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Une subjectivité qui invite à penser le fantastique comme un genre pluriel

3 Du genre à l’esthétique, un débat houleux qui se nourrit de multiples définitions

3.3 Une subjectivité qui invite à penser le fantastique comme un genre pluriel

En suivant les travaux de Tzvetan Todorov ou de Denis Mellier, des auteurs comme Nathalie Prince44 ou Gwenhaël Ponnau, ont retenu deux types principaux de fantastique : les

récits du « soupçon », fondés sur « deux types d’interprétation et de lecture profondément antagonistes »45, ou les récits de la « monstration » dans lesquels on « efface les modalités narratives relevant de la stratégie de l’incertitude » : « Il s’agit donc au fil du récit, souvent par un travail de patiente élaboration (que l’on songe à Dracula), de donner forme et corps à un

41 EHRSAM Véronique et EHRSAM Jean, La littérature fantastique en France, Paris, Hatier, 1985, p. 55. 42 BESSIÈRE Irène, Le récit fantastique. La poétique de l’incertain, op.cit., p. 11.

43 TODOROV Tzvetan, Introduction à la littérature fantastique, op.cit., p. 12.

44 PRINCE Nathalie, « Problèmes théoriques et diversités du fantastique » in La littérature fantastique [ePub],

op.cit., p. 11.

45 PONNAU Gwenhaël, La folie dans la littérature fantastique, Paris, Presses Universitaires de France, 1997, p.

19 phénomène – créature ou chose monstrueuse – qui, contre tous les enseignements de l’expérience, est donné pour terriblement vrai »46. Remarquons toutefois que ces deux types de

récits ne s’excluent pas forcément l’un et l’autre tout au long de la lecture. À l’exemple de l’auteur nous pourrions rajouter celui de Frankenstein (1818) de Mary Shelley où durant toute la première partie du récit le lecteur peut raisonnablement se demander si la créature aperçue par le docteur à l’issue de son expérience ou lors d’une nuit d’orage, n’est pas le fruit d’un surmenage intellectuel. La première apparition est suivie d’un incroyable accès de fièvre débilitant alors que la deuxième se fait dans un contexte émotif très fort où Victor a appris l’assassinat de son jeune frère. Le doute et l’incertitude quant à une intervention équivoque du surnaturel sont présents, jusqu’à du moins l’apparition de la créature en tant que telle. Ainsi, soupçons et monstration peuvent se partager un même texte, et nous les considérons plutôt comme des procédés fantastiques.

Nous défendons donc, au sein de cette étude, l’existence d’un genre fantastique pluriel, qui se définirait par l’époque et la culture à laquelle il se rattache. Comme le déclarent Roger Bozzetto et Arnaud Huftier, « le danger est grand de vouloir proposer une définition globale des textes à effet de fantastique »47 car comme nous avons pu l’observer précédemment, le fantastique est une littérature tributaire d’une culture, et donc une littérature de la subjectivité. Les effets du fantastique romantique par exemple ne sont pas les mêmes que ceux du fantastique contemporain et encore moins que ceux du fantastique chinois. Le fantastique d’un temps n’a pas à être rejeté par les périodes suivantes, il est nécessaire de prendre en compte ne serait-ce que la temporalité de l’œuvre car « le sens des mots varie selon les intentions du parleur, le contexte du discours et l’évolution des institutions »48. Pour cela, nous souhaitons, au cours de

cette étude, employer le genre comme une valeur opératoire, nous permettant de définir un type de fantastique sur lequel nous nous concentrerons.

Le choix d’un fantastique lié à un temps donné est justifié par la capacité de l’art à se poser comme témoin d’une période historique. Au-delà de la célèbre déclaration de Friedrich Engels dans une lettre d’avril 1888, selon laquelle il aurait plus appris du Paris du début du XIXe siècle grâce à La Comédie humaine de Balzac, que des travaux des historiens et économistes de cette période49, nous considérons les productions littéraires comme une fenêtre

46 Ibid., p. IX.

47 BOZZETTO Roger et HUFTIER Arnaud, Les frontières du fantastique – Approches de l’impossible en

littérature, op.cit., p. 7.

