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Chapitre 5 LES ETHOS EN QUESTIONS ET EN ACTIONS

5.2 Les points saillants des entrevues

5.2.1 La pauvreté au Brésil

Éducation

L’éducation a été le thème le plus abordé par les répondants lorsqu’il s’agit de la pauvreté au Brésil, généralement elle est perçue comme une des principales solutions à envisager pour ce problème. Onze personnes sur quatorze ont amené (et cela, par eux-mêmes), ce sujet dans les entrevues. La seule personne ayant un éthos de classe moyenne-élevée qui a associé l’éducation à la possibilité de construire le collectif est Guilherme, que je considère comme un « hybride » dans la mesure où il est le seul de cette classe sociale étant inspiré par la Théologie de la libération. De plus, il témoigne de la situation moins confortable, sur le plan financier, de sa propre sœur. Toutes les autres personnes qui partagent cet éthos, ont plutôt parlé de l’apport de l’éducation pour « rendre les pauvres plus intelligents », et leur apprendre à mieux gérer leur argent et leur vie, ou encore de la mauvaise qualité de l’éducation, du fait que les professeurs soient mal payés et de la cause de cela qui serait la corruption. (José a aussi mentionné sa capacité d’empowerment). Cette mauvaise qualité de la formation a pour conséquence, selon Guilherme, que même s’ils reçoivent une formation, pour plusieurs, elle est de si mauvaise qualité qu’elle ne leur permettra pas d’améliorer leurs conditions de vie. Les élèves le savent et s’en voient démotivés.

Les répondants ayant un éthos de classe ouvrière ont, eux, parlé de l’éducation comme d’un droit, une arme, un outil de transformation sociale, une ressource à partager et à protéger. Antônio ira jusqu’à affirmer que l’État doit contrôler les connaissances produites et les recherches universitaires. Certaines personnes de ce groupe considèrent l’éducation comme étant fortement associée au capital culturel dans le sens large, comprenant le degré d’instruction mais ne s’y limitant pas.

Parfois, certains considèrent l’éducation comme un élément de solution à la pauvreté parce qu’ils la perçoivent comme un stimulant de l’individu lui-même, « car les personnes vont commencer à se rendre compte qu’elles peuvent davantage. Et quand tu peux davantage, tu te bats davantage, quand tu as accès à tes droits, tu deviens (...) plus critique, plus exigeant » (Adriana)... Chose certaine, quelle que soit la perspective par laquelle les répondants pensaient l’éducation, elle était toujours pour eux une source importante d’espoir, voire la principale (avec la foi, pour certains d’entre eux).

Travail

Le travail est un autre thème très abordé par les répondants : dix sur quatorze y ont fait allusion. Trois répondants portant un éthos de classe moyenne-élevée qui se sont prononcés en ce qui concerne le travail, dont Guilherme, qui a un éthos « hybride » et est inspiré par la Théologie de la libération, et qui parle de sa précarité; et José, qui a un éthos de classe sociale moyenne-élevée, n’est pas inspiré par la Théologie de la libération, et associe le travail à l’identité de la personne, à sa dignité et à son estime de soi.

Tous les autres répondants ayant mentionné ce sujet étaient porteurs d’un éthos de classe ouvrière. Si certains de ce groupe le voient eux aussi comme source d’identité, d’auto-estime et de dignité, ils le perçoivent également comme un droit, une source de plaisir (lorsqu’il n’est pas abrutissant) et de tout ce qui est nécessaire à la vie, et finalement, comme étant à la fois sacré et sacralisant. Il faut aussi se battre pour un meilleur service de transport en commun, étant donné que Nova Iguaçu, et plus généralement la Baixada Fluminense, sont vues depuis longtemps comme les « chambres à coucher » des travailleurs de Rio, et que plusieurs témoignent des longues heures de trajet qu’ils doivent faire à chaque jour pour aller travailler. Le diacre Luis me raconte l’histoire

d’un couple dont le mari (comme beaucoup d’habitants de la Baixada) travaille à Rio, loin de chez lui, et arrive à la maison vers 1h00 du matin. Il mange un repas avec son épouse, à table, ils se tiennent les mains l’un et l’autre, discutent pendant deux heures, et à trois heures il doit repartir vers Rio...47 Histoire récurrente pendant

mon terrain, problème entre autres mentionné par Sandra. C’est pourquoi il faut absolument contrer la déréglementation du travail, me dit Antônio, contrer celle de la « carteira assinada48 », car la qualité des emplois

est trop souvent douteuse, et qu’il se fait, selon le diacre Luis, précaire, rare (d’où la pertinence de groupes comme le MTD), et temporaire... Finalement, il apparaît à plusieurs, comme une évidence, dit le diacre Luis, que dans de telles circonstances, la survie se fasse plus facilement avec le narcotrafic qu’avec un travail honnête.

