [étaient] jusque- là étouffées par celui qui a “personnifié” le vers » 152. La prose s’est ainsi développée au sein

du symbolisme d’abord sous la forme de poèmes en prose :

146 Ibid. p. 29. 147 Ibid. 148 Ibid.

149 MICHELET JACQUOD Valéry, Le Roman symboliste : un art de l’ « extrême conscience », op.cit., p. 14. 150 GIDE André et RÉGNIER Henri de, Correspondance (1891-1911), op.cit., p. 59.

151 MUHLFELD Lucien, « Chronique de la littérature » in La revue blanche tome V (deuxième semestre 1893),

Genève, Slatkine Reprints, 1968, p. 241.

57 le caractère oxymorique de la formule du “poème en prose”, exprimant à la fois la révolte contre un ordre établi, une volonté de briser la forme - “qui écrit en prose se révolte contre les conventions métriques et stylistiques” – et l’ambition de créer une forme nouvelle par la synthèse supérieure de la poésie et du récit - “qui écrit un poème vise à créer une forme organisée, fermée sur soi, soustraite au temps”153.

Ces poèmes en prose, illustrent ainsi parfaitement la recherche formelle du mouvement en même temps que sa volonté révolutionnaire. Cette forme si particulière, « le suc concret, l’osmazôme de la littérature, l’huile essentielle de l’art »154 selon des Esseintes, est souvent

perçue comme un héritage baudelairien, dont paru de manière posthume, en 1869, Petits poèmes en prose. Ce recueil de poèmes regroupe des morceaux rédigés entre 1857 et 1864 dont certains sont parus dans divers journaux comme L’Artiste ou Le Figaro. Marcel Cressot déclare à ce propos :

Nous ne devons pas seulement à Baudelaire, en dehors d’une esthétique générale, l’invention de la correspondance, l’intuition de la méprise, le curieux bariolage des mots qui vont de la majesté parnassienne à la vulgarité et à l’encanaillement ; nous lui devons le renouvellement de la prose, et les Petits Poèmes en prose marquent sans doute la plus grande révolution qu’ait connue la phrase française depuis le romantisme155.

Mais Noël Richard fait surtout remarquer que c’est à la suite de Baudelaire, ainsi qu’à celle d’Aloysius Bertrand, dont Gaspard de la nuit parut aussi à titre posthume en 1842, que Mallarmé composera des poèmes en prose156. Il est vrai qu’il est injuste d’oublier ce que Baudelaire doit à Aloysius Bertrand, lui-même expérimentateur dans ses vers et dans sa prose157, influence que l’auteur des Fleurs du mal reconnut lui-même :

J'ai une petite confession à vous faire. C'est en feuilletant, pour la vingtième fois au moins, le fameux Gaspard de la Nuit d'Aloysius Bertrand (un livre connu de vous, de moi et de quelques-uns de nos amis, n'a-t-il pas tous les droits à être appelé fameux ?) que l'idée m'est venue de tenter quelque chose d'analogue, et d'appliquer à la description de la vie moderne, ou plutôt d'une vie moderne et plus abstraite, le procédé qu'il avait appliqué à la peinture de la vie ancienne, si étrangement pittoresque158.

Mais les poèmes en prose ne sont pas les seuls œuvres des symbolistes s’éloignant du vers. Les travaux du Roman célibataire et du Roman symboliste : un art de l’ « extrême conscience », deux ouvrages auxquels nous nous sommes déjà référés, ont pu démontrer à l’envi que la prose narrative n’était pas délaissée par le symbolisme, et qu’elle était même au

153 MICHELET JACQUOD Valéry, Le Roman symboliste : un art de l’ « extrême conscience », op.cit., p. 77. 154 HUYSMANS Joris-Karl, À Rebours, op.cit., p. 320.

155 CRESSOT Marcel, La phrase et le vocabulaire de J.-K. Huysmans, op.cit., p. 9. 156 RICHARD Noël, Profils Symbolistes, op.cit., p. 20.

157 Voir à ce propos l’article de BONENFANT Luc, « Le vers détourné : Aloysus Bertrand et la réinvention de la

prose » in Romantisme, 2004, no 123, p. 41-52.

