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Chapitre 1 VIOLENCES ÉCONOMIQUES, POLITIQUES ET SYMBOLIQUES AU BRÉSIL

1.3 Un catholicisme transformé : la Théologie de la libération et le Renouveau Charismatique

1.3.1 La Théologie de la libération

« On lui donna le livre du prophète Esaïe, et en le déroulant il trouva le passage où il était écrit ‘L’Esprit du Seigneur est sur moi parce qu’il m’a conféré l’onction pour annoncer la Bonne Nouvelle aux pauvres. Il m’a envoyé proclamer aux captifs la libération et aux aveugles le retour à la vue, renvoyer les opprimées en liberté, proclamer une année d’accueil par le Seigneur.’ Il roula le livre, le rendit au servant et s’assit; tous dans la synagogue avaient les yeux fixés sur lui. Alors il commença à leur dire: ‘Aujourd’hui, cette écriture est accomplie pour vous qui l’entendez’» (Luc 4. 17-21).

Dans les années 60-70, alors que l’Amérique Latine était la proie de coups d’état « préventifs » contre la prolifération du danger communiste, de nombreux Catholiques s’y sont mis à contester un message évangélique qui prêcherait la soumission et l’obéissance dans un contexte d’exploitation, d’oppression et de violence. Cette

remise en question était d’autant plus légitimée que, dans les années 60, le Concile Vatican II (1962-1965) invitait les Chrétiens à prendre une part beaucoup plus active dans « l’être-Église » c’est-à-dire, dans la manière de constituer et de définir, en tant que membres vivants, le « corps mystique du Christ » (ce qui s’oppose à une vision plus statique, hégémonique et orthodoxe de l’institution de l’Église). Les théologiens latino-américains ont commencé à penser avec plus de liberté les liens entre la foi chrétienne et les situations pastorales dans le contexte d’effervescence, d’appauvrissement marqué d’une grande partie de la population en pleine période de croissance économique industrielle, de la révolte subséquente et finalement, de répression et d’oppression de cette période.

Au Brésil, Paulo Freire15 et sa « pédagogie de l'opprimé » a fortement influencé les diverses

Communautés Ecclésiales de Base (CEBs), ces un groupes de Chrétiens appartenant à une même petite localité (quartier, rang, etc.) qui se réunissaient régulièrement pour prier, célébrer, et discuter de divers aspects de leur quotidien en ayant pour perspective l’Évangile et leur conjoncture sociale, politique et économique, souvent inspirés par la méthode « voir-juger-agir » de l’Action Catholique. Comme le précisent Gomes de Souza et de Caponay, « Les communautés ecclésiales à Goias, dans l’Acre, à Espirito Santo, et, plus tard, à Sao Paulo ont des histoires diverses, mais toutes, plus ou moins, représentaient une tentative de lier une religiosité populaire bien précise avec les problèmes concrets de santé, de la terre, du salaire, etc. » (Gomes de Souza et Chaponay 1990 : p. 590). L’opprimé y était invité à prendre conscience de son rôle et de ses possibilités en tant que sujet de son histoire et agent social, et à y assumer une part active par des pratiques créatrices et libératrices.

Pendant ce temps, certains théologiens ont proposé une lecture de plus en plus explicite de l’Évangile sous la lumière de la libération. En 1967, Gustavo Gutierrez parle de « la théologie de la libération » comme étant une réflexion sur le défi que lance à la foi le problème de la pauvreté au Tiers-Monde et, en 1971, il publie le livre inaugural de cette théologie, où il utilisera ouvertement une analyse de la société selon l’approche du matérialisme historique pour interpréter l’Évangile.

Sur le terrain pastoral, la théologie de la libération prend la forme de plusieurs mouvements où l’Église (ou une partie d’elle) s’associe à la lutte de plusieurs catégories sociales parmi les plus délaissées : on voit surgir, au Brésil, le Mouvement d’union et de conscience noires, la Commission Pastorale de la Terre (CPT), la Pastorale du Mineur et de l’Adolescent, le Centre Indigéniste Missionnaire (CIMI), le Mouvement national des droits de l’homme, le Mouvement national de défense des habitants des favelas (bidonvilles), le Mouvement national de la femme marginalisée, le Mouvement des nécessiteux de la rue...

Des mouvements armés de type guérilla seront également investis par des Chrétiens au nom de leur foi. Plusieurs autres, sans prendre les armes, appuieront ce type d’organisations, d’autres encore deviendront militants de partis socialistes.

De telles prises de position, mais surtout la sympathie pour une analyse marxiste que l’on associait rapidement au communisme, ont soulevé l'indignation des branches conservatrices de l'Église, à commencer par la curie romaine.