Inégalités

Huit personnes sur quatorze ont mentionné le problème des inégalités, à divers niveaux.

Sur ce sujet, seulement deux répondants de classe moyenne-élevée se sont prononcés, à savoir Maria, qui dit que la classe moyenne se faisait rare, que les riches étaient très très riches... et Guilherme, notre répondant « hybride », qui a mentionné la « mobilité urbaine » (la facilité qu’a ou non la population de circuler confortablement dans l’espace urbain) comme exemple des inégalités sociales, montrant que cela aussi était tributaire de l’attention inégale que les gouvernements accordaient aux diverses populations administrées, par la présence ou non de politiques intégrées d’urbanisme et d’infrastructures. D’ailleurs, ces inégalités seraient dues à un désinvestissement de plus en plus grand de l’État.

Tous les autres répondants s’étant exprimés sur les inégalités sont porteurs d’éthos de classe ouvrière, et, indépendamment de leur orientation religieuse, ont pointé les inégalités régionales (surtout en ce qui concerne le délaissé Nordeste, mais aussi, l’injustice entre ce que l’État de Rio donne à la fédération et ce qu’il en reçoit), locales (Juliana s’indignait depuis sa jeune enfance des inégalités entre la Zona Norte, pauvre, et la Zona Sul, riche, de Rio, dans des aspects aussi simples que l’existence ou non de téléphones publics dans les rues), et aussi à un niveau plus individuel (où l’on voit beaucoup de gaspillage et peu de partage) et personnel (où l’existence de ces inégalités scandaleuses devient source de motivation dans la lutte). Les employeurs brésiliens, même étant très riches, seraient les entrepreneurs qui payent les salaires les plus bas, selon Sandra. Même au niveau de la caserne des pompiers, les inégalités entre les officiers et les simples pompiers, pour ce qui est des privilèges dont ils bénéficiaient ou non, étaient un aspect qui choquait Mateus.

Corruption

La moitié des répondants ont abordé le problème de la corruption. Seul deux répondants ayant un éthos de classe moyenne-élevée se sont prononcés : un pour dire que cela limitait la contribution de l’État en éducation et dans les structures qu’il pouvait offrir aux familles, et un autre qui a avoué qu’à chaque année, le Club Rotary accorde le statut de membre effectif ou associé honoraire au commandant du cartel de la police militaire, et cela afin que le groupe ait toujours une certaine influence dans les décisions de la ville.

47 Bien que cette histoire puisse sembler invraisemblable, elle témoigne d’un thème souvent abordé par plusieurs personnes rencontrées

sur le terrain, ce qui nous fat penser qu’au-delà de certaines imprécisions possibles, le récit ici rapporté par le répondant méritait notre attention sur le fond.

48 La “carteira assinada” (“Carteira de Trabalho e Previdência Social”) est un document officiel et obligatoire à tout travailleur

professionnel au Brésil et, comme son nom l’indique, permet à la fois d’établir obligations de l’employeur et du travailleur (notamment concernant les impôts et les normes spécifiques à chaque catégorie professionnelle) et ses droits de citoyen (notamment l’ass urance- emploi mais aussi, le plan de retraite, les congés de maternité, d’invalidité et autres, etc.). Beaucoup de personnes au Brésil ne disposent pas de ce document, ni des droits qu’il confère.

Les autres répondants ayant commenté ce thème proviennent tous de la classe ouvrière et ont manifesté l’association qu’ils font entre les politiciens de manière générale et la malhonnêteté, s’exclament que le pays est certainement très riche pour soutenir un tel degré de corruption, ou, dans le cas de Pe. Carlos, disent comprendre, étant donné toute cette corruption, que les gens s’impatientent dès qu’ils entendent dire que cela se poursuit avec Lula ou le PT.

