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1 L’espace du « sujet »

1.1 Le recours aux personnages

1.1.4 L’aliénation par le fantastique

1.1.4.3 La dépossession

Ce procédé de dépossession est selon nous particulièrement intéressant en ce qu’il révèle la manière dont l’auteur joue avec ses personnages pour les plonger dans l’irréel. L’auteur semble s’amuser, jeu ô combien sadique, à créer un mouvement de possession-dépossession

134 créant une vulnérabilité de la victime du fantastique. Pour parvenir à ce procédé, le narrateur ou la personne vivant le récit semble peu à peu s’approprier l’espace dans lequel elle se trouve, jusqu’à parfois le faire sien. Mais le surnaturel se manifeste alors, reprenant cet espace dans une dépossession qui laisse l’individu sans plus aucuns repères, impuissant et dans une situation précaire. L’exemple de transformation en « espace-monstre » du « Récit de la dame aux sept miroirs » n’exclut pas ce phénomène de dépossession : la jeune fille voit son espace vital, hérité de son père, se réduire jour après jour, échappant à son contrôle, jusqu’à ce que plus rien ne lui reste.

« Les Embaumeuses » offre une illustration complète de ce procédé avec un narrateur qui ne s’habitue à un lieu que pour mieux s’en faire surprendre. Le narrateur et son frère, Ophélion, après un long et exténuant voyage vers on ne sait quelle direction, arrivent en vue d’un village composé de « coupoles blanches de petite dimension, disposées en cercle et [qu’] Ophélion fut d’avis […] de les examiner » (MO 336). De là, ils sont accueillis par une femme habitant l’une de ces coupoles. Il est intéressant de relever, dans un premier temps, l’ensemble des verbes et adjectifs qui rendent compte de l’environnement du narrateur, mais dans une approximation certaine. Le personnage principal n’est ainsi pas sûr de ce qui l’entoure, étranger en un lieu qu’il ne maîtrise pas. En s’approchant du village, il déclare que « l’obscurité était grande » (MO 336). De même, en observant les coupoles lors de son arrivée il mentionne que « [l]’ouverture de ces portes était sombre » (MO 336), description suivie de celle de l’entrée, « obscure ainsi que la salle ronde sous la coupole » (MO 337). Même dans la coupole, il ne peut pas vraiment détailler son nouvel habitat « à la faible lueur de la lampe qui était posée à terre » (MO 337). Par la suite, lorsque le narrateur se réveille durant la nuit sans voir son frère à ses côtés, il s’en va à sa recherche et explore ce mystérieux village. Au cours de son exploration, il parvient à en dévoiler le secret, expliquant qu’il s’agit en fait d’un village d’embaumeuses. Il est intéressant de remarquer le changement qui se fait dans la perception du narrateur lors de cette recherche. Contrairement à ce qui précède, il ne fait plus qu’apercevoir et distinguer des formes, mais il « voit ». Une fois qu’il « compri[t] […] l’étrangeté de la contrée et de la cité des coupoles » (MO 338), il s’approprie l’espace dans lequel il se trouve, pouvant décrire de nombreux détails. C’est ce que nous nommons le phénomène de possession.

Mais ce phénomène dans le fantastique symboliste est irrémédiablement suivi de sa contrepartie : la dépossession. Alors que le narrateur, résolu à fuir ce lieu dès le matin, continue à chercher son frère pour tout lui raconter, il entend des échanges passionnés « en rentrant sous notre [je souligne] coupole » (MO 339), et en y découvrant, appropriation du lieu qui continue, un escalier souterrain. Cela le fait sourire d’imaginer son frère en plein acte « avec une manieuse

135 de cadavre » (MO 340), et le phénomène de dépossession débute. Il est surpris de soudainement voir son hôte apparaître « sous la coupole [je souligne pour notifier la possession retirée] » (MO 340) par une ouverture qu’il n’avait pas remarquée, et il s’endort mystérieusement sous son regard. Au matin, il retrouve son frère à ses côtés, mais malade, et l’incompréhension le frappe de nouveau. Le corps d’Ophélion disparaît, et il le découvre en train de se faire momifier. Le narrateur est incapable de trouver l’entrée pour rejoindre son frère, et il décide de s’enfuir loin de cette contrée qui lui a pris beaucoup, sans qu’il ne puisse pleinement la saisir.

