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1 L’espace du « sujet »

1.1 Le recours aux personnages

1.1.2 Portrait du personnage fantastique symboliste

1.1.2.3 Un attrait pour l’étrange

De nombreux auteurs de notre corpus étaient perçus de leur vivant comme des originaux : Schwob pour son érudition, Gourmont et Mauclair pour leur froide analyse, Régnier et Rodenbach pour leur mélancolie et leur penchant au rêve, Lorrain et Rachilde pour leur sauvagerie. Ils partageaient tous une insatiable curiosité qui les incitait bien souvent à voir au- delà des acquis de la pensée commune. Il n’est donc en rien étonnant que leurs écrits témoignent de cet aspect de leur personnalité. En effet, le narrateur ou la personne victime du surnaturel dans les contes fantastiques symbolistes sont fréquemment passionnés par les mystères du monde dans lequel ils vivent. À l’instar des symbolistes et de leur intérêt pour tout ce qui touche au mysticisme, les personnages figurés dans les récits témoignent d’une soif pour l’étrange. Le surnaturel peut alors parfois apparaître comme une punition similaire à celle d’Icare qui s’est trop approché du soleil : à vouloir pénétrer trop loin dans les arcanes du monde, ils ont éveillé des forces échappant totalement à leur contrôle. Cela est tout d’abord particulièrement flagrant dans le conte de Mauclair, « Le Regard dans l’infini ». Le narrateur, alors qu’il raconte son histoire à un destinataire anonyme, déclare : « tu sais quel fut toujours mon goût pour ce qui est caché » (CO 518), goût partagé par Nora sa compagne, « étrange, disposée à la philosophie avec une rare et subtile puissance, telle qu’on n’en rencontre point chez les femmes » (CO 517), touchée par « la maladie de l’infini » (CO 519). Cette maladie est décrite ainsi : « C’était un mal hyperphysique qui ne laissait aucune trace et qui n’était pas la folie, mais qui usait intérieurement. Je devinais un perpétuel, muet, inconscient et immense effort de cette âme pour s’évader du corps et toucher l’objet universel de ses pensées » (CO 519-520). Nora et son « regard double des mystiques véritables » (CO 518) est donc mue par une soif de savoir et d’explorer qui dépasse les réalités de son monde. C’est ce goût pour l’évanescent et le mystérieux qui la perdra : elle s’est dématérialisée peu à peu jusqu’à se perdre dans ce « spectacle du ciel et de la nuit » (CO 520) qui la passionnait tant. Elle fut donc punie de son

120 intérêt trop fort pour les choses cachées de ce monde, punissant par la même occasion le narrateur et son goût pour l’étrange, amoureux de cet être qui touchait à l’immatériel.

Une thématique similaire se retrouve dans « Béatrice » : le couple formé par la femme éponyme et le narrateur sont, tout comme dans « Le Regard dans l’infini », passionnés par ce qui relève de la métaphysique, notamment à travers les écrits de grecs anciens :

Nous avions lu longtemps ensemble les immortels poètes des Grecs, mais surtout nous avions étudié les philosophes des premiers temps, et nous pleurions les poèmes de Xénophane et d’Empédocle, que nul œil humain ne verra plus. Platon nous charmait par la grâce infinie de son éloquence, quoique nous eussions repoussé l’idée qu’il se faisait de l’âme, jusqu’au jour où deux vers que ce divin sage avait écrits dans sa jeunesse me révélèrent sa véritable pensée et me plongèrent dans le malheur.

Voici ce terrible distique qui frappa un jour mes yeux dans le livre d’un grammairien de la décadence :

Tandis que je baisais Agathon, mon âme est venue sur mes lèvres : Elle voulait, l’infortunée, passée en lui ! (CD 92-93)

Une telle exaltation pour la question de l’âme et de son transfert comme véritable amour amènera le couple à sa perte : Béatrice mourra d’une consomption mystique pour que son amant récupère son âme au moment de son dernier souffle. Cette expérience conduira le narrateur à se suicider, ne supportant plus d’entendre la voix de Béatrice au lieu de la sienne : « la voix n’est autre chose que le mouvement des molécules de l’air sous l’impulsion d’une âme ; et l’âme de Béatrice était en moi, mais je ne pouvais comprendre et sentir que sa voix » (CD 95). Encore une fois, un couple est châtié pour avoir été trop loin dans son goût du mystère, dans son exploration métaphysique.

Ces ailes brûlées par l’intrusion véritable du surnaturel dans le monde réel se retrouvent aussi dans :

• « Les Clefs d’or » avec Fallea montrant « un goût passionné, et anormalement beau chez une femme [sic], pour les choses du songe et tout ce qui est emblématique : parlant du mystère comme d’un jardin, et des fleurs ou des baisers comme de raisonnements abstraits » (CO 502-503).

• « Les Portes de l’opium », dont le narrateur éprouvait « une curiosité extravagante de la vie humaine » (CD 102), curiosité le poussant dans une étrange demeure, et qui sera, après consommation de la drogue, assailli par un « désir d’étrangeté » (CD 106) le faisant se ruer vers la « femme peinte en l’implorant » (CD106). Femme pour qui il abandonnera toute sa fortune et qui le fera se retrouver « perdu, pauvre comme Job, nu comme Job » (CD 107).

121 • « Dharana », avec Alexis Pranne, que nous avons déjà évoqué, à la recherche « des esprits invisibles, causes des phénomènes visibles » (H 51), parmi lesquels l’homme vit, et qui pour cela a exploré toutes les sciences mystiques (H 55-56).

• « Le Faune », dont la femme qui ne veut plus « de songes dociles et lamentables » (HM 156) aura, pour exaucer son souhait trop légèrement prononcé, affaire à un être « si laid, avec sa face de bouc cruel, si laid et si bestial et ivre d’une volonté si précise et si basse » (HM 158).

Nous pouvons donc en conclure que le personnage symboliste est souvent intrigué par les mystères du monde, faisant certainement écho aux questionnements des auteurs symbolistes eux-mêmes. Le châtiment s’abattant sur la personne ayant été trop loin dans ses souhaits ou son exploration peut donc apparaître comme un motif récurrent au sein du fantastique symboliste. Il peut s’apparenter au « pan-déterminisme », sur lequel s’est attardé Todorov dans son étude sur le fantastique, qui est une conception selon laquelle : « tout, jusqu’à la rencontre de diverses séries causales (ou “hasard”), doit avoir sa cause, au plein sens du mot, même si celle-ci ne peut être que d’ordre surnaturel »63. Rechercher au-delà des limites de ce monde revient à se

condamner : vouloir les dépasser, s’abstraire du physique, implique une punition qui provient justement de cet « ailleurs ».

Après avoir étudié la place réservée au sexe féminin et l’attrait pour l’étrange ressortant de notre corpus, il est intéressant de remarquer l’importance que le désir peut prendre dans les récits analysés. Comme le fait remarquer Roger Bozzetto à propos de « Véra » de Villiers de l’Isle-Adam, nous pouvons en conclure, en étendant sa pensée, que le narrateur fantastique crée « un espace magique »64 ayant pour but de favoriser l’accomplissement de ses vœux. Ceci

explique en partie la recherche de solitude et de retrait que nous avons relevée, permettant au personnage de se créer un espace à sa mesure, dans lequel ses souhaits peuvent se réaliser, pas forcément pour son plus grand bien.