L’assistentialisme

Huit répondants sur quatorze ont émis des commentaires sur l’assistentialisme. Lorsqu’il est question de l’assistentialisme, je suis encore une fois obligée de donner raison à Pe. Francisco, lorsqu’il affirme que « celui qui parle contre Fome Zero, c’est le riche ». Les commentaires des répondants ont effectivement été très marqués par les éthos, et presque tous ceux ayant un éthos de classe moyenne-élevée se sont montrés très critiques face à toute démarche ou programme assistentialiste et cela, autant envers la personne assistée qu’envers celle qui assiste. Ainsi, il s’agit selon José de la réponse facile de la société à la pauvreté, afin d’apaiser sa culpabilité et de permettre aux gens de se dire qu’après tout, on fait ce qu’on peut pour ceux qui veulent s’en sortir. La société et les organismes s’en accommodent (quant aux intervenants, ils en sont, pour certains, dépendants), au moins autant, selon lui, que les assistés eux-mêmes, alors que pour ces derniers les conséquences sont pires, puisque non seulement ce genre d’action humilie le père de famille (trois répondants sur cinq, ayant des éthos de classe moyenne-élevée ont mentionné cette préoccupation), mais surtout cela peut diminuer la volonté des pauvres de s’en sortir. La seule exception dans ce groupe de répondants était encore une fois Guilherme qui, sans critiquer ouvertement l’assistentialisme, mentionne qu’il occupe la première place dans les actions sociales du diocèse, les pastorales sociales ne venant qu’en deuxième place.

Les répondants ayant un éthos de classe ouvrière se sont montrés beaucoup plus nuancés sur ce sujet, rappelant que les gens sont souvent critiques à propos de l’assistentialisme, mais que d’un autre côté, il n’y a pas non plus de partage juste des richesses, et que parfois, ce genre d’aide peut être nécessaire. Cela dit, on précise aussi que l’on ne doit aider que ceux qui le souhaitent, car sinon on risque d’enfermer le pauvre dans la catégorie « pauvre ayant besoin d’assistance » et que certains n’attendent que ça pour s’y conformer, plutôt que de nous présenter le meilleur de ce qu’ils peuvent offrir. Les analphabètes, par contre, auront toujours de la difficulté à s’en sortir.

L’État

Sept personnes sur quatorze ont commenté le rôle de l’État concernant la réalité de la pauvreté au Brésil. Ce sujet a été abordé différemment par plusieurs répondants selon leur éthos. Un certain consensus existait concernant le fait que la cause de la pauvreté et des inégalités est le désengagement de l’État, peut- être parce qu’il est à la solde des grandes compagnies et des monopoles, aussi à cause du grand degré de corruption qui l’afflige et qui détourne les fonds qui devraient aller à l’éducation et aux infrastructures (surtout dans les régions les plus pauvres et déjà mal desservies).

Seulement un membre de la classe moyenne-élevée a dénoncé que, en plus d’être « trop lent » à réagir aux problèmes, il percevait trop d’impôts pour ce qu’il rendait en services.

Et, alors que du côté de la classe ouvrière on suggérait, pour certains, que l’État devrait permettre aux prisonniers d’étudier et de travailler, et pour d’autres, qu’il devrait empêcher toute déréglementation du monde du travail, en plus de contrôler les télécommunications, l’énergie électrique et pétrolière, et même les connaissances produites par les universités; José, du côté de la classe sociale moyenne-élevée, allait plutôt dans la direction opposée avec la proposition de l’instauration de zones franches afin de permettre une création massive d’emplois.

L’État devrait aussi ne plus nuire, comme cela arrive souvent, aux initiatives citoyennes, et consulter davantage les populations visées par les mesures qu’il instaure.

Discrimination

La moitié des répondants ont amené le sujet de la discrimination et cela, de manières diverses et toujours touchantes, comme cela se passe forcément avec la violence symbolique que l’on reçoit, que l’on inflige, ou dont on est témoin. Aucune distinction n’est apparue en ce qui concerne l’orientation religieuse des répondants, et encore une fois les répondants de classe sociale moyenne-élevée se sont distingués de ceux de classe ouvrière par leur nombre (2 sur 5 se sont prononcés sur ce sujet) ainsi que par la teneur de leurs commentaires: une répondante avouait remonter les vitres de sa voiture à proximité de sans-abris quelques années à peine avant l’entrevue, et un autre s’est fait reprocher par des résidents d’une communauté située dans un bidonville l’utilisation excessive, en leur présence, du mot « bidonville », chargé selon le résident de connotations négatives et injustes.

