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Chapitre 2 LE RELIGIEUX ET LE POLITIQUE ENTRE CHAMPS ET MARCHÉS: LA DIMENSION

2.2. Les concepts

2.2.1. Agent

Bourdieu est un funambule délicat, qui construit des ponts là où on a l’habitude d’ériger des barrières... Ainsi, il ne fait pas une séparation entre les individus et les structures, comme pourrait le faire, par exemple, le concept d’acteur, à qui le « jeu » serait extérieur et qui ne pourrait que jouer son rôle, en improvisant peut-être tout au plus quelque peu, mais selon un scénario qui lui serait imposé de l’extérieur, en quelque sorte et qu’il n’aurait pas la possibilité de modifier. Au concept d’acteur, il préfère ainsi celui d’agent, qui, sans être pleinement « conscient », de manière utilitariste et intentionnelle dans ses choix (c’est le rôle de l’habitus de proportionner une telle économie d’intentionnalité), a tout de même une certaine capacité d’agir, sur les structures dans lesquelles il est non seulement inséré mais auxquelles il participe par son action, structures qu’il peut comprendre parce qu’il les a intériorisées par l’habitus. L’habitus est ici un concept central pour comprendre toute la subtilité de Bourdieu en ce qui concerne l’articulation des individus et des structures, celle de la subjectivité et de l’objectivation de cette subjectivité.

2.2.2. Habitus

Les habitus nous amènent à avoir tendance à penser, agir, ressentir, juger, appréhender le monde d’une certaine manière. Ce sont des dispositions intériorisées et incorporées, intégrées de manière inconsciente chez les individus à travers des conditions d’existence qui incorporent ces dispositions dès la tendre enfance.

« Les conditionnements associés à une classe particulière de conditions d'existence produisent des habitus, systèmes de dispositions durables et transposables, structures structurées disposées à fonctionner comme structure structurante, c'est-à-dire en tant que principes générateurs et organisateurs de pratiques et de représentations (...) ». (Bourdieu, 1980 : 88-89)

Thompson, dans sa préface à Langage et pouvoir symbolique (Bourdieu, 2001: 24), explicite ces caractéristiques des dispositions qui constituent les habitus : elles sont donc inculquées, structurées, durables, génératives et transposables. Inculquées, elles le sont dès la plus jeune enfance, à travers des expériences marquantes d’apprentissage comme l’est par exemple l’apprentissage des bonnes manières à table. Elles sont aussi structurées en ce sens qu’elles reflètent les conditions d’existence de l’individu, qui dans différents domaines laisseront une marque particulière aux habitus. Comme nous le verrons bientôt, les différentes classes sociales auront des habitus différents, ayant des logiques marquées par les conditions d’existence propres à chaque classe sociale. Les dispositions des habitus sont également durables, parce qu’elles sont incorporées (ce que Bourdieu appellera « l’hexis corporelle ») et donc, difficilement accessibles à une analyse consciente systématique (raison pour laquelle Bourdieu n’accorde pas d’intentionnalité consciente aux agents). Finalement, les dispositions qui constituent les habitus sont également génératives et transposables, en ce sens qu’une fois

acquises, initialement dans un champ donné, elles orientent et marquent également des pratiques dans d’autres champs.

Bourdieu identifie deux « composantes » de l'habitus: l'hexis corporelle (qui correspond à la façon de se tenir, de marcher, de manger, de parler, de « se porter », etc.) et l'ethos, qui serait la dimension plus « morale » de l'habitus (l'appréciation esthétique, émotive, les échelles de priorités dans les valeurs, etc.). Ainsi, à chaque classe, correspond un habitus particulier.

« Les habitus sont des principes générateurs de pratiques distinctes et distinctives (...); mais ce sont aussi des schèmes classificatoires, des principes de classement, des principes de vision et de division, des goûts différents. Ils font des différences entre ce qui est bon et ce qui est mauvais, entre ce qui est bien et ce qui est mal, entre ce qui est distingué et ce qui est vulgaire, etc., mais ce ne sont pas les mêmes. Ainsi, par exemple, le même comportement ou le même bien peut apparaître distingué à l'un, prétentieux ou m'as-tu-vu à l'autre, vulgaire au troisième ». (Bourdieu, 1994 : 23).