Les théologiens de la libération, les prêtres, les laïcs, les religieux et les religieuses qui s’en sont inspirées ont été victimes de pressions de toutes sortes. Plusieurs ont été emprisonnés et torturés, d’autres ont dû s’exiler, nombreux ont été assassinés ou sont disparus et ont rejoint la longue liste de la martyrologie latino-

15 Andragogue reconnu internationalement pour sa méthode d'alphabétisation qui part de l'univers de l'apprenant et de sa réalité, des

mots qu'il utilise dans sa vie quotidienne et des sujets de conversations qui lui sont pertinents, mais aussi d'une reconnaissance de la valeur des connaissances et expertises qui sont les siennes, dans cet univers. Il considère que l'éducation doit être un instrument de libération plutôt que d'oppression, et pour cela il favorise la collaboration plutôt que la hiérarchie entre apprenants et enseignants. En fait, une de ses phrases les plus connues indique que « Personne n'éduque autrui, personne ne s'éduque seul, les hommes s'éduquent ensemble par l'intermédiaire du monde. » (Freire, 1974) Se méthode a fortement influencé aussi bien le monde de l'éducation que le monde syndical et des groupes de la société civile en Amérique Latine mais aussi ailleurs (par exemple, au Québec), entre autres des groupes de femmes et certains groupes politiques de gauche (partisans ou non) où l'on cherche à faciliter la participation de militants peu formés (que ce soit académiquement, politiquement ou sur le sujet spécifique dont le groupe débat) afin que les interacti ons ne soient pas monopolisées par les militants les plus expérimentés ou articulés.

américaine. Sur la scène politique internationale, la théologie de la libération était source de soucis pour les États-Unis dès 1969, alors que le président Nixon a envoyé Rockefeller en Amérique Latine afin d’enquêter sur la sécurité des intérêts américains.

Un des aspects les plus importants de la théologie de la libération est « l’option préférentielle pour les pauvres ». Cette expression a été consacrée par la conférence des évêques latino-américains de Puebla en 1979. À un premier niveau d’analyse, elle indique un engagement, l'engagement du Chrétien avec le « prochain », à l’image de l’engagement du Christ. Si le Christ n’est pas venu exclusivement pour les pauvres, il est tout de même venu prioritairement pour eux (cf. Mt 25. 31-46). Dans une vision conflictuelle de la vie en société, la neutralité n’est pas une option, et l’option du Christ est une option préférentielle pour les pauvres, et contre la pauvreté.

Selon les théologiens de la libération, Il n’est pas nécessaire d’être ou de se faire pauvre pour faire cette option. Cependant, la solidarité se vit mieux en partageant les conditions de vie des pauvres. Il y a donc ici une question de cohérence, le souci de connaître intimement ce que l’on dénonce pour avoir la force et l’autorité nécessaires pour ce faire. Il y a aussi le désir de proximité avec les gens avec qui l’on se fait solidaire. Mais les « pauvres » dont on parle... pourquoi les appeler ainsi? Peut-être serait-ce moins offensant de parler de « personnes en situation de pauvreté »? Offensant pour qui, comment?

Boff et Boff (1987), noms reconnus dans la théologie de la libération16, reconnaissent trois facettes de

la pauvreté, soit : l’image du « pauvre socio-économique », celle du « pauvre en tant que fils de Dieu défiguré » et celle du « pauvre évangélique ».

Le pauvre socio-économique est celui qui ne dispose pas des moyens nécessaires à sa subsistance (nourriture, logement, santé, instruction). Parmi ces gens, il y a bien entendu des ouvriers, mais également beaucoup de gens qui sont dans l’économie parallèle, informelle, sous-salariée, ou autre.

Dans une perspective chrétienne, cependant, le matérialisme ne saurait épuiser la réalité du pauvre. Ainsi, le pauvre en tant que « fils de Dieu défiguré » est non seulement l’expression de disparités sociales, mais également une image de Jésus de Nazareth, qui est né, a vécu et est mort dans la pauvreté et avec les pauvres. La pauvreté, avec toute sa charge de mort, est ainsi une négation du projet du Dieu qui veut pour l’Homme « la vie, et la vie en abondance » (Jn 10.10), et par conséquent, le pauvre est alors une image de Dieu défigurée.

Le « pauvre évangélique » est celui qui centre sa vie sur les valeurs évangéliques de partage et de justice, plutôt que sur la recherche d’accumulation matérielle. Il est au service de Dieu et de ses frères et sœurs, et plus globalement à celui de la construction du « Royaume ». Il combat la pauvreté en tant que phénomène collectif qui limite la vie en concentrant le nécessaire comme l’agréable dans les mains de quelques-uns.

En plus du partage comme mode de vie et comme manifestation du souci pour autrui, la place toute relative qui est accordée par le pauvre évangélique à la possession de biens matériels tient également à une question de « libération » : libération de soi, pour les autres et pour Dieu.

