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1 L’espace du « sujet »

1.1 Le recours aux personnages

1.1.3 L’espace intérieur des personnages

1.1.3.1 L’impressionnisme littéraire

Henri Peyre faisait du Verlaine de 1872-1874, ce que nous souhaitons nommer après Marcel Cressot65 un impressionniste littéraire : « Après tant de poésie classique, romantique et parnassienne qui expliquait, dissertait, raisonnait, en tout cas dépassait la sensation, Verlaine, par tempérament, avait préféré se laisser effleurer, parfois pénétrer, par les paysages, les objets, refusant de les interpréter ou de leur demander leur secret »66. Par impressionnisme littéraire, est entendu un rapport établi par l’auteur entre le paysage et lui ou ses personnages. L’espace dans lequel se déplace et vit le personnage devient ainsi porteur de sens : en décrivant le paysage qu’il perçoit autour de lui, il le peuple d’images intimes en négligeant un éventuel rapport de cause à effet, s’en tenant « aux données immédiates de la sensation »67. Il révèle des éléments

de son intériorité. L’espace autour du personnage devient un écrin à l’expression de son moi dans une fusion et parfois même une confusion entre sujet et objet, comme le fait remarquer Robin Beauchat : « l’utilisation du monde extérieur pour figurer l’intériorité remet aussi en cause, à sa manière, la frontière entre sujet et objet »68. Cet impressionnisme littéraire n’était pas étranger aux symbolistes, loin de là, comme a pu le relever Jean-Nicolas Illouz :

Si toutefois le monde extérieur existe pour les écrivains symbolistes, c’est seulement dans la mesure où il peut servir de support à une projection des sentiments, de manière à objectiver en quelque sorte une subjectivité trop “volatile” en elle-même, – de manière aussi à rendre sensibles les “analogies” secrètes qui relient l’âme et le monde69.

Et comme peut en témoigner ce passage de Gustave Kahn, qui date de 1888, traitant de l’influence du paysage sur la pensée et l’effet réciproque :

Un paysage, par exemple, frappe et conquiert d’abord par la sévérité ou l’inflexion douce de ses lignes. Une impression nette se produit, l’homme est intéressé ou attendri ; s’il passe rapidement il n’emportera que ce heurt bref sur sa rétine et son cerveau, déjà différent d’ailleurs, selon l’heure qui irradie ou assombrit le paysage ; si quelque instant il s’arrête, se pénètre des conditions partielles de la beauté de ce paysage, soit les petits rythmes de ses courbes, soit l’architecture de ses arbres, soit la disposition des tapis de verdure, la

65 CRESSOT Marcel, La phrase et le vocabulaire de J.-K. Huysmans, op.cit., p. 16. 66 PEYRE HENRI, Qu’est-ce que le symbolisme ?, op.cit., p. 91.

67 CRESSOT Marcel, La phrase et le vocabulaire de J.-K. Huysmans, op.cit., p. 16.

68 BEAUCHAT Robin, « Deuils, mélancolie et objets. “Véra” de Villiers de l’Isle-Adam et Bruges-la-Morte de

Rodenbach » in Poétique, 2004/4, no 140, p. 483-484. 69 ILLOUZ Jean-Nicolas, Le Symbolisme, op.cit., p. 124.

123 présence ou l’absence de l’eau, la rigidité des branches ou le rythme général du vent dans les feuilles, aussi la cadence ou le bruit qui se dégage du demi-silence du paysage, il se créera en lui des associations d’idées, le paysage ne sera plus ce qu’il est exactement, mais l’heure du rêve du passant. Ce rêve sera modifié par ceci que le passant sera heureux ou malheureux, simplement de bonne ou mauvaise humeur, affairé ou oisif70.

Charles Merki, en parlant de l’œuvre de Rodenbach, décrit des procédés d’impressionnisme littéraire, mélangeant émotions et lieux pour que l’un et l’autre se révèlent et se soulignent. Ainsi, Rodenbach « avait entrepris de traduire tout un ordre d’émotions et de faits d’une subtilité souvent étrange : le frisson de l’eau, l’ombre des nuages, l’angoisse de la nuit approchante, le mystère des yeux, tout l’insaisissable de l’ambiance dans la maison, tout ce qui poigne et séduit dans un paysage d’édifices et de quais mirés en un canal mort »71.

Nous pouvons rapprocher l’impressionnisme littéraire de la « sémiotisation » de l’espace, théorisée par Iouri Lotman72. Son étude relève plus de l’ordre culturel qu’individuel,

mais nous pensons qu’elle conserve tout son sens malgré une échelle plus restreinte, lui-même traitant parfois de l’individu. Selon Lotman donc, les cultures se distinguent dans le sens qu’elles confèrent à l’espace : « Toute culture commence par diviser le monde en “mon” espace interne et “leur” espace externe »73. L’ensemble de leurs valeurs, de leurs convictions et de

leurs habitudes se traduit en ce que nous nommons couramment une « vision du monde ». Ainsi, le même espace n’est pas perçu de la même façon par deux cultures différentes, ou par deux individus distincts, du fait de leur intériorité influençant cette perception : « Le monde extérieur, dans lequel l’être humain se trouve immergé, est sujet à sémiotisation afin de devenir un facteur culturel »74, que nous pourrions surtout qualifier de différenciant. Un espace partagé par deux individus ne sera ainsi pas identique pour les deux, cette sémiotisation étant partie intégrante du processus identificatoire. Au sein des récits fantastiques symbolistes, nous pouvons alors relever des narrateurs ou personnages révélant une part d’eux-mêmes, de leurs émotions et de leurs sentiments par la façon dont ils rendent compte du monde qui les entoure, et cela de manière d’autant plus commode qu’ils se retrouvent seuls ou en retrait. Par exemple dans « Les Clefs d’or », le narrateur lie clairement son humeur à l’espace qui l’entoure :

Du balcon de bois, nos regards se perdaient dans le demi-jour des feuilles où flottaient vers la plaine violette, selon que nous nous accoudions à la fenêtre de l’orient ou à celle de l’occident, en sorte qu’une obscurité verdâtre emplissait les chambres tournées vers l’est et que celles qui s’éclairaient à l’ouest étaient baignées d’une clarté vive. Cette disposition

70 KHAN Gustave, « Chronique de la littérature et de l’art » in La Revue indépendante tome VII (avril-juin 1888),

Genève, Slatkine Reprints, 1971, p. 346.

