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Le fantastique symboliste : un fantastique aliénant

Il n’y eut bien évidemment pas qu’un seul type de fantastique symboliste se détachant nettement du fantastique des autres courants littéraires : il n’existe ni frontière tranchée, ni no man’s land au-delà desquels aucun texte n’oserait glisser un mot, facilitant la différenciation des récits fantastiques de différentes époques. Les jeux d’inspiration et d’innovation sont tels que certains textes se révèlent en effet purement symbolistes alors que d’autres, tout en restant attachés à cette période, emploient des éléments reconnaissables dans des écrits fantastiques antérieurs. C’est pour cela que dans notre définition du fantastique symboliste, nous nous efforcerons de tracer les traits particuliers de ces récits de l’imaginaire, sans pour autant être catégorique, conscient du nombre de contes se trouvant à la frontière de plusieurs acceptions du fantastique. À vrai dire, il serait peut-être même intéressant de pousser cette considération de la subjectivité jusqu’au bout et d’établir différentes conceptions du fantastique propres à chaque auteur. Malheureusement, ou heureusement pour la spontanéité du genre, tout fantastiqueur ne fut pas théoricien, et il est même probable que nombre d’entre eux rédigea du fantastique sans le distinguer consciemment du merveilleux ou des autres genres de l’imaginaire. Nous nous contenterons donc ici de relever certaines particularités prégnantes de ce que nous nommons le fantastique symboliste, afin de mieux prendre conscience des ressorts des récits qui s’y rattachent.

337 FANTINI Stéphane, « Fantastique, merveilleux scientifique et maîtrise du territoire » in VION-DURY Juliette

et al. (dir.), Littératures et espaces. op.cit., p. 451.

92 Il nous faut avant tout, pour parler au mieux de fantastique symboliste, relever la limitation du genre faite par Jean Fabre à propos du rêve, de la folie ou des hallucinations qui ne sont pas fantastiques d’après lui, mais fantasmatiques. En effet, il souligne que :

pas plus que le fantasme en général n’est en soi fantastique ni même surnaturel ; il n’est pas en lui-même rupture avec la norme. Il faut pour cela qu’il transgresse son statut naturel de jardin privé de l’inconscient, de clôture insulaire et, qu’en interférant sur la réalité il crée le Surnaturel qu’il est alors loisible pour l’écrivain de traiter de manière merveilleuse ou fantastique339.

C’est-à-dire que pour l’auteur du Miroir de la Sorcière, un texte n’est fantastique que s’il se complaît dans le surnaturel, que si le monde déployé dans le texte s’est objectivement ouvert à l’irréel. Nous pourrions ici faire à Fabre le même reproche qu’il fit à Todorov, en pointant un « resserrement excessif de la notion »340, accompagné d’une « insuffisance de

l’étude en diachronie »341. En continuant à reprendre ses termes, un « tour d’écrou » de trop a,

à notre sens, été porté au fantastique. Selon nous, le fantastique survient même si le monde déployé dans le texte s’est subjectivement ouvert à l’irréel, et c’est même un élément primordial en ce qui concerne le fantastique symboliste.

Pour reprendre l’expression de Nathalie Prince à propos du fantastique de la fin du XIXe

siècle : « Ce n’est plus un fantastique de l’au-delà, mais de l’en-deçà »342. C’est donc un fantastique faisant appel à un surnaturel bien souvent issu de l’esprit du narrateur ou du personnage : « Aux éléments sataniques ou macabres se substituera de plus en plus, dans la production fantastique de l’époque, ce fantastique psycho-pathologique lié à la description de phénomènes marginaux et exceptionnels »343. L’emploi des monstres et créatures provenant des croyances populaires s’est réduit, le recours aux superstitions a laissé la place, comme matériel fantastique, aux avancées psychologiques de la période. Comme le relève Gwenhaël Ponnau, déjà dans les années 1850 :

Le surnaturel […] n’est plus exclusivement lié aux manifestations de l’au-delà, extérieures à l’homme : les fées et le cortège des bons ou des mauvais génies, la théorie des sorcières et les légions de démons ont peu à peu cédé la place à des individus qui éprouvent en eux- mêmes les effets d’une étrangeté dont la source possible, et rarement reconnue par le personnage lui-même, se situe dans cet abîme qu’est devenu l’esprit344.

339 FABRE Jean, Le miroir de la sorcière. Essai sur la littérature fantastique, op.cit., p. 124. 340 Ibid., p. 190.

341 Ibid.

342 PRINCE Nathalie, Les Célibataires du fantastique. Essai sur le personnage célibataire dans la littérature

fantastique de la fin du XIXe siècle, op.cit., p. 105.

