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2 Bref historique du fantastique symboliste

2.2 L’héritage

2.2.3 Un héritage français

2.2.3.3 Gérard de Nerval

Lorsque le nom de Gérard de Nerval est mentionné, les thèmes de l’identité et de la folie viennent tout de suite à l’esprit. Rien d’étonnant alors que ce soit un auteur qui ait inspiré le symbolisme et surtout ses auteurs qui ont eu recours à ces thèmes comme des ressorts de leurs récits fantastiques. Mais avant de parvenir à cette fin de XIXe siècle, il nous faut relever la proximité de Nerval avec certains auteurs présentés dans cet héritage, proximité largement commentée.

252 GOURMONT Remy de, Promenades littéraires, Paris, Mercure de France, 1929, p. 113.

253 MAURY Lucien, « Les œuvres et les idées de Mérimée à Marcel Schwob » in Revue politique et littéraire.

Revue bleue, 65e année, Du 1er Janvier au 31 Décembre 1927, Paris, Bureaux de la revue politique et littéraire

(Revue bleue) et de la revue scientifique, p. 279.

254 CARPENTER Scott, « Supercherie et violence : Mérimée, ou le texte piégé » in Romantisme, 1968/12, no 27,

p. 57.

77 Jean Richer déclare qu’ « [o]n se plaît aujourd’hui à voir en lui [Théophile Gautier] une sorte de frère spirituel de Nerval »256, à tel point d’ailleurs que l’affiliation à un des deux auteurs de certains contes comme « Le cauchemar d’un mangeur » (1831) reste délicate, même si sur ce dernier point Jean Richer attribua finalement le conte à Gautier par ses similarités avec « La Cafetière ». Henri Peyre de son côté rapproche Nerval de Baudelaire, et selon lui :

“Baudelaire et Nerval” vaudrait au moins la peine d’un article qui préciserait les rapports vécus et les affinités spirituelles de ces deux hommes aujourd’hui préférés à presque tous les poètes de leur temps. Correspondances swedenborgiennes, rêverie supernaturaliste, sorcellerie évocatoire de l’image, poésie qui chante parfois et berce, qui d’autres fois sonde les gouffres et frappe aux portes d’ivoire du rêve et de l’obsession mentale : ce sont là quelques traits communs à ces deux grands rénovateurs de la poésie du milieu du siècle257. Néanmoins selon Mercier, les deux poètes se distinguent dans leur poésie justement à travers ces deux traits communs :

pour Baudelaire, le Créateur qu’est le poète – une sorte de Démiurge – n’a pas besoin d’une révolution écrite quelconque, d’une initiation particulière, pour énoncer les grands principes traditionnels. Il pénètre, de lui-même, dans les arcanes de la création. Ce point de vue l’oppose sans doute à Nerval qui cherchait au contraire à travers les grimoires anciens, les pratiques religieuses orientales, les sociétés secrètes, un message essentiel que l’expérience humaine individuelle n’aurait pas pu lui procurer258.

Quoi qu’il en soit, ces rapprochements révèlent combien l’auteur de Sylvie fut important pour ce XIXe siècle, et nous permet de présager de l’influence qu’il put avoir sur les symbolistes. Nerval est justement perçu par Louis Marquèze-Pouey comme un « présymboliste » qui « apprit aux poètes de 1880 l’importance de l’irrationnel et du mystère »259, quand Arthur Baillot déclare qu’il pourrait bien même être le père du symbolisme260. Cette influence, il la doit notamment aux thèmes de ses poésies et aux libertés qu’il a prises pour les traiter ; Michel Brix relève à ce propos qu’ « [a]vec “ Les Chimères”, la Nuit, l’étrange, l’ombre, réapparaissent dans la poésie française après un long refoulement »261.

Mais c’est surtout dans la rêverie que Gérard de Nerval se distingue. Nous avons déjà pu relever et développer ce thème chez Nodier et Gautier, mais la différence avec le camarade de collège de ce dernier, Nerval, c’est qu’il a vécu cette rêverie en lui-même, comme peut en témoigner cette lettre à la femme d’Alexandre Dumas à la fin de 1841 :

256 RICHER Jean, Études et recherches sur Théophile Gautier prosateur, Paris, A.-G. Nizet, 1981, p. 9. 257 PEYRE Henri, Connaissance de Baudelaire, op.cit., p. 22-23.

258 MERCIER Alain, Les sources ésotériques et occultes de la Poésie Symboliste (1870-1914). I. Le Symbolisme

français, op.cit., p. 29.

259 MARQUÈZE-POUEY Louis, Le mouvement décadent en France, op.cit., p. 36.

260 BAILLOT Arthur, Influence de la philosophie de Schopenhauer en France (1860-1900), op.cit., p. 285. 261 NERVAL Gérard de, Les Filles du Feu. Les Chimères et autres textes, introduction de Michel Brix, Paris, Le

78 J’ai rencontré hier Dumas. Il vous dira que j’ai recouvré ce que l’on est convenu d’appeler la raison, mais n’en croyez rien. Je suis et j’ai toujours été le même. L’illusion, le paradoxe, la présomption sont toutes choses ennemies du bon sens, dont j’ai toujours manqué. Au fond, j’ai fait un rêve très amusant, et je le regrette ; j’en suis même à me demander s’il n’était pas plus vrai que ce qui me semble explicable et naturel aujourd’hui262.

