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1 Le symbolisme

1.2 La quête de l’essence

Nous pensons que la première idée sur laquelle s’établit l’identité symboliste est la recherche d’une intériorité des faits réels. Cette idée, directement issue de l’individualisme relevé précédemment, défend l’existence d’une dimension autre des faits perceptibles, une « nature étrange »16 qui résonnerait avec leur propre existence. Le symbolisme étant souvent

considéré comme un mouvement poétique, mais pas seulement, comme nous l’observerons

14 GRAUBY Françoise, La création mythique à l’époque du Symbolisme. Histoire, analyse et interprétation des

mythes fondamentaux du Symbolisme, Paris, Librairie Nizet, 1994, p. 7.

15 GOURMONT Remy de, Le livre des masques, Paris, Mercure de France, 1963, p. 10.

33 dans une partie dédiée à l’expérimentation formelle17, c’est surtout dans les poèmes que cette

recherche d’intériorité couplée à une expression du moi de l’auteur est reconnue :

Pour les symbolistes aussi [dans un parallèle réalisé avec la pensée bergsonienne] l’art, et particulièrement la poésie, doit se garder d’analyser ; son rôle est de suggérer l’ineffable ; pour eux aussi la vie authentique est à chercher au-delà de la connaissance vulgaire et utilitaire du “moi” extérieur des rapports sociaux, elle est rythme intérieur, mélodie de l’âme ; pour eux aussi notre existence et le monde se reflètent dans notre conscience en un flot incessant, mobile et divers, où le passé se mêle sans cesse au présent ; pour eux aussi l’art est essentiellement individuel18.

Ainsi, le symboliste est celui qui recherche une réalité sous-jacente, qui cultive sa vision du monde pour percer les secrets de ce dernier. Les symbolistes manifestent donc une volonté partagée mais qu’il est impossible de nettement établir comme consensus. Au-delà de cette individualité et de ces visions personnelles du monde, ce serait, à la manière de Paul Valéry, dans une idéologie unificatrice qu’il faudrait considérer le symbolisme.

En effet, selon Paul Valéry, c’est paradoxalement de cette célébration que la naissance du symbolisme peut être datée, car le mouvement n’a pas su faire preuve d’unité esthétique durant sa période de développement. Néanmoins, Valéry lui reconnaît une identité éthique rétrospective fondée sur l’individualisme dans l’art, que nous avons relevée plus tôt, revendication d’une existence particulière au détriment du « suffrage du nombre »19. Il est vrai

que cet encensement de la réalité intérieure des choses et de l’être, cette introspection prônée par le symbolisme, se fait parallèlement à un dédain de la foule, du « médiocre », comme nous le rappelle Schwob de manière amusante dans sa préface dithyrambique du Démon de l’absurde (1894) de Rachilde : « Ne sortez pas des pages de ce livre, car vous serez harcelés par les pourceaux possédés de sottise, et au dehors rôde le démon dans son royaume d’obscure absurdité »20 ; ou encore l’auteure même du recueil à propos de l’un de ses livres, À Mort (1886) : « quant au cher public [,] je me fous absolument de ses appréciations sur cette œuvre que, spécialement, je n’écris pas pour lui. […] fais des enfants, public, et fiche-moi la paix »21.

L’attitude des personnages comme des Esseintes, Hubert d’Entragues, Durtal, ou le poète d’ « Un Soir » (1898) de Rodenbach est éclairante de ce point de vue : ils estiment leurs sujets d’intérêts bien supérieurs à ceux du peuple qui se contente de vivre dans un monde qu’il ne

17 Voir infra p. 55.

18 DÉCAUDIN Michel, La crise des valeurs symbolistes. Vingt ans de poésie française 1895-1914, op.cit., p. 187. 19 VALÉRY Paul, « Existence du symbolisme » [conférence donnée en 1936 pour le 50e anniversaire du manifeste

de Jean Moréas] in Œuvres, tome 1, Paris, Bibliothèque de la Pléiade, 1957, p. 691.

20 RACHILDE, Le Démon de l’absurde [ePub], Project Gutenberg, 2015, p. 3. URL :

http://www.gutenberg.org/ebooks/48830?msg=welcome_stranger. Noté désormais en DA suivi du numéro de page.

