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Une particularité de l’espace figuré, primordiale dans le fantastique

1 L’espace du « sujet »

1.2 L’espace du « sujet » en lui-même, par lui-même

1.2.3 Une particularité de l’espace figuré, primordiale dans le fantastique

La liberté dans la représentation constitue un des charmes les plus délicats du fantastique symboliste. Nous allons pour l’étudier recourir à un important concept dévoilé par Roman Ingarden : les zones d’indétermination. Après avoir défini les trois espaces respectivement nommés espace réel, espace figuré et espace représenté, Ingarden fait remarquer qu’une des propriétés essentielles de l’espace est d’être sans discontinuité. Cela se conçoit clairement et légèrement en ce qui concerne l’espace réel, mais requiert quelques clarifications pour les deux derniers. La continuité de l’espace figuré, et donc de l’espace représenté, est permise par le fait que l’espace figuré est soutenu par ce que l’auteur nomme des « zones d’indétermination »115.

Ces lieux d’indétermination permettent la continuité entre deux espaces figurés grâce à une participation majeure, bien que souvent inconsciente, de l’imagination du lecteur qui comble immédiatement tout vide laissé par les mots du texte : « lorsque l’auteur d’un roman nous “déplace” d’une région A dans une autre région B, l’écart entre A et B, n’est pas positivement déterminé ni figuré, mais à nouveau seulement co-figuré à raison de l’impossible discontinuité de l’espace »116.

Il est possible de distinguer deux types de zones d’indétermination qui touchent les espaces représentés des contes fantastiques : il y a les zones comblant un vide laissé dans l’espace du « sujet », comme dans l’exemple donné par Ingarden entre A et B ; mais il y a aussi les zones inhérentes à un lieu présenté dans le récit. Nous allons, pour illustrer ces deux cas, reprendre l’exemple des « Embaumeuses ». Au début du récit, le narrateur raconte son voyage jusqu’en Libye, traversant « les neuf cercles de sables divers qui entourent l’Éthiopie » (MO 335). Schwob ne procède pas à un récit détaillé, pas à pas, du voyage du narrateur et d’Ophélion, son frère, mais le lecteur n’a pourtant aucune difficulté à les imaginer traverser les différentes contrées mentionnées qui sont automatiquement liées dans son esprit. Libye et Éthiopie ne

115 INGARDEN Roman, L’Œuvre d’art littéraire, op.cit., p. 192. 116 Ibid.

147 prennent pas l’apparence de deux îlots séparés par un vide qui ne peut être comblé que par un saut intersidéral, encore que l’imagination de ce saut est un moyen de combler la zone d’indétermination.

Le deuxième type de zone d’indétermination tient à ce qu’Ingarden nomme « la sphère d’être »117 des objets figurés qui accompagne les descriptions qui sont faites de ces derniers par

l’auteur :

La situation décrite dans la première scène du premier acte d’Emilia Galotti de Lessing peut nous servir d’exemple. On nous y présente un prince dans son cabinet de travail, achevant de répondre à diverses requêtes. Déjà ces requêtes nous renvoient à des “objets” situés à l’extérieur de la pièce aperçue. Mais cette pièce est d’emblée saisie comme faisant partie du palais princier. Ce qui est figuré ne s’arrête pas aux murs du cabinet de travail, mais s’étend aux autres parties du palais, à la ville, etc.118

Nous reviendrons sur cette sphère d’être des objets figurés et la façon dont elle est comblée par le lecteur en reprenant les notions de répertoire de Wolfgang Iser et de fondement d’Umberto Eco dans une partie dédiée à l’importance de celui qui lit pour le fantastique119. En

attendant, nous mesurons combien cette sphère d’être peut être pleine de zones d’indétermination et combien les fantastiqueurs peuvent jouer avec pour déstabiliser leur lecteur. Ainsi, la Libye présentée dans « Les Embaumeuses » illustre le deuxième type de zone d’indétermination sur lequel nous souhaitons travailler. À la mention du mot « Libye », notre imaginaire se peuple automatiquement d’images que nous attachons à ce mot. Or, Schwob joue dans ce conte avec ces références que nous nous sommes créées, en faisant de ce pays, que nous pouvons pourtant pointer du doigt dans notre atlas, un lieu de mystère et de magie : « Qu’il y ait encore en Libye, sur les confins de l’Éthiopie [cela est déjà troublant si nous nous contentons de consulter une carte récente du continent africain] où vivent les hommes très vieux et très sages, des sorcelleries plus mystérieuses que celles des magiciennes de Thessalie, je ne puis en douter » (MO 334). Le trouble est semé autour d’un espace pourtant réel. Les zones d’indétermination offrent donc des interstices où le fantastique peut confortablement faire florès grâce à la place qui est laissée à l’imagination du lecteur, comme le relève Iser, grandement inspiré par les travaux d’Ingarden : « notre imagination est activée par la multiplication des blancs »120. Ingarden fait remarquer ainsi que :