2.2.3. Capital social

Bien que le capital social n’ait jamais été, semble-t-il, défini en toutes lettres par Bourdieu, il peut être compris comme étant l’accès et la centralité dans des réseaux sociaux, l’entregent, le pouvoir d’influence sur les autres. Selon Bonnewitz, il

« se définit essentiellement comme l’ensemble des relations sociales dont dispose un individu ou groupe; la détention de ce capital implique un travail d’instauration et d’entretien des relations, c’est-à-dire un travail de sociabilité: invitations réciproques, loisirs en communs, etc. » (Bonnewitz, 1997 : 43)

Le capital social, particulièrement dans des sociétés postcoloniales comme le Brésil, me semble extrêmement important. Dans Sociologie et anthropologie chez Pierre Bourdieu, Lahouari Addi montre comment l'habitus et le capital social

« sont liés et se déploient dans des perspectives inverses, l'un vers l'extérieur, dans des enjeux autour desquels s'ordonnent les rivalités et les compétitions; l'autre, vers l'intérieur, qui assure la continuité entre l'individu et la société dans laquelle il se reproduit. À travers ces deux concepts, Bourdieu tente de surmonter l’opposition objectivisme/subjectivisme dans une réciprocité de perspectives qui dépassent l’autre opposition (individu/société) par l'objectivation (capital social) de la subjectivité (habitus) que Bourdieu détache de la singularité individuelle pour lui donner une signification collective dont l'individu ne serait que le support » (Addi, 2002 : 113)

Je me demande, étant donné que Bourdieu identifie trois sortes principales de capitaux (matériel, culturel et social, le capital symbolique étant en quelque sorte une synthèse des trois précédents) pourquoi les classes de la bourgeoisie et de la petite bourgeoisie sont-elles divisées en deux fractions, et non pas trois? Que fait-on de ceux qui ne proviennent pas de milieux disposant et transmettant des capitaux matériels et culturels hautement reconnus par la classe dominante, mais dont le capital social est devenu suffisamment large (sinon élevé) pour avoir une certaine influence au moins dans certains milieux, au point de mobiliser des groupes dans des luttes politiques entre classes? Il me semble qu’une telle question est d’autant plus pertinente dans des sociétés qui, découlant d’un système colonial, ont une très forte hiérarchie sociale, et où les « contacts » sont extrêmement importants pour quiconque souhaite une mobilité sociale ascendante. Le capital social est le type de capital mobilisé dans l'espace du pouvoir. On pourrait donc voir un lien très fort entre le capital social objectivé (réseaux, liens) et les luttes et affrontements entre classes. Pourrait-on, en effet, entreprendre des luttes au

niveau symbolique autrement que par la mobilisation de réseaux? Dans ce cas, ce serait entre autres le capital social objectivé qui serait mobilisé.

En ce qui concerne le capital social, je suis persuadée que cette sorte de capital peut, dans certaines cultures, être bien plus déterminante que dans d'autres, qu'elle pourrait même être à la base de certaines « transactions », comme dirait Bourdieu, au cours desquelles ce capital social serait concrètement investi en capital culturel et/ou économique, en passant par le capital politique, si on peut dire, bref qu'il pourrait être source d'une multiplication du capital symbolique de son détenteur. Tel pourrait être le cas, par exemple, si un modeste métallurgiste « nordestino » (du nord-est du Brésil) avait assez de capital social pour devenir un chef syndical; ou qu’un chef syndical en avait assez pour fonder un nouveau parti de gauche, pour finir par devenir président de la république…

Le capital social est de l'ordre de réseau de relations, le fait d'avoir des connaissances, des amis, des gens de la famille élargie, des amis d'amis, etc., qui eux ont une position importante, un capital symbolique que l'on projette sur soi de par le seul fait de pouvoir dire qu'on les connaît. Au Brésil il y a une expression pour ça, une véritable institution brésilienne selon l'anthropologue brésilien Roberto da Matta. Il s'agit du « Savez-vous à qui vous parlez ?!? »24, que l'on sert avec arrogance à quelqu'un qui veut imposer les contraintes de la Loi à

quelqu'un qui n'y est pas soumis, parce qu'il n'est pas n'importe qui puisqu'il a des « contacts » privilégiés. Il ne faut pas négliger, lors de l'évaluation du quantum de capital social d'un agent, que l'importance du sous-champ auquel on se réfère dépend elle-même de la société où on se trouve, toutes n'accordant pas la même valeur et la même importance aux différents sous-champs. Cela impliquerait donc d'accorder une importance particulière, lors de l'évaluation globale du capital, de la hiérarchie entre les sous-champs, mise en garde que Bourdieu avait lui-même déjà formulé.

2.2.4. Champ

Les champs (ou marchés) sont des espaces sociaux structurés où des agents ayant des positions et des ressources différenciées partagent et se disputent des ressources, ou une sorte de « capital » spécifique à cet espace. Les agents sont dans une dynamique constante dans laquelle ils cherchent à maintenir ou à modifier à leur avantage la distribution du capital spécifique à cet espace, ce pour quoi d’ailleurs Bourdieu utilisera le concept de « champ » afin de bien montrer que les agents sont dans un processus dynamique et conflictuel de rapports de forces.