21 BARRÈS Maurice et RACHILDE, Correspondance inédite 1885-1914, Édition préfacée et annotée par Michel

34 comprend pas ni ne cherche à comprendre. Ce dédain se traduit aussi dans une vision élitiste de la littérature selon laquelle « comprendra qui peut comprendre ». Il est vrai qu’aux yeux de Mallarmé par exemple, l’art se posait comme une religion, l’hermétisme y était volontairement exploité afin de faire écho aux mystères du sacré22, le poète allait jusqu’à donner aux mots leur sens le plus rare, issu de leur étymologie. Le poème « Une dentelle s’abolit » (1887) par exemple, est tout en suggestion et un passage comme :

Mais chez qui du rêve se dore Tristement dort une mandore Au creux néant musicien23

nécessite une lecture éclairée pour bien être saisi. Valérie Michelet Jacquod fait notamment remarquer que pour les symbolistes, « les vérités ne se divulguent que par elles-mêmes »24, mais à cela il faut ajouter : si on est capable de les trouver. Gourmont estime par exemple, dans Le Problème du style. Questions d’art, de littérature et de grammaire (1902), que le peuple ne peut réellement pénétrer une œuvre artistique car il manque de désintéressement, ce en quoi réside justement l’art25. Les auteurs symbolistes ne se voulaient donc pas d’une approche facile,

ils étaient à la recherche d’une pureté dans laquelle ils mettaient beaucoup d’eux-mêmes et qu’ils ne souhaitaient pas à la disposition du premier venu ; c’est dans cette recherche de perfection maîtrisée que se justifiait leur œuvre à leurs yeux26. L’auteure du Roman symboliste :

un art de l’ « extrême conscience » précise que « la première entente, non concertée, des symbolistes, s’établit autour d’une originalité brandie comme justification à la littérature, qui conduirait l’écrivain à s’enfermer dans sa tour d’ivoire et, par voie de conséquence, à renoncer à la place publique pour ses œuvres »27. Nous percevons ici tout à fait un écho à la définition

du symbolisme donnée par Gourmont et ses « tendances vers ce qui est nouveau, étrange et même bizarre »28. Cette culture de l’individualité, et à travers celle-ci d’un hermétisme élitiste, est ce qui a inhibé le développement du mouvement symboliste comme institution. Il est d’ailleurs intéressant de relever la récurrence du mythe de Narcisse dans les textes symbolistes, héros qui, selon Françoise Grauby, est « en quête d’une réalisation individuelle qui délaisse le

22 RICHARD Noël, Profils Symbolistes, Paris, Librairie Nizet, 1978, p. 91.

23 MALLARMÉ Stéphane, Les poésies de Stéphane Mallarmé, Paris, La Revue Indépendante, 1887, p. 80. 24 MICHELET JACQUOD Valéry, Le Roman symboliste : un art de l’ « extrême conscience », Genève, Librairie

Droz, 2008, p. 41.

25 GOURMONT Remy de, Le Problème du style. Questions d’art, de littérature et de grammaire, Paris, Société

du Mercure de France, 1902, p. 193-194.

26 MICHELET JACQUOD Valéry, Le Roman symboliste : un art de l’ « extrême conscience », op.cit., p. 29. 27 Ibid., p. 41.

35 social »29, caractéristique qui nous permet de résumer le positionnement des auteurs symbolistes.

La difficulté de l’étude du symbolisme réside donc à la fois dans sa pluralité, tout comme dans son apologie de l’individualité. Après avoir défini une temporalité sur laquelle nous allons nous concentrer, allant de 1886 à 1900 (respectivement, dates du premier et dernier recueils étudiés), il nous a fallu comprendre comment le symbolisme a pu se former, sans pour autant avoir fait école, mot exécré par les artistes de ce mouvement30. Le suffixe du mot symbolisme est donc trompeur et pour reprendre un terme d’Henri Ghéon, c’est « à leur insu »31, sans réelle doctrine, ou alors survenue a posteriori, que les artistes du mouvement se sont rassemblés en une « communauté esthétique »32, et surtout éthique. Pour conclure par les mots de Fontainas :

Le symbolisme, a-t-on prétendu, fut une école. Ou les mots ont perdu leur signification, ou le symbolisme ne présente aucun des caractères indispensables à constituer une école. De quels éléments se compose une école littéraire ? D’un chef d’école, ou maître, et de ses disciples, lesquels acceptent, cultivent et suivent sa doctrine. […] Or, il ne m’est possible de discerner dans l’ensemble du groupe symboliste qu’un unique caractère commun, qui est la résolution, malgré le respect et l’admiration qu’ils professaient pour leurs grands aînés, de ne se soumettre à aucune direction magistrale et exclusive, de s’exprimer à leurs risques, chacun dans sa manière propre, de ne jamais être influencés par la manière adoptée de leurs congénères33.