Nerval, à son grand dam, vit sur la frontière entre l’irréel et le réel qui nourrit tant ses œuvres, « deux mondes si tranchés pour le profane, mais qui pour lui se chevauchent et se confondent »263. À trop vivre à la poursuite des ombres, à trop se complaire dans un potentiel rassurant, Nerval s’est perdu parmi les chimères. C’est ce dont témoigne l’analyse de Jean- Pierre Richard sur la géographie nervalienne qui « ne décrit pas le monde : elle l’explore, le révèle à lui-même, elle découvre en lui les routes d’un bonheur ou d’un salut, elle se veut “la géographie magique d’une planète inconnue” »264. Le potentiel offert par la rêverie et

l’imagination est ce qui ne déçoit que si on va le confronter avec la réalité. Pour Nerval, pourtant grand voyageur, le voyage en arrive à décevoir car il a été défloré et dépouillé de tout charme et de toute surprise par toutes les descriptions du lieu qui ont été faites auparavant. Le voyage par l’imagination est donc plus riche et ne trahit pas265.

Même si l’écriture nervalienne était considérée dans les années 1840 comme « fantaisiste » car elle s’attachait à « rendre compte des sentiments et de l’intériorité de l’auteur »266, l’usage du rêve dans les œuvres de Nerval ne fait néanmoins pas de lui un

fantastiqueur comme le défend Marcel Schneider :

Chez Nerval il n’y a pas de conte fantastique au sens courant du terme, c’est toute l’œuvre qui à partir de 1835 rayonne d’un éclat surréel : la sensibilité mystique du poète, son intérêt pour les religions secrètes, les doctrines occultistes, son sens du mystère, de la mort et de l’au-delà se manifestent dans tout ce qu’il a écrit267.

Ainsi, c’est par les thèmes traités qu’il contribue au fantastique sans pour autant y plonger. Schneider ajoute même que c’est «[e]n faisant du rêve un instrument de connaissance et du mystère la qualité majeure de la poésie, [que] Nerval, plus que tout autre écrivain du XIXe siècle, a enrichi le domaine du fantastique intérieur »268. Léon Lemonnier le rapproche même

de Poe car chez tous deux les visions « n’apportent pas toujours l’angoisse ou la mélancolie ; ils se complaisent avec joie dans certaines visions charmantes et troubles. Les rêves sont pour

262 NERVAL Gérard de, cité par SCHNEIDER Marcel, Histoire de la littérature fantastique en France, op.cit., p.

216.

263 SCHNEIDER Marcel, Histoire de la littérature fantastique en France, op.cit., p. 220. 264 RICHARD Jean-Pierre, Poésie et profondeur, op.cit., p. 22.

265 Ibid., p. 20.

266 NERVAL Gérard de, Les Filles du Feu. Les Chimères et autres textes, introduction de Michel Brix, op.cit., p.

25.

267 SCHNEIDER Marcel, Histoire de la littérature fantastique en France, op.cit., p. 215. 268 Ibid., p. 221.

79 eux la seule réalité, leur seule nourriture quotidienne ; l’état de rêve leur paraît supérieur à la vie lucide, car ils y sentent leur force et leur activité doublées ; l’imagination leur apporte des joies infinies »269.

Mais cet usage de l’imagination soutient un autre thème primordial chez Nerval, le trouble de l’identité, thème vécu par l’auteur atteint de folie, récupéré par le fantastique. Selon la thèse de Jean Richer reprise par Jean-Pierre Richard, c’est même pour échapper à ce double de lui-même que Nerval se suicida270. L’identité est perçue par l’artiste et traduite dans son œuvre comme une multiplicité de figures qui se partagent une même vie. Le problème vient de savoir alors laquelle de ces figures est soi, laquelle nous définit en tant qu’être, ou si nous sommes condamnés à rester éternellement variables : « À mesure que sa raison sombrait, plus vive devenait sa crainte de voir son moi se désagréger, d’où l’importance dans son œuvre des thèmes du double, du reflet, du jeu de miroirs et des apparitions qui se répondent »271.

Ainsi, ce poète a pu inspirer les fantastiqueurs symbolistes à travers les thèmes récurrents de son œuvre, susceptibles de trahir une réalité autre dans laquelle il est possible de se perdre. Ses écrits sont par ailleurs souvent considérés comme nébuleux, un hermétisme dû à la passion de Nerval pour l’occulte, et que Jean-Pierre Richard rattache à une multiplicité de sens possible : « L’hermétisme nervalien est donc un hermétisme de la polyvalence. Toutes les interprétations que l’on peut donner de cette poésie sont vraies, mais surtout elles sont vraies ensemble »272. Nerval apparaît comme un auteur hermétique, caractéristique propre à être apprécié des symbolistes.