48 VAX Louis, La séduction de l’étrange, op.cit., p. 6.

49 ENGELS Friedrich, Lettre d’Engels à Miss Harkness d’avril 1888, cité par POULOT Dominique, « Les

mystères de la terre. Littérature société et idéologie sous la monarchie censitaire » in Espaces Temps, 1979, no 13,

20 ouverte sur les préoccupations d’une époque50. Ainsi, les auteurs s’inspirent de la société dans

laquelle ils vivent, tout en pouvant parfois l’inspirer à leur tour. Il nous suffit pour cela de penser à des phénomènes sociaux provoqués par l’influence d’œuvres ou de figures littéraires comme celles du jeune Werther de Goethe, de René de Chateaubriand ou dans une moindre mesure de des Esseintes de Huysmans. Le fantastique s’inscrit dans une temporalité et comme le déclare Marc Lits, « il est particulièrement frappant, lorsqu’on lit les interprétations historiquement datées du phénomène fantastique, d’observer combien ce genre fonctionne à chaque fois comme catalyseur des tendances lourdes d’une époque »51. Par exemple, Nathalie Prince dans Les Célibataires du fantastique, fait remarquer que le célibataire dans la littérature fantastique peut être considéré comme un étendard de certaines valeurs de la fin du XIXe siècle. À travers cette situation du célibat, il incarne la solitude, l’inadéquation avec un modèle social, la misogynie, la peur de l’autre et de la médiocrité. Il est celui qui se crée un monde à part, en- dehors du carcan sociétal qui le voudrait plus producteur que rêveur, il symbolise dans sa personne le pessimisme « fin-de-siècle »52. L’auteure voit donc dans la figure du célibataire des

œuvres fantastiques étudiées une empreinte des préoccupations de la fin du XIXe siècle. D’une

autre manière, Bozzetto et Huftier font remarquer que « [l]a survenue du fantastique en tant que genre littéraire, en Occident, est liée à une situation historique. Elle renvoie à un changement de paradigme dans la manière de se situer par rapport à l’univers, que l’on place vers la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe siècle »53. Le genre fantastique, et cela peut aussi être étendu d’une certaine manière à la littérature de l’imaginaire, peut donc être considéré comme le témoin des relations d’une culture avec le surnaturel à un temps donné.

Mais si l’on fait du fantastique un genre temporel, variable et évolutif ; si nous suivons la déclaration de Louis Vax selon laquelle « [l]oin d’être immobile dans l’éternité, l’essence du fantastique ne cesse de se refaire dans le temps »54, il nous faut tout de même justifier une certaine intertextualité car même s’il existe différents genres fantastiques, ils ne sont pas totalement indépendants. La définition donnée par Nathalie Prince, étudiée précédemment, nous aide à comprendre de quoi relève le fantastique : le surnaturel dans son hostilité. C’est justement dans ce surnaturel que réside toute la difficulté de percevoir une essence du fantastique car s’il en est un élément essentiel, il n’en est pas moins un nécessaire protéiforme.

50 EHRSAM Véronique et EHRSAM Jean, La littérature fantastique en France, op.cit., p. 30. 51 LITS Marc, « Des fantastiqueurs belges ? », op.cit., p. 11.

52 PRINCE Nathalie, Les Célibataires du fantastique. Essai sur le personnage célibataire dans la littérature

fantastique de la fin du XIXe siècle, op.cit., p. 29.

53 BOZZETTO Roger et HUFTIER Arnaud, Les frontières du fantastique – Approches de l’impossible en

littérature, op.cit., p. 306.

21 Ainsi, si l’essence du fantastique réside dans ce surnaturel hostile, cela n’enlève rien à la pertinence de la déclaration de Louis Vax : le surnaturel ne cesse de se refaire dans le temps. La subjectivité de ce qu’est une transgression de la nature se réfléchit sur le fantastique car au contraire du merveilleux, cette transgression implique un rapport avec le réel qui évolue selon l’époque ou la culture. C’est pour cela que sont aussi inclus dans notre corpus des contes qui pourraient n’avoir pour thème que la folie comme « Arachné » et « Béatrice » de Marcel Schwob, « L’Âme frêle » de Camille Mauclair ou « Le Kabbaliste » d’Édouard Dujardin. Ces contes jouent avec ce que nous avons relevés comme une peur inspirée : ils offrent une rupture avec le monde qui tient encore à la fin du XIXe une place hybride, entre science et mysticisme. Cette rupture est portée par le narrateur dans son intimité, et si elle ne lui est pas hostile, elle se fonde dans l’hostilité de ce dernier vis-à-vis de ce qui n’est pas son monde.

Ainsi, en fondant le fantastique sur un surnaturel particulier, celui de l’hostilité, nous parvenons à l’idée d’un genre fantastique variable en fonction de la conception du surnaturel à travers le temps. Il est néanmoins important de préciser que cette distinction des fantastiques se fait dans un but opératoire, pour faciliter leur étude et leur distinction. La lecture transitionnelle que nous faisons des contes fantastiques symbolistes peut certainement s’appliquer aux autres types de fantastique, mais ces derniers devraient à leur tour être étudiés sous cet angle.