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2 Bref historique du fantastique symboliste

2.2 L’héritage

2.2.3 Un héritage français

2.2.3.5 Charles Baudelaire

Comme le fait remarquer Henri Peyre en ouverture de son ouvrage Connaissance de Baudelaire (1951), « Baudelaire l’homme n’est pas aisé à connaître. Parce qu’il se paraît d’une réserve distante et toute parnassienne, parce qu’il se plaisait à mystifier, il a en somme été peu connu de ses meilleurs amis parmi ses contemporains, et grossièrement méconnu des

281 Ibid., p. 77-78. 282 Ibid., p. 103.

283 GAUTIER Théophile in LOVENJOUL Spoelberch de, Histoire des Œuvres de Théophile Gautier, 1887, p.

451, cité par Ibid., p. 11.

284 Ibid., p. 57. 285 Ibid., p. 9.

82 autres »286. Ainsi, Baudelaire semble revêtir le masque typique du poète maudit, incompris de son vivant, reconnu par la postérité. Dire que le symbolisme fut influencé par Baudelaire est donc aujourd’hui une évidence, il participa même au lien entre le romantisme et celui-ci, tissé avec Nerval et Gautier :

Les Fleurs du mal sont, en effet, l’aboutissement logique de certaines conceptions romantiques : goût de l’excentrique et des sensations rares ; mélange du sublime et du grotesque, du beau et du laid, du gracieux et de l’énorme ; attrait de la souffrance et du malheur, dédain de l’ordre ou de la règle, mépris du bourgeois, etc…287

Pourtant, il est moins souvent mis en rapport avec le fantastique symboliste, auquel il contribua de différentes manières probantes.

Tout d’abord, son apport le plus évident, que nous avons déjà mentionné dans une partie consacrée à cet auteur288, c’est la traduction de nombreux contes de Poe. C’est en partie grâce

à lui que la prose du conteur de l’effroi acquit ses lettres de noblesses en France. Ce long travail de traduction, cette « attention passionnée que Baudelaire prêta toujours à Edgar Poe »289, cette similarité d’esprit commentée290, eurent un impact sur la diffusion de l’auteur fantastique, mais

aussi sur les visions esthétiques du traducteur :

Deux termes essentiels de l’esthétique baudelairienne n’auraient pas été affirmés par lui avec autant de force et de bonheur s’il n’avait pas trouvé chez son frère aîné d’Amérique [Poe] confirmation de ce qu’il portait déjà obscurément en lui : le rôle primordial accordé à l’imagination et la conception de la poésie comme puissance de suggestion291.

Ainsi, outre l’évident rôle, que nous pourrions prosaïquement qualifier de « relais », qu’eut Baudelaire vis-à-vis d’Edgar Poe et du symbolisme, il développa aussi une conception esthétique que nous pouvons retrouver dans les contes fantastiques symbolistes. La première et la plus évidente est sa compréhension de la beauté qu’il déclare être bizarre :

Le beau est toujours bizarre. Je ne veux pas dire qu’il soit volontairement, froidement bizarre, car dans ce cas il serait un monstre sorti des rails de la vie. Je dis qu’il contient toujours un peu de bizarrerie, de bizarrerie naïve, non voulue, inconsciente, et que c’est cette bizarrerie qui le fait être particulièrement le Beau292.

286 PEYRE Henri, Connaissance de Baudelaire, op.cit., p. 13.

287 BAILLOT Arthur, Influence de la philosophie de Schopenhauer en France (1860-1900), op.cit., p. 201. 288 Voir supra p. 71.

289 RICHARD Jean-Pierre, Poésie et profondeur, op.cit., p. 116.

290 « Les deux hommes [Baudelaire et Poe] avaient en partage un curieux mélange de traits émotifs et de traits

intellectuels, une sensualité capable de s’élancer vers les régions supérieures à l’air raréfié, et une puissance d’analyste et de logicien abstrait rare chez les poètes » in PEYRE Henri, Connaissance de Baudelaire, op.cit., p. 111.