343 PIERROT Jean, L’Imaginaire décadent (1880-1900), op.cit., p. 200. 344 PONNAU Gwenhaël, La folie dans la littérature fantastique, op.cit., p. 45.

93 Ce phénomène s’est renforcé par la suite, surtout durant la période symboliste, où certains critiques en sont venus à parler de fantastique intérieur. Ainsi, ce qualificatif est employé par Anatole France qui décrit le fantastique de Marcel Schwob comme « tout intérieur » :

il résulte soit de la construction bizarre des cerveaux qu’il étudie, soit du pittoresque des superstitions qui hantent ses personnages [donc à travers une appropriation individuelle], ou tout simplement d’une idée violente chez des gens très simples. Il ne nous montre ni spectre ni fantômes ; il nous montre des hallucinés. Et leurs hallucinations suffisent à nous épouvanter345.

L’auteur de Cœur double, dans son article « La perversité », a justement présenté les êtres fantastiques comme résultant de l’intériorité de l’être, de sa perversité346. Selon lui, seuls

les artistes sont capables d’extraire et de maîtriser ces êtres issus de l’imagination, sans pour autant sombrer dans la folie347. Les artistes frôlent donc et explorent une frontière bien

dangereuse, ce qui permet à Nathalie Prince de déclarer : « L’en-deçà du crâne, voilà le nouvel au-delà de ce fantastique, sans doute plus terrible que les anciennes frayeurs surnaturelles. Car le monstre s’est logé dans l’âme même du personnage ou du narrateur, qui ne saurait fuir sans se disjoindre »348. Enfin, cette pénétration de l’intime par le fantastique fut aussi perçue par Lucien Mulhfeld, chroniqueur de La revue blanche, pour qui : « Le fantastique symboliste, serait l’imagination introspective. Soit une série de phénomènes perçus. À leur occasion l’imagination peut s’emballer en un délire de complications et de substitutions »349. Encore

qu’ici la confusion avec le réalisme magique puisse se faire.

Le fantastique symboliste est donc caractérisé par une relégation des superstitions au profit de l’exploration d’un espace intérieur. L’influence de Poe semble se faire ainsi plus prégnante que celle d’Hoffmann, surtout si l’on tient compte de cette note de Camille Mauclair à propos de l’auteur des Histoires extraordinaires : « Son imagination consiste non pas à créer un monde chimérique éloigné du nôtre, mais à pénétrer notre monde et à en extraire l’étrangeté par les enquêtes psychologiques les plus imprévues »350. Léon Lemonnier ajoute même que le poète d’outre-Atlantique a :

345 FRANCE Anatole, « M. Marcel Schwob » in La Vie littéraire. 4e série, Paris, Calmann-Lévy, 1921, p. 322-

323.

346 SCHWOB Marcel, « La perversité » in Mercure de France, 1892/03, p. 195. 347 Ibid., p. 196-197.

348 PRINCE Nathalie, « PER RETRO. La littérature fantastique des années 1880-1900 » in Petit musée des

horreurs. Nouvelles fantastiques, cruelles et macabres, Paris, Robert Laffont, 2008, p. XVIII.

349 MULHFELD Lucien, « Chronique de littérature » in La revue blanche tome VI (premier semestre 1894),

Genève, Slatkine Reprints, 1968, p. 178.

350 MAUCLAIR Camille, L’Art en silence, Paris, Ollendorff, 1901, p. 19-21, cité par PIERROT Jean, L’Imaginaire

94 épuré, mieux encore qu’Hoffmann, les sources du fantastique. D’abord, il a éliminé toute superstition. On ne trouvera point chez lui de paysans naïfs terrorisés par des légendes à dormir debout ; il ne se sert point d’incantations, ni de magie noire ou blanche. Quand par hasard il fait intervenir le diable, c’est toujours dans un conte humoristique351.

Il est pourtant important selon nous de ne pas dénigrer non plus Hoffmann qui a lui- même beaucoup œuvré pour détacher le fantastique des créatures et apparitions communes aux croyances populaires352. Néanmoins, même si les effets fantastiques, les éléments surnaturels, de ses contes trouvaient bien souvent leur source dans l’esprit de ses personnages, Hoffmann ne pénétrait pas leurs pensées, ne disséquait pas leur psychisme comme ont pu le faire Poe et les fantastiqueurs symbolistes à sa suite. Il faut aussi rappeler, dans cet intérêt du fantastique pour l’intériorité, une influence des avancées scientifiques du XIXe siècle, surtout en ce qui

concerne les études psychologiques. Comme le fait judicieusement remarquer François Rousset :

On ne peut plus décrire ni exploiter narrativement les troubles de la perception humaine de la même façon, selon que ceux-ci sont considérés dans une perspective morale ou médicale. Et le fantastique est peut-être le premier domaine de la création littéraire qui est touché par cette évidence353.