Lorsqu’il crée, l’auteur n’est d’abord lié que par l’exigence d’écrire une œuvre intelligible et qui forme un ensemble cohérent. Il opère avec des phrases et des connexions de phrases, et de ce fait, il est lié par toutes les lois qui relèvent de l’essence de la phrase et des relations de phrases. Mais en ce qui concerne la teneur des “objets” figurés dans l’œuvre, elle peut

117 Ibid., p. 188. 118 Ibid.

119 Voir infra p. 153.

148 en principe, dans une large mesure, être soumise à l’arbitraire, et en particulier être formée sans souci de savoir si elle ressemble, resp. ne ressemble pas, aux “objets” qui nous sont connus par expérience121.

La liberté laissée à l’imagination du lecteur est donc paradoxalement soumise à un étroit contrôle, comme nous allons pouvoir le constater dans le prochain chapitre en analysant l’espace du texte en tant que relation entre auteur et lecteur.

La remarque de Louis Vax selon laquelle : « Nous n’entrons pas “dans” un espace fantastique comme nous entrons dans une chambre ou une caverne. C’est notre espace qui devient fantastique »122, prend alors tout son sens. Ce référencement des auteurs à un espace

réel sert à nourrir le fantastique et à mieux nous guider dans la voie qu’ils ont choisie, et à l’aide de ce savoureux cocktail entre espace réel et espace figuré, les fantastiqueurs symbolistes favorisent la création d’un espace représenté qui devient lui-même fantastique, qui laisse surgir le surnaturel que le lecteur a lui-même imaginé.

Après avoir étudié le premier espace du conte, celui développé dans le texte, que nous avons nommé d’après Umberto Éco l’espace du « sujet », nous avons pu nous rapprocher, à l’aide des zones d’indétermination et de la sphère d’être des objets figurés, du deuxième que nous avons relevé dans la partie « L’importance de l’espace fantastique » : l’espace où se déploie le sens des mots, le champ sémantique. Il est évident qu’un tel espace doit faire l’objet d’une étude pour les stratégies textuelles mises en place dans les contes de notre corpus qui n’ont rien d’innocentes :

le jeu du langage défini comme un système de relations purement différentielles où chaque élément se qualifie par la place qu’il occupe dans un tableau d’ensemble et par les rapports verticaux et horizontaux qu’il entretient avec les éléments parents et voisins, il est indéniable que Saussure et ses continuateurs ont mis en relief un mode d’être du langage qu’il faut bien dire spatial123.

Continuateurs dont plusieurs symbolistes firent partie et dont Marcel Schwob ne fut pas des moindres. Il y avait donc assurément une conscience des mots et de leur résonnance qui donne sa saveur au fantastique. Nous allons maintenant pousser plus loin l’étude de ce deuxième espace et voir la relation qu’il permet de tisser entre le lecteur et l’auteur, notamment dans ces résonnances recherchées. Déjà, à travers l’identification, voulue par ce dernier, du lecteur avec le personnage, cette relation transparaissait dans ce que Vincent Jouve nomme « l’effet personnage » : qui est « l’ensemble des relations qui lient le lecteur aux acteurs du

121 INGARDEN Roman, L’Œuvre d’art littéraire, op.cit., p. 255. 122 VAX Louis, La séduction de l’étrange, op.cit., p. 201. 123 GENETTE Gérard, Figures II. Essais, op.cit., p. 45.

149 récit »124. Cet effet personnage est un levier émotionnel puissant que l’auteur met en place pour tenter de faire vivre le fantastique à son public, qu’il se sente lui-même menacé en son intériorité. Cette notion implique dans l’esprit de l’auteur une pensée du lecteur en amont. Qu’il soit alors nommé lecteur implicite, virtuel ou potentiel, de nombreuses études ont étudié cette ombre du lecteur qui est un élément important dans le texte fantastique, étant un récit visant au moins un effet émotionnel : la peur. Le texte fantastique peut donc apparaître selon nous comme un espace de jeu entre l’auteur et le lecteur, l’un cherchant à mener l’autre dans de sombres impasses mystérieuses, quand le deuxième cherche à explorer les coins obscurs dans lesquels il est amené.