291 PEYRE Henri, Connaissance de Baudelaire, op.cit., p. 113-114.

292 BAUDELAIRE Charles, « Exposition universelle de 1855 » in Curiosités esthétiques, Paris, Michel Lévy

83 Le beau est donc ce qui se détache du banal, il y a de la beauté dans ce qui détonne, ne répond pas à toutes les règles et canons qui ont pu être érigés ou énoncés. Ainsi, même les récits de l’effroi, explorant d’obscures contrées maléfiques, ou de sombres pensées issues de l’esprit humain, peuvent être rattachés à la beauté. Ils sont beaux à leur manière, indépendamment de la vision que peut avoir le lecteur du sujet traité. Selon nous, cette évolution de la pensée eut un impact sur la diffusion des contes symbolistes qui n’ont pas eu à subir, ou en tout cas de façon adoucie, les propos outragés de la « bien-pensance » ne rattachant l’art qu’à ce qui brille et chatoie. Ainsi, « Baudelaire, ne sépare pas le beau du triste. Il étend la beauté au malheur, et sa sympathie à la damnation »293, il déclare par ailleurs : « J’ai trouvé la définition du Beau, de mon Beau. C’est quelque chose d’ardent et de triste… […] Le mystère, le regret sont aussi des caractères du Beau »294. Ce beau de Baudelaire est donc ce qui fait la vie dans son ensemble, même dans ses travers ou dans ce qu’elle a de plus dur. Henri Peyre fait remarquer à ce propos que « [l]e beau ne s’atteint que par une lutte, “un duel où l’artiste crie de frayeur avant d’être vaincu”, par la surexcitation des nerfs plus que par la soumission à de prétendues règles »295. Il

complète cela en ajoutant que Baudelaire précise « en divers endroits de ses œuvres en prose, [que] la beauté comprend et même requiert le bizarre, l’étonnement, le laid (Sade étant en ceci son devancier autant qu’Edgar Poe), et la tristesse ou le malheur »296. Nous retrouvons ce même bizarre dans ces « tendances vers ce qui est nouveau, étrange et même bizarre »297 dont a parlé Remy de Gourmont. Sachant que quelques pages plus tard dans le même ouvrage il déclare :

Toute la littérature actuelle et surtout celle que l’on appelle symboliste, est baudelairienne, non sans doute par la technique extérieure, mais par la technique interne et spirituelle, par le sens du mystère, par le souci d’écouter ce que disent les choses, par le désir de correspondre d’âme à âme, avec l’obscure pensée répandue dans la nuit du monde298.

Éléments que nous pouvons concrètement rattacher par la suite au fantastique.

Mais observons de plus près ce désir de correspondance avec l’obscure pensée qui marqua tant les symbolistes, et que certains rattachent d’ailleurs à Hoffmann299. Même s’il reconnut la beauté dans ce que la vie a de plus sinistre, Baudelaire n’acceptait pas ce monde comme il était. C’est peut-être justement cette ouverture de la beauté qui nourrit sa conception des correspondances, cette recherche de l’envers des choses. Cela fait partie du caractère paradoxal de Baudelaire de trouver de la beauté à de multiples sources, tout en méprisant ce

293 BAILLOT Arthur, Influence de la philosophie de Schopenhauer en France (1860-1900), op.cit., p. 208. 294 MARTINO Pierre, Parnasse et Symbolisme, op.cit., p. 102.

295 PEYRE Henri, Connaissance de Baudelaire, op.cit., p. 77. 296 Ibid.

297 GOURMONT Remy de, Le livre des masques, op.cit., p. 10. 298 Ibid., p.37.

84 monde qui nous l’offre, caractère qu’il résume ainsi dans Mon cœur mis à nu : « Tout enfant, j’ai senti dans mon cœur deux sentiments contradictoires ; l’horreur de la vie et l’extase de la vie. C’est bien le fait d’un paresseux nerveux »300. Les correspondances baudelairiennes sont,

selon Jean-Pierre Richard dans Poésie et profondeur, une recherche d’absolu, la tentative d’atteindre un idéal dépassant toutes les contradictions et tous les hiatus :

C’est donc dans la profondeur même des choses que va s’enfoncer la rêverie baudelairienne : en chaque objet elle veut atteindre l’origine […] Au fond de chaque objet possédé par le rêve elle découvre brusquement l’appel d’un autre objet, destiné à se creuser lui-même vers d’autres horizons301.