Les travaux de Jean-Martin Charcot notamment, ont marqué les artistes de son siècle et ont donc eu une influence certaine sur les sujets traités artistiquement : « À force d’être observé, le moi devient plein d’étrangeté, à lui-même mystérieux et secret, et suscite des angoisses, réveilles des obsessions, accentue des monomanies »354.

Cependant, nous avons déjà démontré précédemment en quoi le symbolisme s’était formé dans sa réaction au positivisme. Ainsi, l’article de Jules Delassus, « Les Incubes et les Succubes, étude », paru en mai 1897, nous permet de nous rendre compte de combien à la fin du XIXe siècle le détachement des superstitions permis par les avancées scientifiques se faisait

dans une atmosphère où le mysticisme n’était pas répudié pour autant. L’auteur nous laisse tout d’abord percevoir le pas pris par les avancées psychologiques sur les superstitions : « La science officielle est aujourd’hui de l’avis de Paul Éginète. Pour elle, il n’y a pas d’intervention étrangère. Les cas fréquents d’hallucination érotique observés par les médecins sont le résultat de troubles nerveux. Ce sont de simples variétés de l’érotomanie, du satyriasis et de la

351 LEMONNIER Léon, Edgar Poe et les conteurs français, op.cit., p. 23.

352 SCHNEIDER Marcel, Histoire de la littérature fantastique en France, op.cit., p. 156.

353 ROUSSET François, « Le langage du fantastique. Stratégies et fatalité du réemploi » in Poétique 2011/2, n°

166, p. 212.

354 PRINCE Nathalie, « La peur chez soi, de soi, en soi » in Petit musée des horreurs. Nouvelles fantastiques,

95 nymphomanie. La grande névrose explique tout »355. Pourtant, un peu plus loin dans le même article, nous pouvons lire : « il faut bien admettre l’existence du plan astral, dont les savants de bonne foi, au courant des découvertes de la science, ne peuvent plus nier l’existence, affirmée depuis des milliers d’années par tous les collèges initiatiques, par tous les adeptes »356.

« L’existence du plan astral », sans en aucun cas la remettre en cause, n’a pourtant pas réellement, à notre connaissance, été prouvée scientifiquement. Nous ressentons donc bien à travers cet article la relation délicate qui s’était tissée, en cette fin de siècle, entre la science et le mysticisme, entre un besoin d’expliquer et un besoin de croire. Le fantastique symboliste incarne pleinement cette problématique. En explorant l’intériorité des individus, il met à jour des éléments effrayants dignes des légendes les plus noires, sans pour autant chercher tout le temps à en donner une explication rationnelle. Il se développe donc sur des avancées scientifiques, sans pour autant dénigrer l’aspect spirituel que peuvent revêtir rêves et folie.

C’est pour cela qu’au-delà d’un fantastique intérieur, nous tenons à considérer le fantastique symboliste comme un fantastique « aliénant », illustrant une double crise du Moi. Nous entendons par là un fantastique qui fait de la subjectivité un espace intérieur, dans lequel des éléments surnaturels peuvent s’introduire pour spolier le sujet de tout refuge intime. Ainsi, cet ailleurs tant recherché par les symbolistes prend une place prédominante, mais se révèle par la même occasion ne pas être à l’abri de toute hostilité. C’est ici que se révèle cette double crise du Moi : l’intériorité du sujet prend une dimension importante en tant que refuge, il y a un recentrement sur lui, illustré par l’idéalisme notamment, pour échapper au monde. Pourtant, même dans cet ailleurs intime, le danger peut surgir, encore plus pernicieux. Cette remarque de Valérie Michelet Jacquod s’applique ainsi particulièrement aux symbolistes : « La littérature fin-de-siècle, dans sa quête d’une identité pour le Moi, expérimente la part de néant qui accompagne la révélation d’une nature dynamique de la conscience, et goûte à la condition divisée »357. Le fantastique symboliste, outre sa pénétration de l’intime, est donc caractérisé par la recherche d’un refuge, mais qui sera malheureusement violé par le surnaturel. C’est en partie ce que révèle Nathalie Prince lorsqu’elle parle du « chez-soi » des célibataires de la fin du XIXe

siècle : « Le célibataire, en effet, sédentaire et casanier, oriente aussi nécessairement un nouvel espace fantastique, le chez-soi, espace familier mais qu’il voit devenir hostile, sinon énigmatique »358.