Le « pauvre évangélique » est le modèle à suivre par tout Chrétien, y compris le pauvre socio- économique, car il ne s’agit pas tant d’une condition ni d’une conversion que d’une mission, d’un projet de vie, d’un ensemble de valeurs concernant principalement le but à poursuivre dans la vie. Ce que cela implique est qu’ici, le pauvre émerge en tant que sujet et non plus seulement objet de sa pauvreté.

16 Clodovis et, surtout, son frère Leonardo Boff. Ce dernier est reconnu internationalement comme étant l’un des grands noms de la

Théologie de la libération et ce, dès ses premiers balbutiements. Il rejoint l’Ordre des Frères Mineurs (franciscains) en 1959, puis devient auteur, conférencier et professeur de théologie et de philosophie. Alors qu’il publiait (de 1970 à 1985) la collection « Théologie de la libération » à la maison d’édition Vozes, il est convoqué en 1984 à Rome, par le cardinal Ratzinger, alors président de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi (organe de l’Église Catholique responsable de s’assurer de la concordance des préceptes enseignés en son nom) au sujet de son livre Église : charisme et pouvoir. La théologie de la libération. En 1985, il est condamné à un an de silence pénitentiel par le Vatican, à cause des liens présumés entre la Théologie de la libération et le marxisme. En 1992, après des désobéissances à ses supérieurs et des attaques répétées au pape Jean-Paul II, il quitte la prêtrise. Depuis quelques années il défend de plus en plus la défense de l’environnement comme une prolongation de la Théologie de la libération.

« (...) on ne comprendra jamais un pauvre si on ne le pense pas dans sa situation de sujet social et de co-agent - quoique soumis - du processus historique. Par conséquent, pour analyser le monde des pauvres, il faut prendre en compte non seulement leurs oppressions, mais aussi leur histoire et leurs pratiques libératrices, les plus embryonnaires soient-elles. » (Boff et Boff 1987 : 51-52).

Voyons maintenant les explications les plus courantes offertes au phénomène de la pauvreté du point de vue de la théologie de la libération.

L’explication empiriste se contente d’exposer le fait de l’existence de la pauvreté, son seul élément explicatif est la « fatalité » individuelle. Il y a toujours eu des pauvres et il y en aura toujours, ce sont, tout au plus, des « malheureux ». Les causes en sont peut-être l’indolence, l’ignorance ou la méchanceté, ou encore, ils n’ont pas « eu de chance ». La seule chose à faire, c’est de les aider de façon ponctuelle afin de soulager leur souffrance : l’assistentialisme.

« Une telle stratégie [l’assistentialisme] porte secours aux individus, mais elle fait du pauvre un objet de charité, jamais un sujet de sa propre libération. Le pauvre n’est considéré ici que comme celui qui n’a pas. On ne perçoit pas qu’il est un opprimé, rendu pauvre par d’autres; on ne met pas en valeur ce qu’il a : par exemple sa force de résistance, son pouvoir de prendre conscience de ses droits, d’organiser et de transformer sa situation. » (Ibid. : 17).

L’explication fonctionnaliste voit la pauvreté comme un retard dans le processus du développement, un retard économique et social, qui sera résorbé avec le « progrès ». Ce progrès, on doit le financer, au Tiers- Monde, avec des prêts de l’extérieur, ou encore en facilitant l’installation de grandes multinationales génératrices d’emplois par des politiques néo-libérales. Le développement et la croissance économique qui résulteraient de ce réformisme seraient, à terme, bénéfiques à tous, y compris aux pauvres. S’il est vrai que le réformisme peut enclencher un processus de croissance économique, il faut cependant noter qu’habituellement non seulement les pauvres ne bénéficient pas de telles croissances économiques, mais qu’elles se font le plus souvent à leurs dépens.

« Le côté positif de cette conception est qu’elle voit dans la pauvreté un phénomène collectif, mais elle en ignore le caractère conflictuel. » (Ibid.:50).

L’explication dialectique, par contre, fait du caractère conflictuel de la pauvreté son élément de départ. Le fait que certains (les travailleurs) soient exploités est inscrit dans l’organisation même du système économique, de même que « l’exclusion » de ce circuit de tous les chômeurs, sous-employés et marginalisés car leur exclusion permet de maintenir la fragilité et la précarité de la position de ceux qui sont « intégrés » au marché du travail. Un riche ne peut être riche que parce qu’il a pu bâtir sa richesse avec l’appauvrissement des pauvres. C’est dans cette optique que le prêtre ouvrier Jean Ménard proposait régulièrement, dans nos échanges ainsi qu’avec des amis et dans diverses allocutions de formation et de militance, le remplacement du terme « pauvre » par « appauvri » (voire, encore plus souvent, par « exploités » et « exclus »), afin de bien marquer cette dialectique.