Ces correspondances sont des liens tissés entre toutes choses, dépassant leur seul aspect superficiel visible par l’œil du premier venu. Le sens caché du monde est recherché ici, il y a croyance en une dimension autre qui marquera définitivement les auteurs symbolistes, et que nous pouvons ressentir en de nombreuses manifestations fantastiques. Henri Peyre apporte cette précision sur les correspondances baudelairiennes :

Baudelaire, on le sait, avait uni et peut-être confondu les correspondances verticales et les synesthésies, les premières étant des traductions parallèles d’un même mystère central de la nature, les secondes des correspondances horizontales entre les divers sens et les divers arts302.

Ne restait donc que l’appel d’une autre chose, quel que soit le lien établi, la volonté de parvenir à un ailleurs compris au sein de cette réalité même, mais qui dépasserait la vision morose et pessimiste qu’en a Baudelaire303.

En effet, Jean-Pierre Richard considère les correspondances comme une invitation au voyage :

La loi d’universelle analogie peut donc s’interpréter comme une sorte de perpétuelle invitation au voyage : elle propose à l’imagination de suivre, à travers le réseau sensible des correspondances, le trajet d’une signification unique qui circulerait et s’approfondirait d’objet en objet pour revenir enfin toute gonflée d’une richesse accumulée, se perdre en sa source première304.

Et de là, nous pouvons percevoir d’où provient une partie de l’hermétisme symboliste comme héritage baudelairien. Il n’existe pas de manuel ou de carte des correspondances, elles tirent leur richesse de la sensibilité et de la personnalité de leur auteur, elles ne sont que pure

300 BAUDELAIRE Charles, Journaux intimes – Fusées, Mon cœur mis à nu, Paris, Éditions G. Crès et Cie, 1920,

p. 92.

301 RICHARD Jean-Pierre, Poésie et profondeur, op.cit., p. 124. 302 PEYRE Henri, Connaissance de Baudelaire, op.cit., p. 75.

303 « Le pessimisme de Baudelaire est dû beaucoup moins à ses considérations théoriques qu’à ses désillusions

précoces » in BAILLOT Arthur, Influence de la philosophie de Schopenhauer en France (1860-1900), op.cit., p. 203.

85 subjectivité. Des approches sont toujours possibles mais elles requièrent un certain regard qui, s’il ne partage pas la même sensibilité, se doit d’être éduqué. Ainsi, « [l]’esthétique de Baudelaire se ramène à la création de la Beauté par l’imagination et la sensibilité. Mais ce grand poète a enseigné l’amour du métier et la vertu du travail : “l’originalité est chose d’apprentissage” »305. Il y a mépris pour celui qui cherche à être initié sans sacrifice, qui veut

la clef des paroles du poète sans la mériter. Il y a une nouvelle fois rejet du nombre et du médiocre, et comme le relève Pierre Martino :

[l’esthétique de Baudelaire] dédaigne tous les efforts de l’homme pour se plaire à autre chose qu’à lui-même, et pour sculpter des images ou des idées en statues assez belles pour qu’on les adore ; elle invite, au contraire, à remuer le tréfonds de l’âme humaine, l’âme de l’homme d’aujourd’hui, l’homme civilisé des grandes capitales, et à en faire surgir tout ce que l’on tenait caché, par pudeur ou par peur306.

Nous percevons donc bien ainsi tout ce que l’art individualiste doit à l’auteur des Fleurs du mal :

Les signes, les événements, les spectacles, les échos auxquels le poète fait allusion ne sont confus et ténébreux que pour le profane. Pour les inspirés au contraire, ils sont lumineux et profonds. Les “correspondances” consistent donc à percevoir des analogies intimes entre le monde visible et l’univers invisible307.

Cette place de Baudelaire dans le symbolisme fut pourtant nuancée par Henri Peyre reprochant au courant littéraire un « contenu psychologique de leur [des artistes symbolistes] œuvre trop mince, trop dénué d’angoisse tragique »308. Espérons que cette étude de contes

fantastiques détrompera ses allégations.