158 BAUDELAIRE Charles, Lettre à Arsène Houssaye, Noël 1861, Correspondance tome II, Paris, Gallimard,

58 contraire le sujet d’une approche particulière de la littérature : la prise en compte des pensées du moi dans son positionnement par rapport au monde dans lequel il vit. Des auteurs comme Georges Rodenbach, chez qui « [l]a prose, qu’il s’agisse du roman ou du conte, n’est pas reléguée, comme chez ses confrères à la marge de l’œuvre »159, ou comme Marcel Schwob, plus connu par ses recueils de contes ou ses articles que ses vers, en sont des exemples flagrants. La différenciation de genres au sein de la prose à cette époque n’était pas des plus évidentes. Le roman se distinguait évidemment des genres plus brefs, mais parmi ces courts récits, les frontières étaient plus floues. Magdalena Wandzioch fait remarquer que « tout au long du XIXe siècle règne l’ambigüité voire la circularité notionnelle : les termes nouvelle et conte fonctionnent comme synonymes, désignant toute forme du récit court, indépendamment du caractère réaliste ou insolite des événements présentés »160, déclaration qui se rapproche de celle de Daniel Grojnowski : « les appellations Conte et nouvelle peuvent paraître parfois interchangeables au XIXe et au XXe siècles »161. Il est d’ailleurs intéressant de faire remarquer

que l’auteur de Lire la nouvelle considère Cœur double (1891) de Marcel Schwob comme un recueil de nouvelles162. Poèmes en prose, contes et nouvelles sont des appellations à la

démarcation obscure : le conte semble être un entre-deux par son « aura de poésie » dont ne saurait se prévaloir la nouvelle163, et son côté anecdotique dont n’a pas besoin le poème en prose164. Selon Bertrand Vibert, « tout se passe comme si les poètes qui ont renoncé à une poésie essentiellement narrative avaient trouvé dans les contes un exutoire, ou un prolongement de leur imagination créatrice », d’autant plus que la poésie ne semblait devoir se rattacher qu’à des émotions, tandis que la nouvelle relevait plus de la mimésis se rapprochant ainsi d’un naturalisme réprouvé. Nous pouvons conclure ce travail de distinction à l’aide de ces mots de l’auteur de Poète, même en prose :

le conte poétique en prose s’affirme et s’épanouit dans les années 1880-1900 chez des écrivains convaincus de la supériorité absolue de l’art et de la poésie comme valeurs mais que leur culture classique, leur connaissance des littératures étrangères et même la fréquentation des maîtres ne prédispose pas à être tout uniment des contempteurs du récit165.

Poèmes en prose, contes et nouvelles partagent néanmoins une caractéristique primordiale, si nous nous penchons sur la littérature de la fin du XIXe siècle et ses recherches

159 ZBIERSKA-MOŚCICKA Judyta, « Le conte à l’époque du symbolisme en Belgique », op.cit., p. 1. 160 WANDZIOCH Magdalena, Nouvelles fantastiques au XIXe siècle : jeu avec la peur, op.cit., p. 10.

161 GROJNOWSKI Daniel, Lire la nouvelle, Paris, Dunod, 1993, p. 7. 162 Ibid., p. 30.

163 VIBERT Bertrand. Poète, même en prose. Le recueil des contes symbolistes, op.cit., p. 21

164 ZBIERSKA-MOŚCICKA Judyta, « Le conte à l’époque du symbolisme en Belgique », op. cit., p. 26. 165 VIBERT Bertrand, Poète, même en prose. Le recueil des contes symbolistes, op.cit., p. 36.

59 formelles : la brièveté. Les symbolistes semblent, en effet, privilégier les œuvres courtes, exception faite des romans comme À Rebours, Sixtine ou Bruges-la-morte et les autres retenus dans Le Roman célibataire et Le Roman symboliste : un art de l’ « extrême conscience », encore que la plupart de ces œuvres plus longues semblent être composées de brèves parties mises à la suite. La déclaration de Villiers de L’Isle Adam est sur ce point éclairante : « sauf accident, un roman n’est qu’un conte stupidement délayé »166, révélant l’importance du conte à cette époque