Puisque l’approche dialectique estime identifier un problème qui se situe à la base du système, la voie alternative serait une « révolution ». Avec le réformisme, la richesse du pays peut augmenter, mais non pas sa répartition, alors que, selon l’explication dialectique de la pauvreté, l’accent serait davantage mis sur le problème de la répartition de la richesse.

« L'Église a toujours créé mille entités de charité, elle a eu de la compassion envers les pauvres, mais elle n'a jamais osé s'attaquer aux structures du péché du capitalisme sauvage. L'évêque Helder Cámara disait : ‘Lorsque je fais la charité, on me dit que je suis un saint, mais lorsque je critique le capitalisme, on me dit que je suis communiste’. Il avait bien raison. » (Casaldaliga, en entrevue avec Arias,1999).

C’est ici que ceux qui s’inspirent de la théologie de la libération voient dans le marxisme, et plus précisément dans le matérialisme historique, la théorie la plus apte à rendre compte des causes systémiques de la pauvreté, ainsi qu'une voie concrète pour construire un monde plus juste, plus humain, le « Royaume de Dieu » sur la Terre.

La lutte des classes devient un élément clé, car nier son existence revient à prendre le parti des dominants. La neutralité sur ce point est impossible. De même, pour Boff et Boff, les luttes de classe sont les principales luttes des opprimés, car « Elles opposent des groupes antagoniques et dont les intérêts essentiels sont irréconciliables. » (Boff et Boff 1987 : 55). De plus, les oppressions de type économique viennent aggraver les oppressions d’autres types, « qui s’articulent, avec et sur » le type d’oppression de base, qui est celle de classe :

« L’opprimé de classe, le pauvre socio-économique, est l’expression infrastructurelle du processus de l’oppression. Les autres types en représentent plutôt les expressions super structurelles et ils sont à ce titre profondément conditionnés par l’infrastructurel. » (Boff et Boff 1987 : 55).

Cependant, il s’agit ici d’une utilisation partielle et instrumentale du marxisme. En tant que cadre analytique, la théologie de la libération en retirera l’importance accordée aux facteurs économiques, à la lutte des classes, de même que la méfiance au pouvoir mystificateur des idéologies (y compris religieuses). En tant qu’idéologie, toutefois, elle n’en partagera, bien sûr, ni le matérialisme ni l’athéisme, et attendra du marxisme qu’il soit à partir de la perspective des pauvres, et à leur service, et non pas le contraire.

Le concept d’utopie est également très important dans le discours de la théologie de la libération. Selon l’aspect eschatologique de la théologie de la libération, la « construction du Royaume » ne dépend pas uniquement de l’Humain (« ...que Ton Règne vienne! »17) mais ne se fera pas non plus sans lui :

« À quoi bon, mes frères, dire qu’on a la foi, si l’on n’a pas d’œuvres? La foi peut-elle sauver, dans ce cas? Si un frère ou une sœur n’ont rien à se mettre et pas de quoi manger tous les jours, et que l’un de vous leur dise : « Allez en paix, mettez-vous au chaud et bon appétit », sans que vous leur donniez de quoi subsister, à quoi bon? De même, la foi qui n’aurait pas d’œuvres est morte dans son isolement. » (Jc 2. 14-17).

Depuis ses débuts, le Vatican a cependant beaucoup attaqué la théologie de la libération au Brésil, en faisant taire certains de ses sympathisants (par exemple Leonardo Boff, jusqu’à ce qu’il choisisse de quitter le sacerdoce) et en remplaçant d’autres dans la hiérarchie de l'Église par des membres plus conservateurs. Par ailleurs, depuis plusieurs années, une partie importante de la population s'est tournée vers des églises évangéliques ou vers des secteurs plus conservateurs du catholicisme, notamment le mouvement du Renouveau Charismatique.

Étant donné la vision du monde mise de l’avant par la théologie de la libération et le fait que certaines prises de position y semblent particulièrement associées concernant certains thèmes, il m’est apparu intéressant d’explorer les discours que des gens partageant un tel « éthos », ainsi que ceux provenant de milieux socio-économiques défavorisés et ceux provenant de milieux socio-économiques plus aisés et partageant un éthos différent, pourraient tenir face à la question de la pauvreté. Un tel exercice sera également tenté avec les gens du Renouveau Charismatique, bien qu’avec des résultats moins révélateurs, comme nous le verrons au chapitre 5. Ils constituent toutefois un groupe très important dans la réflexion au centre de ce mémoire.

17 Extrait de « Notre Père », certainement la plus connue des prières chrétiennes. Signifie, pour un Chrétien inspiré par la Théologie de

la libération, une demande pour que Dieu nous aide à construire un monde plus juste, humain, et bienveillant, dans lequel « règnent » ces principes qui sont conformes à Sa volonté et à Ses promesses.