Quant aux autres répondants ayant abordé ce thème, tous ayant un éthos de classe ouvrière, on mentionne que « c’est le riche, l’oppresseur, qui discrimine », et cela peut se produire aussi bien à un niveau régional (des gens du Sud-Ouest, États riches, qui discriminent des gens du Nord-Est, États pauvres) qu’à l’intérieur de sa propre famille. Ainsi, João ressentait, dans sa peau d’enfant, tout le mépris et la discrimination que lui portait sa famille élargie (ils étaient, dit-il, « les moins capables »). Quant aux Nordestinos, nombreux dans la communauté, ils ont de la difficulté à s’intégrer, ne semblent pas « faire Église », et cela, même lorsqu’ils y participent (une répondante dit qu’ils sont très sensibles parce qu’ils ont vécu - et vivent - beaucoup de discrimination), et que, dira une autre, « les pauvres le ressentent, lorsqu’ils sont jugés » sur des choses telles que l’apparence, l’habitat ou les conditions matérielles. Elle conseille donc de « ne pas se protéger », de ne pas se demander si la tasse dans laquelle on nous offre le café a été lavée, par exemple.

Cela dit, certains se dressent en « ambassadeurs » de la Baixada, afin de contrer tous ces préjugés dont elle est victime.

Lula, PT

Quatre répondants seulement ont fait mention de Lula ou du PT. Les commentaires des répondants peuvent être teintées par leur orientation spirituelle : ceux qui sont inspirés par la Théologie de la libération sont beaucoup plus nuancés dans leur propos que ceux participant à des groupes de prière, qui eux sont tout simplement déçus et n’ont plus aucun espoir ni confiance dans la gente politique. Un seul inconditionnel (le diacre Luis, qui peu de temps auparavant était candidat pour le parti) disait avoir encore de l’espoir en Lula, comprendre ses difficultés alors qu’il se voyait obligé de faire des concessions à l’interne et à l’externe afin d’établir des alliances politiques indispensables, comprendre en même temps « l’impatience » de la population qui entendait des histoires de corruption et de détournement de fonds. Guilherme, plus modéré dans son adhésion, affirme avoir moins d’illusions qu’au début, mais qu’en définitive ni le PT ni le PSol ne pourraient assumer correctement le pouvoir sans avoir développé préalablement (ce qu’ils n’avaient pas) un plan de gouvernance qui n’inclut pas seulement les travailleurs, mais aussi l’économie et les entrepreneurs. Les deux autres répondants (dont Maria, membre du RCC, et qui affirmait en entrevue n’avoir « jamais été très proche de la politique ») parlent tout simplement de déception, prétendant que Lula fait pareil ou pire au président précédent.

Médias

Seulement trois personnes parmi les quatorze répondants ont mentionné le rôle des médias en ce qui concerne la pauvreté au Brésil. Ici, on peut constater que tous les répondants ayant abordé ce sujet (et qui se montrent en général, critiques concernant la réalité médiatique au Brésil) sont inspirés par la Théologie de la libération. Mais ils portent tous aussi un éthos de classe sociale modeste.

Parmi ces personnes, le diacre Luis anime parfois la radio du diocèse, et avait plusieurs éléments de réflexion à partager. Selon lui, les médias ne racontent pas souvent les bonnes nouvelles, se contentant de véhiculer les idées du pouvoir en place. Pe. Marcelo Rossi, extrêmement connu pour ses chansons, fait un succès médiatique, mais non pas « évangélique », alors que les prêtres qui eux ne chantent pas mais parlent en ondes de justice sociale sont censurés et boudés. Il a d’ailleurs mentionné les manières qu’il a développées pour « contourner » la censure à la radio catholique sur certains sujets, tels que le plébiscite contre la Zone de Libre Échange des Amériques ou contre le payement de la dette extérieure, les noms des candidats aux élections, etc. Selon le diacre Luis, l’Église catholique a été en général très mal perçue à cause de son option préférentielle pour les pauvres lors de la dictature, surtout à Nova Iguaçu.

D’autres estiment que la concentration des médias amène beaucoup de désinformation, alors qu’ils devraient, au contraire, être des vecteurs d’éducation et de citoyenneté...