« En termes analytiques, un champ peut être défini comme un réseau, ou une configuration de relations objectives entre des positions. Ces positions sont définies objectivement dans leur existence et dans les déterminations qu'elles imposent à leurs occupants, agents ou institutions, par leur situation (situs) actuelle et potentielle dans la structure de la distribution des différentes espèces de pouvoir (ou de capital) dont la possession commande l'accès aux profits spécifiques qui sont en jeu dans le champ, et, du même coup, par leurs relations objectives aux autres positions (domination, subordination, homologie, etc.) » (Bourdieu, 1992 : 72)

Ce serait une erreur de voir les « champs » comme des domaines fermés hermétiquement. Il faudrait les voir plutôt comme quelque chose de beaucoup plus fluide, puisque les « capitaux » transigent et se « convertissent ». C'est ainsi d'ailleurs, me semble-t-il, que l'on peut croire à l'existence de classes sociales non pas dans le sens de « classes sociales réelles » et « conscientes » d'elles-mêmes en tant que classe, en tant que groupe ou communauté, mais dans le sens qu'il y a effectivement des groupes d'individus qui partagent

une accumulation de capitaux (ou de manque de capitaux) de différentes sortes : cela s'explique aisément du fait que ces « capitaux » se déplacent d'un champ à l'autre, se gonflant de « plus-value » et de profits du seul fait de transiger et d’augmenter ainsi, entre autres, le capital social de ses détenteurs.

Car il me semble évident que pour Bourdieu les champs sont perméables, que le capital symbolique est fluide, et que le capital social montre bien d’ailleurs la « plus-value » que les différentes formes des capitaux acquièrent en circulant entre les différents champs. Ainsi en est-il, par exemple, du capital religieux, i.e., le capital symbolique que certains individus, dont certains prédicateurs, par exemple, peuvent aller chercher au sein même de leur propre groupe religieux, puis par extension, au sein du champ religieux, selon la position de ce groupe dans ce champ spécifique local (qui est, comme nous le verrons, extrêmement varié, influent et dynamique). Ce capital religieux peut, au besoin, se transformer en capital social lorsque, par exemple, le message de ce prédicateur rejoint, par ondes radio, des groupes ou des membres influents d’autres champs, voire en capital politique lorsqu’il est mis au service de certains groupes politiques en pleine campagne électorale, comme ce fut le cas en 2004 comme nous le verrons un peu plus loin, ainsi qu'en 2018.

Conclusion

Dans ce mémoire, je me demande comment les représentations de la pauvreté mises de l’avant par deux groupes religieux au Brésil affectent ou pas l’engagement social et politique de leurs fidèles. Le cadre théorique de Pierre Bourdieu, que je viens d’exposer, se révèle très utile dans cette entreprise dans la mesure où il permet de rendre compte à la fois de la constitution de la réalité actuelle et de sa permanence, grâce au concept d’habitus (et notamment l’un de ses constituants, l’éthos), et des forces constamment en tension pour l’instauration d’un nouvel équilibre, grâce aux concepts de champ et de capital social et symbolique. Comme nous le verrons au chapitre suivant, ce sont donc ces deux concepts, l’éthos et le champ (en particulier, le champ religieux) qui auront été parmi les éléments les plus déterminants de la méthodologie, incluant la sélection des répondants choisis parmi tous ceux qui m'auront accordé une entrevue.

Chapitre 3 MÉTHODOLOGIE

Introduction

Après m’être dotée d’un cadre théorique aussi pertinent que celui de Bourdieu pour étudier le champ religieux brésilien et les changements qui le traversent, il sera essentiellement question, dans ce chapitre, de la méthodologie utilisée dans ce mémoire.

Tout d’abord, au sous-chapitre 3.1, je présenterai la question de recherche et l’orientation méthodologique de ce mémoire. Puis, au sous-chapitre 3.2, j’exposerai différents éléments concernant la collecte des données, notamment la période du terrain et les particularités de celui-ci, les divers groupes où étaient impliqués les agents rencontrés, quelques difficultés qui se sont présentées lors du terrain ainsi que les diverses techniques de collecte de données utilisées. Au sous-chapitre 3.3 je présenterai l’analyse des données collectées, ainsi que certaines caractéristiques des personnes m'ayant accordé une entrevue. Finalement, au sous-chapitre 3.4, j’évoquerai certaines préoccupations d’ordre éthique qui m’auront accompagnée tout au long de mon terrain mais aussi, tout au long de mon mémoire.