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2 Bref historique du fantastique symboliste

2.2 L’héritage

2.2.1 Le positivisme, un héritage par négation

La vision du symbolisme comme une littérature de réaction, combinée à la recherche d’évasion que nous avons mise en exergue, nous incite à penser la littérature fantastique de ce mouvement comme une réaction au positivisme prégnant de ce XIXe siècle. En effet, de la même manière que selon Jean-Claude Schmitt le roman gothique ne pouvait surgir qu’après l’avènement du rationalisme191, le fantastique semble avoir trouvé une voie d’évolution dans le

positionnement du symbolisme par rapport au positivisme. López Amadeo fait d’ailleurs remarquer que « [p]lusieurs critiques ont souligné le lien entre l’apparition du fantastique comme « genre » et l’avènement de la pensée scientifique »192, notamment Tzvetan Todorov déclarant que : « la littérature fantastique n’est rien d’autre que la mauvaise conscience de ce XIXe siècle positiviste »193.

Comme le signale Arthur Baillot, l’influence du positivisme au XIXe siècle a favorisé une séparation des sciences et de la métaphysique194. Une vision plus rationnelle des mystères de ce monde se voit adoptée, accompagnée d’un profond rejet des superstitions et autres interprétations religieuses ou surnaturelles, comme peuvent l’illustrer ces propos d’un personnage d’Édouard Dujardin :

Aujourd’hui, le sur-naturel est loin de nous ; la préoccupation du sur-naturel n’est plus dans les esprits, on ne conçoit plus des hommes obsédés par des idées de magie, de sorcellerie,

189 PIERROT Jean, L’Imaginaire décadent (1880-1900), op.cit., p. 200.

190 LANSON Gustave, « La méthode de l’histoire littéraire » in KROKER Wiesław et SOBIESKA PIŁATOWICZ

Agnieszka, Anthologie de la critique littéraire française des XIXe et XXe siècles, Warszawa, Uniwersytet

Warszawski Instytut Romanistyki, 1997, p. 45.

191 Voir SCHMITT Jean-Claude, « Les morts qui parlent : voix et visions au XIIe siècle » in AUROUX Sylvain et

al. (dir.), La Linguistique fantastique. op.cit., p. 95.

192 AMADEO López, « Le fantastique : une notion opératoire ? », op.cit., p. 33. 193 TODOROV Tzvetan, Introduction à la littérature fantastique, op.cit., p. 176

65 de démonologie ; les sciences occultes n’intéressent plus ; le fantastique a fini son temps ; on ne croira pas qu’il y ait des hommes tourmentés du sur-naturel195.

L’homme ne se conçoit plus que comme un être raisonnable, vivant dans un milieu saisissable par sa pensée à travers des lois mathématiques et physiques. Nous avons déjà pu observer à quel point le symbolisme fut influencé par une telle époque et se révolta contre le déterminisme impliqué. Outre le personnage tiré des Hantises de Dujardin, deux témoignages de ce dédain de l’époque pour le surnaturel nous sont rendus par Guy de Maupassant et Jean Lorrain.

Le premier, dans un article intitulé « Adieu mystères », paru dans Le Gaulois du 8 novembre 1881, tout en célébrant les mystères éponymes, s’attriste de manière paradoxale des progrès de la science, de l’électricité mise en bouteille telle un génie des anciens contes. Il lui semble « qu’on a dépeuplé le monde. On a supprimé l’Invisible »196, et il ajoute : « Et tout me paraît muet, vide, abandonné ! »197 Selon Maupassant, les poètes en ont même perdu leur aptitude à faire rêver. Non pas de leur faute, non pas qu’ils auraient perdu une habileté propre aux anciens, mais parce que toutes ces nouvelles avancées techniques font de l’ombre aux créations poétiques : « Vos pauvres fantômes sont bien mesquins à côté d’une locomotive lancée, avec ses yeux énormes, sa voix stridente, et son suaire de vapeur blanche qui court autour d’elle dans la nuit froide. Vos misérables petits farfadets restent pendus aux fils du télégraphe ! »198 Ainsi, même si les avancées de la science ont rendu le monde plus sûr, plus compréhensible, Maupassant déplore la perte d’espaces dédiés à la rêverie, de phénomènes échappant à notre compréhension et aiguillant notre imagination.

Jean Lorrain met en place un thème similaire dans la confrontation de son narrateur avec un électricien dans le conte Lanterne magique (1900). Il place notamment dans la bouche du premier cette accusation : « Ah ! Le grand Pan est mort, et vous êtes du nombre de ceux qui l’ont tué, oui vous, monsieur l’électricien, vous êtes un assassin de la Fantaisie avec votre horrible manie d’expliquer tout, de tout prouver »199. Nous percevons donc une nouvelle fois

pourquoi les symbolistes pouvaient ressentir ce besoin de ré-enchanter le monde, en dénonçant le positivisme, et en quoi les récits fantastiques entrent dans cette optique selon la formule de Pierre Martino : « Dans tous les domaines le positivisme avait voulu supprimer le mystère :

195 DUJARDIN Édouard, Les Hantises, Paris, Léon Vanier, 1886, p. 138. Noté désormais en H suivi du numéro

de page.