et le dédain pour une forme plus longue, qui peut aussi être perçue comme une réaction aux feuilletons à rallonge d’Eugène Sue et Alexandre Dumas, ou aux longs romans de Zola : « Dans les vingt dernières années du XIXe siècle […] l’intention visible était de mettre à l’épreuve la forme romanesque primitive en renonçant à ses ingrédients usuels, en prenant le contrepied d’un art qui, depuis un siècle environ, se réclamait du réalisme et de ses valeurs »167. La forme

brève est en effet la forme rêvée pour l’expérimentation comme le fait remarquer Edgar Poe pour qui « le conte est évidemment le plus beau champ d’exercice qui puisse s’offrir au talent, dans les vastes domaines de la prose pure »168 ; ou encore Maurice Maeterlinck qui « considère

la forme du conte (ou de la nouvelle) comme lieu d’expérimentation littéraire et, plus particulièrement stylistique »169. En effet, il est plus facile dans un premier temps pour l’auteur de développer une nouvelle forme qui se tienne sur quelques pages que sur une œuvre de longue haleine. Cela réclame un important investissement artistique et personnel, l’œuvre de toute une vie parfois, et les récits brefs favorisent les essais multiples, jusqu’à atteindre la perfection souhaitée. Perfection justement plus atteignable dans ses effets, si nous nous remémorons les propos tenus par Baudelaire :

Elle [la nouvelle] a sur le roman à vastes proportions cet immense avantage que sa brièveté ajoute à l’intensité de l’effet. Cette lecture, qui peut être accomplie tout d’une haleine, laisse dans l’esprit un souvenir bien plus puissant qu’une lecture brisée, interrompue souvent par le tracas des affaires et le soin des intérêts mondains. L’unité d’impression, la totalité d’effet est un avantage immense qui peut donner à ce genre de composition une supériorité tout à fait particulière170.

La brièveté en arrive ainsi à se mettre au service d’une littérature du surnaturel en intensifiant ses effets, étant donné que « le récit bref est le lieu de prédilection de l’expérience du surnaturel car pour être toléré, le fantastique ne doit paraître qu’à dose infime et pour une

166 DAIREAUX Max, Villiers de l’Isle-Adam, la vie et l’œuvre, Paris, Desclée de Brouwer, 1936, p. 188, cité par

VIBERT Bertrand, Poète, même en prose. Le recueil des contes symbolistes, op.cit., p. 65.

167 BERTRAND Jean-Pierre et al., Le roman célibataire. D’« À Rebours » à « Paludes », op.cit., p. 7. 168 POE Edgar, « Le conte et le poème », Mercure de France, 1892/08, p. 334.

169 ZBIERSKA-MOŚCICKA Judyta, « Le conte à l’époque du symbolisme en Belgique », op.cit., p. 48.

170 BAUDELAIRE Charles, « Notes nouvelles sur Edgar Poe » in POE Edgar Allan, Nouvelles histoires

60 durée limitée »171. Ce privilège donné aux courts récits est aussi dû, selon Valérie Michelet Jacquod, aux formats de publication : « L’époque “décadente” voit en littérature le règne du conte. La multiplication des journaux assure un public à ce genre rapide et léger [sic] »172. Néanmoins, cela peut paraître bien contradictoire pour un mouvement qui exprimait un mépris du nombre, y compris dans ses parutions, comme le déclare Alfred Vallette : « il est cependant possible que, sans jamais cesser d’être clairs, nous n’écrivions pas absolument de ce style et sur ces idées qui s’imposent aux auteurs ambitieux d’accaparer tous les suffrages, et qui partant se résignent à une banalité de bon ton »173. Parmi toutes ces appréciations de la brièveté, nous privilégions donc l’explication expérimentatrice pour justifier son usage, motif qui se rapproche plus de l’esprit symboliste qu’un souci que nous pourrions qualifier de « commercial ».

Ainsi, les contes fantastiques de notre corpus apparaissent comme une incarnation parfaite des intérêts du mouvement symboliste : brefs récits qui ne dédaignent pas la poétique et le mystère, qui font fi de la mimésis, ou en jouent. Le fantastique symboliste fait donc office d’expérimentation de révolte et à travers le conte « qui, par la brièveté et le naturel est le genre le plus propre à créer un effet intense »174, porte de nombreuses valeurs du symbolisme.