Nous avons procédé à une analyse relativement détaillée du conte « Les Embaumeuses » afin d’illustrer au mieux ce que nous entendons par procédé de possession-dépossession. De nombreuses remarques faites sur ce récit peuvent s’appliquer à d’autres. L’incertitude du narrateur par exemple, le rendu approximatif des lieux qui l’entourent, reviennent de manière régulière. En effet, le jugement de plusieurs personnages de notre corpus peut être qualifié de douteux, rendant leurs descriptions, et surtout leur positionnement dans l’espace qui les entoure, précaires. Le narrateur de « L’Égrégore » déclare par exemple à la fin du conte : « La romance terminée, le phénomène cessait… Mais j’avais bu tant de Château-margot au dîner de la princesse ce soir-là »83 ; et les propos du jeune libertin de « L’Hôtellerie de l’amour » sont sans cesse exagérés et remis en cause : « Que je suis malade » (HA 63). Ce dernier affabule dans des imprécations de véritable hypocondriaque qui ont pour effet de remettre en cause les éléments qu’il relate, jusqu’à ce qu’enfin il se réveille une première fois et que ses dires sont empreints de rationalité et de recul, alors que la situation est on ne peut plus étrange. Le phénomène de transformation déjà mentionné de ce conte est accompagné de celui de possession- dépossession, mais d’une modalité différente de celle des « Embaumeuses » : toute la première partie n’est que flou et horreur, alors que le réveil, lorsque le narrateur a semble-t-il vieilli, se fait dans une appropriation réfléchie de son espace. La dépossession a précédé la possession qui renforce l’étrangeté du récit.

De nombreux autres exemples de ce procédé majeur peuvent se trouver au sein de notre corpus :

• Dans « L’Araignée de cristal », le fils exprime sa peur des miroirs qui doublent le monde et l’en privent. Il met clairement à jour cette dépossession de l’espace qu’il ressent, dépossession qui va jusqu’à sa propre personne, ce reflet n’étant plus lui mais un autre : « Si devant le miroir que je contemple, elle a glissé aux bras d’un autre, c’est toujours

83 LORRAIN Jean, Sonyeuse, Paris, Bibliothèque-Charpentier, 1891, p. 209. Noté désormais en S suivi du numéro

136 moi que je vois à la place de l’autre ! » (DA 18). Il va jusqu’à qualifier les miroirs de « geôliers impitoyables » (DA 18), le privant de toute liberté, mettant des barreaux à chaque moment de sa vie.

• Dans « Le Double » de Jean Lorrain, le narrateur, qui est chez lui et qui reçoit un jeune auteur ambitieux, se voit dépossédé de cet espace qui est pourtant initialement le sien. La part surnaturelle que l’hôte perçoit chez M. Michel Hangoulve, lui fait tellement peur que sa chambre ne semble plus lui appartenir ; elle devient « ensorcelée » (SS 184) tandis que l’aura du reçu semble s’épandre dans la pièce : « Et l’horrible homme continuait, redoublant de volubilité et d’amabilité ; plus je le regardais, plus son aspect larveux se dégageait visible et m’emplissait d’effroi. J’en étais arrivé à ne plus regarder dans les angles obscurs ni dans l’eau morte de la glace ; j’avais trop peur d’y voir surgir quelque forme sans nom » (SS 184).

• Dans un autre conte de Lorrain, « Histoire de la bonne Gudule », Gudule s’est pour ainsi dire dédiée corps et âme au logis de ses maîtres, à tel point que même après sa mort son spectre revient pour balayer le plancher. Cette domestique hantant le logis dans lequel elle a effectué un travail dévoué exprime parfaitement ce phénomène de possession- dépossession. Gudule, qui de son vivant n’avait de cesse que de s’occuper de la grande maison, lui appartenait. Toute sa vie était réglée pour le service de Mme de Lautréamont et l’entretien de cette demeure : « Dévouée tout entière aux intérêts des maîtres, rien n’échappait à son petit œil bleu ; toujours au logis avec cela, car la vieille fille ne sortait que pour assister aux offices des jours de fête et des dimanches, assez peu dévote, ma foi, et nullement assidue à la messe de six heures, ce prétexte de sortie journalière de toutes les vieilles servantes » (HDM 234). Le rapport de servitude semble s’inverser à la mort de la bonne : c’est maintenant l’espace qui est hanté, possédé, par Gudule qui revient la nuit effectuer son service, et les propriétaires terrifiés dans leur propre demeure, qui se sentent comme dépossédés.

Intrusion, transformation et dépossession en viennent parfois à se mêler mais sont toutes trois des manifestations de ce fantastique symboliste que nous qualifions d’aliénant. Nous avons pu observer combien ce fantastique joue sur les rapports établis entre les personnages et l’espace du « sujet ». L’un et l’autre sont interdépendants, et sont bien souvent les deux faces d’une même chose : la survenue de l’irréel, les émotions de la victime du fantastique. L’espace déployé dans le récit ne peut l’être que dans son rapport avec le narrateur ou le personnage, et

137 la connaissance de leur intériorité doit beaucoup aux descriptions des lieux. Nous avons recouru, au moment de justifier notre étude de l’espace par rapport aux personnages, aux théories de Roman Ingarden, mentionnant la distinction qu’il fit entre espace réel, figuré et représenté. Nous allons maintenant nous attarder sur ses travaux afin d’étudier la construction d’un espace fantastique par son auteur, pour voir quelles sont les caractéristiques de l’espace que les fantastiqueurs symbolistes ont mis en place pour favoriser la survenue du fantastique. Certains de ces éléments ont évidemment pu être observés précédemment dans les relations tissées avec les personnages, mais nous nous concentrerons maintenant sur ce qui est exclusif à l’espace.