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Chapitre 2 LE RELIGIEUX ET LE POLITIQUE ENTRE CHAMPS ET MARCHÉS: LA DIMENSION

2.1. Le cadre de référence : le cadre théorique de Pierre Bourdieu

Il me semble que trop souvent en sciences sociales des auteurs étudient les groupements humains à partir de l’angle soit de la structure, soit de l’agencéité. Mais privilégier un de ces aspects de la vie sociale en minimisant l’autre peut avoir un effet de violence symbolique, car soit on sur-responsabilise l’individu avec une logique de fond volontariste (« vouloir c’est pouvoir ») en omettant/niant les contraintes structurelles qui limitent ses choix, ses stratégies et son pouvoir de (re)négociation, soit on le plonge dans le désespoir, l’apathie et l’impuissance d’une « victime du système », qui n’aurait donc aucune influence sur la réalité sociale telle qu’elle se présente à lui, et qui lui échapperait totalement. Dans un cas comme dans l’autre on échappe une partie importante de la compréhension de la réalité sociale et il y a des impacts concrets sur les agents qui découlent de ces discours.

Bourdieu a élaboré un cadre théorique et méthodologique complexe, dans lequel il intègre une épistémologie constructiviste sans négliger la complexité des structures sociales et de leurs implications sur les choix des agents. La théorie de la pratique permet de dépasser des oppositions simplistes comme « individu contre société », « action contre structure », « liberté contre nécessité ». L’habitus permet d’éclairer les connections entre les agents et les structures (le « sens pratique » de l’agent). L’hexis corporelle fait de même entre l’action et la structure. Les concepts de « champ », de « marché » et de « capital » introduisent la préoccupation pour la dynamique sociale conflictuelle, où des groupes aux visées différentes ou concurrentielles cherchent à maintenir ou à modifier la distribution des formes de capital qui leur sont spécifiques.

Pour Pierre Bourdieu, la réalité sociale est trop complexe pour être comprise dans des analyses réductrices n’ayant en vue qu’une seule dimension, comme c’est le cas dans les approches marxistes et néo- marxistes, auxquelles il reproche entre autres l’économicisme. Il élabore donc une théorie sociologique plus large, dans laquelle il conçoit un espace social en trois dimensions, soit « l’espace des classes », « l’espace symbolique » et « l’espace du pouvoir ». Voyons en quoi ils consistent.

L’espace des classes est celui d’où partent les trajectoires individuelles. Bourdieu reconnaît des possibilités d’agencéité aux individus. Cependant, ces possibilités sont fortement limitées et ancrées dans des structures sociales, qui, tout en étant mouvantes, sont toutefois assez solides pour maintenir un degré important de stabilité à travers les mécanismes de reproduction sociale.

Bourdieu découpe la société française de notre époque en trois classes, soit la classe bourgeoise, petite bourgeoise et ouvrière. Les deux premières, il les divise en deux factions chacune, soit celles ayant une prédominance de capital culturel et celles ayant une prédominance de capital économique. Le capital économique est constitué par l’ensemble des biens, avoirs et moyens de productions que possède une personne. Mais Bourdieu ajoute à cela le concept de capital culturel, qui ne serait pas moins important et qui peut prendre trois formes: le capital culturel incorporé (les connaissances assimilées), le capital culturel reconnu (les diplômes décernés par des institutions légitimées à cet effet), et le capital culturel objectivé (livres, tableaux, œuvres d’art diverses). Ainsi un individu moins fortuné économiquement mais ayant un fort capital culturel pourrait tout de même se retrouver dans la petite bourgeoisie à faction culturelle.

Un autre élément qui entre en jeu dans l’espace des classes (et qui traverse toute la sociologie de Bourdieu) est le concept d’habitus. Il s'agit, pourrait-on dire, d'une « sous-culture » propre à chaque classe sociale, qui serait composée de deux constituants: l'hexis corporelle (la manière de se tenir, de s'habiller, de « se porter ») et l'ethos (système de perception et de catégorisation, de classement du bon et du beau).

L’espace des classes fournit donc aux individus un certain quantum de capital, une certaine catégorie de capital (à prédominance culturelle ou économique) et un habitus de classe.