196 MAUPASSANT Guy de, « Adieu mystères » in Le Gaulois, 1881, no 787, p. 1. 197 Ibid.

198 Ibid.

199 LORRAIN Jean, Histoires de masques, Paris, Librairie Paul Ollendorff, 1900, p. 49. Noté désormais en HDM

66 partout, le mystère réapparaissait, comme une objection aux résultats insuffisants de la science, ou bien comme un besoin de la sensibilité »200.

Ainsi, le fantastique permet une évasion du positivisme « en affirmant les droits de l’Esprit et de l’Idée »201, domaines qui ne sont pas soumis à la mesure et à la pesée, où toute

liberté est encore possible. Les récits mettant en avant le surnaturel étaient selon Peter Penzoldt « un prétexte pour décrire des choses qu’ils [les auteurs] n’auraient jamais osé mentionner en termes réalistes »202. Le positivisme, en effet, veut ériger la science comme aune de toute chose. Tout autre domaine, jusqu’à l’éthique et la morale à travers Samuel Smiles, Herbert Spencer ou Jacques Bertillon203, se doit d’être régenté par des principes scientifiques ; d’après Nathalie Prince, « [l]e fantastique fin-de-siècle se présente alors comme un fantastique de l’énormité, de ce qui enfreint les normes éthiques, un fantastique du monstrueux moral »204. Le fantastique symboliste incarne donc pleinement les valeurs que nous avons pu mettre en exergue précédemment : il est évasion, refuge et contestation d’une époque dans laquelle les auteurs symbolistes ne se reconnaissent pas. La sensibilité au mysticisme trouve une nouvelle justification, elle devient un paradigme opposé au paradigme scientifique jugé desséchant :

À un premier niveau, le terme de mysticisme désigne un refus de la vision purement scientifique et rationnelle du monde. Il s’agit que l’homme, par-delà cette mécanique inéluctable que constitue le monde dans la perspective scientifique, soit capable de redonner un sens personnel et profond à sa vie. De plus, au-delà des découvertes toujours nouvelles de la science, est postulée l’existence d’un Inconnaissable irréductible, et c’est dans cet Inconnaissable que pourra se réfugier le besoin du mystère et le sens du mystère205. Mais comme le fait remarquer Gwenhaël Ponnau, les deux paradigmes sont miscibles, ils se mêlent en un étrange ballet et finissent par se nourrir l’un l’autre :

Ce fut à la fois le temps des esprits frappeurs et de Charcot, le temps des étranges expériences médiumniques et de la découverte de l’inconscient, le temps de Freud et des recherches entreprises dans le domaine du supranormal. C’est sur cet horizon scientifique et culturel, aux éléments tantôt contrastés, tantôt convergents, que s’inscrivent les très nombreux récits fantastiques composés au cours de cette période. Cette fécondité au demeurant s’explique, dans une large mesure, par la richesse extrême et par la non moins grande diversité des différents modes d’investigation qui eurent pour objet la folie et, d’une manière générale, les phénomènes relevant d’une insolite origine psychique206.

200 MARTINO Pierre, Parnasse et Symbolisme, op.cit., p. 138-139.

201 BAILLOT Arthur, Influence de la philosophie de Schopenhauer en France (1860-1900), op.cit., p. 285. 202 PENZOLDT Peter, The Supernatural in Fiction, London, Peter Nevill, 1952, p. 146, cité par TODOROV

Tzvetan, Introduction à la littérature fantastique, op.cit., p. 166.

203 Voir PRINCE Nathalie, Les Célibataires du fantastique. Essai sur le personnage célibataire dans la littérature

fantastique de la fin du XIXe siècle, op.cit., p. 258.

204 Ibid.

205 PIERROT Jean, L’Imaginaire décadent (1880-1900), op.cit., p. 108. 206 PONNAU Gwenhaël, La folie dans la littérature fantastique, op.cit., p. 2.

67 Il est difficile de réfuter des avancées techniques et scientifiques évidentes qui viennent donc influencer les écrits ayant recours au surnaturel, faisant évoluer ce dernier. C’est ainsi, dans sa réaction au positivisme et dans l’accueil fait à de nouvelles conceptions scientifiques, que le fantastique symboliste se détache du fantastique romantique. Les symbolistes ne sont plus seulement engagés dans une lutte frénétique pour préserver la magie de ce monde, ni à la recherche d’un mystère qu’ils redécouvrent au sein même de l’individu. Leurs récits fantastiques visent alors à explorer ces nouveaux espaces, d’autant plus intrigants par leur proximité. Le commentaire de Francis Jammes sur un des contes fantastiques d’Henri de Régnier est de ce point de vue très éclairant : il fait remarquer dans une lettre datant d’octobre 1897 destinée à l’auteur de « La Mort de Monsieur de Nouâtre et Madame de Ferlinde » que ce récit peut être compris comme un évolutionnisme à rebours : « La profondeur de la pensée (je n’en veux pour preuve que le récit des morts de M. de Nouâtre et de Mme de Ferlinde) est telle

qu’elle ouvre un champ illimité, d’une poésie rare et d’un spirituel lecteur de Darwin »207.