355 DELASSUS Jules, « Les Incubes et les Succubes, étude » in Mercure de France, 1897/05, p. 209. 356 Ibid., p. 211.

357 MICHELET JACQUOD Valéry, Le Roman symboliste : un art de l’ « extrême conscience », op.cit., p. 104. 358 PRINCE Nathalie, Les Célibataires du fantastique. Essai sur le personnage célibataire dans la littérature

96 À notre tour, nous souhaitons relever cette problématique spatiale d’aliénation ; c’est-à- dire de dépossession ou de déprivation, mais qui dans les contes symbolistes en particulier en arrive à toucher l’espace le plus intime du sujet. Il peut donc y avoir aliénation physique, mais aussi psychologique du fantastique symboliste. Nous allons ainsi analyser, à travers notre corpus, des contes qui explorent la folie, mais qui mettent aussi en scène des refuges ou des volontés de solitude, qui partagent comme motif récurrent une irruption qui va parfois jusqu’à la dépossession d’un espace qui se veut familier. « Le Faune » de Remy de Gourmont est un très bon exemple d’intrusion et ce, au sens physique et spatial. Le personnage principal féminin recherche, dès le début du conte, un endroit où se retirer, et s’enferme dans sa chambre. Le narrateur, externe et omniscient, permet de connaître les pensées qui animent les actes du personnage : « Remerciant sa femme de chambre, elle tira le verrou et, alors, se sentant bien seule, se sentit libre et moins malheureuse »359. Nous retrouvons donc bien ici le refuge dans la

solitude, la mise à l’écart du monde à l’aide d’un espace familier dans lequel se retrouver. Cette mise à l’écart va par la suite se prolonger au sein de la rêverie, et pour cela un seuil est franchi dans la narration. Jusqu’ici les pensées de la femme étaient rendues de manière relativement neutre, mais l’on se met soudainement à suivre avec plus de détails ses émotions et les butées de sa pensée :

La voilà redevenue toute petite fille qui s’en va à la messe blanche – dans son lit, qui s’endort en rêvant aux gâteries de l’Enfant Jésus…

… Non, c’est banal ! Tout le monde à de ces visions d’antan, de ces attendrissements annuels ! (HM 156)

Ces points de suspension, cette interjection et ce jugement porté sur la pensée précédente, sont un moyen pour Gourmont de faire pénétrer au lecteur la pensée de la femme, pensée dans laquelle va s’introduire, quelques lignes plus loin, le fantastique sous la forme d’un incube : « L’incube épars dans la chambre tiède rassemblait ses atomes et se matérialisait… » (HM 157) Ainsi, ce conte illustre parfaitement ce que nous entendons par fantastique aliénant : il y a mise en avant d’un espace intime dans lequel le surnaturel s’immisce et prend ses aises. La folie et la perte de liberté peuvent être avancées de manière concomitante. Évidemment l’emploi de l’espace par le fantastique symboliste ne se limite pas à cela, et nous étudierons les multiples recours à l’espace de manière plus concrète dans notre partie analytique.

Selon nous, le fantastique aliénant, s’il ne dit pas « le malaise d’une civilisation »360, il dit au moins celui d’un courant littéraire. Il est ainsi caractéristique du symbolisme en regard

359 GOURMONT Remy de, Histoires magiques, in VIBERT Bertrand, Contes symbolistes. Volume II, Grenoble,

Ellug, 2011, p. 155. Noté désormais en HM suivi du numéro de page.

97 de toutes les problématiques du mouvement que nous avons pu mettre en avant. La volonté d’un ré-enchantement du monde combinée à la recherche d’un ailleurs, d’un lieu d’évasion, trouvent dans les contes fantastiques un moyen de pleinement s’exprimer. Dans le même temps, ces contes et leur surnaturel trahissent, comme le relève Nathalie Prince, les inquiétudes de leurs auteurs : « Si la peur naît d’un monde objectif inchangé ou anodin, c’est sans doute que l’esprit et le cœur qui ont peur sont en quelque sorte déjà malades et que cet événement anodin a révélé des profondeurs psychiques »361. En révélant le Moi et ses peurs les plus profondes, les fantastiqueurs pouvaient ainsi confronter les lecteurs à leur vision du monde ainsi qu’à une meilleure connaissance d’eux-mêmes et d’autrui. Mais nous reviendrons plus tard sur ce point, primordial dans notre étude362.