71 MERKI Charles, « Georges Rodenbach » in Mercure de France, 1899/02, p. 339.

72 LOTMAN Iouri, La sémiosphère, Limoges, Presses Universitaires de Limoges, 1999, p. 21. 73 Ibid.

124 plaisait à nos âmes : suivant leur joie ou leur penchant à la tristesse, nous nous reposions dans des lumières appropriées à nos pensées (CO 517).

De même, dans « Les Digitales », une nouvelle fois, au moment où Luc est assailli du désir de prendre ses filles, son environnement revêt des teintes toutes particulières :

Et dès que cette idée l’eut touché, toutes les choses prirent apparence d’un crime ancien, et se tournèrent vers l’intention du mal. Le ciel au déclin fut rose comme une chair d’enfant, la brume se dénoua en chevelure, les feuilles frôlèrent comme des femmes attardées, et l’ombre de la maison conseilla des fièvres funestes (CO 608).

Mais des exemples ne se trouvent pas uniquement chez Mauclair. Dans « Le Heurtoir vivant », le narrateur associe avec sa nouvelle compagne des lieux à des humeurs et des actions. Dans les bouges, la débauche et le meurtre ; dans les marais le stupre ; près d’un fleuve, dans un petit jardin cultivé, la tranquillité et le bonheur ; dans une ville étrangère, le doute, le mystère et l’adultère (CJ 521-522). Dans « Les Striges », alors que le narrateur semble être hypnotisé, la description qu’il fait de l’espace marque l’apaisement qui touche son esprit :

La lune se mit à briller avec une lumière plus pâle ; les ombres des meubles et des amphores se confondirent avec la noirceur du sol. Mes yeux, qui erraient, tombèrent sur la campagne et je vis le ciel et la terre s’illuminer d’une lueur douce, où les buissons lointains s’évanouissaient, où les peupliers ne marquaient plus que de longues lignes grises. Il me sembla que le vent s’apaisait et que les feuilles ne remuaient plus : je vis des ombres glisser derrière la haie du jardin. Puis mes paupières me parurent de plomb et se fermèrent ; je sentis des frôlements très légers (CD 33).

Dans « La Flûte », le rendu du paysage marin est dépendant de l’état d’esprit du narrateur :

Pendant de longues journées sombres, le navire avait plongé, le nez en avant, à travers les masses d’eaux vertes crêtelées d’écume. Le ciel noir semblait se rapprocher de l’Océan, même au-dessus de nos têtes ; l’horizon seul était entouré d’une marque livide, et nous errions sur le pont comme des vagabonds (MO 435).

Description qui s’oppose à celle faite un peu plus loin alors qu’un semblant d’espoir renaît, que le marin est en possession de sa part du butin : « Après le partage le ciel s’éclaircit graduellement et l’obscurité commença à s’ouvrir. D’abord des nuages roulèrent, et les brumes se déchirèrent ; puis le cercle livide de l’horizon se teignit d’un jaune plus éclatant ; l’Océan refléta les choses avec des couleurs moins sombres » (MO 437).

Les différents auteurs de notre corpus ont donc recours à un espace-objet qui se fond avec le personnage-sujet pour mieux l’exposer, jusqu’au plus intime de ses pensées. C’est ce que fait remarquer Gérard Genette en notifiant que la description, à l’opposé de la narration, peut être d’ordre décoratif, mais aussi explicatif ou symbolique. Ainsi, ce qu’il relève chez Balzac transparaît clairement chez les fantastiqueurs symbolistes, comme quoi des éléments qui servent à décrire l’espace, révèlent et justifient en même temps le statut et la psychologie des

125 personnages75. Renata Bizek-Tatara insiste sur cette idée lorsqu’elle déclare qu’ « [e]n montrant l’être-au-monde du personnage et son rapport à la quotidienneté, ils [les auteurs] mettent en lumière certains traits de son caractère, ses désirs et ses répulsions, et complètent par ailleurs son portrait psychologique »76. L’espace acquiert ainsi un rôle bien supérieur à celui d’un simple cadre, il se mêle et s’intrique avec le personnage, ce qui témoigne de l’importance du sujet chez les symbolistes : « Si les paysages imaginaires de la littérature fin de siècle renvoient indéfiniment le sujet à lui-même, c’est en définitive que le moi – avec sa profondeur de mystère et d’infini – constitue, pour les symbolistes, l’unique objet de l’art »77. Ce Moi étudié et

décortiqué dans ses descriptions de l’espace, poussé jusque dans des retranchements surnaturels, devient à son tour lieu et cocon du fantastique. Pour reprendre les termes de Renata Bizek-Tatara :

En devenant le lieu de l’épiphanie du fantastique, le personnage humain par essence devient fantastique par existence et s’érige lui-même en phénomène : le surnaturel se loge en lui, dans son propre corps dont il prend possession et qu’il modifie ; il affecte également son âme, délite sa conscience, fragmente son je, afin de le déchirer, l’altérer ou le faire disparaître78.

D’où l’importance pour notre étude spatiale du fantastique de nous pencher sur l’espace intérieur.