L’espace symbolique est celui où les acteurs sociaux jouent les différents styles de vie générés par les habitus. Ces styles de vie prennent des formes différentes dans les divers domaines de la vie qui peuvent exister dans une société (religieux, économique, artistique, philosophique, etc.). Chacun de ces domaines, que Bourdieu appellera « champs » ou « sous-champs » (du « champ social ») a des enjeux propres, une sorte de capital propre et des sujets sociaux qui se disputent le maximum de légitimité possible. C’est ce que Bourdieu appelle le « capital symbolique ».

Le capital symbolique est le prestige qu’un individu ou un groupe retire de la totalité des sortes de capital qu’il possède, qu’il soit culturel ou économique. Cela lui donne du « pouvoir symbolique », c’est-à-dire, le pouvoir d’imposer sa vision de la société aux autres membres de la société. Bourdieu, qui a une perspective constructiviste, considère que la société et ses institutions, les règles de vie en société ainsi que les valeurs qui la guident sont le fruit de luttes performatives au bout desquelles triomphent les définitions, délimitations et dispositions concernant la réalité sociale telle qu’essayent de faire valoir les classes dominantes, celles qui ont obtenu la légitimité pour définir et déclarer leur vision de la société, qu’elles font advenir de par leur seule énonciation. Cette légitimité, l’enjeu de la lutte symbolique qui se joue dans l’espace symbolique, Bourdieu l’appelle « capital symbolique », et le pouvoir qu’elle accorde à ceux qui dominent cette lutte, le « pouvoir symbolique ». Avec ce pouvoir symbolique, la classe dominante impose sa vision du monde aux autres classes, c’est la « violence symbolique » à laquelle ceux qui y sont soumis participent dès qu’ils acceptent les règles du jeu imposées par la classe dominante.

Finalement, l’espace du pouvoir est celui où ce qui est en jeu est le « capital social », c’est-à-dire les liens et les réseaux auxquels a accès un individu.

Les agents sont régis par une logique économique, non pas au sens strictement financier mais dans un sens large, i. e. ils cherchent l’augmentation d’un certain type de capital dans un champ ou un autre. Ils peuvent tirer profit de façon inégale des capitaux dont ils sont investis (profit de distinction), et s’efforcent (inconsciemment) dans leur pratique de maximiser leur profit symbolique.

« Un champ est toujours un lieu de conflit entre des individus qui cherchent à maintenir ou à modifier la distribution des formes de capital qui lui sont spécifiques. » (Bourdieu, 2001 : 27)

Ces « lieux de conflit » sont des « marchés » où les agents peuvent tirer des « profits » et risquent des « sanctions », qui sont anticipés par les agents et qui orientent leurs pratiques dans le champ en question. Chaque « marché » possède une sorte de « capital » qui lui est propre, et des sortes de « productions » auxquelles le marché attribue des « valeurs » différentes. L’enjeu, pour les agents, est donc d’imposer dans un champ donné les critères d’appréciation les plus favorables à leurs produits.

« Dans la lutte pour l’imposition de la vision légitime du monde social, (...) les agents détiennent un pouvoir proportionné à leur capital symbolique, c’est-à-dire à la reconnaissance qu’ils reçoivent d’un groupe. » (Ibid. : 306)

Cette reconnaissance procède elle-même de la vision légitimée du monde social, d’une appréciation du monde selon des critères et des catégories imposées par le groupe dominant. C’est ce cercle des critères légitimés de légitimation (ce qui me semble être, en fait, l’habitus, et ici plus précisément l’ethos) qui rend difficile (mais néanmoins pas impossible) toute modification substantielle dans les structures de classe. Et c’est ainsi que les groupes dominés ne peuvent espérer des changements les favorisant qu’en remettant en question la vision légitimée du monde qui les défavorise, et dans laquelle ils ont eux-mêmes été inculturés.

Une des tâches des sociologues et des anthropologues qui viseraient à une déstabilisation politique de l’ordre établi commence justement par une mise en lumière de la vision du monde définie par la doxa originaire et à laquelle adhérent de manière inconsciente ceux qui y sont dominés.

« La politique commence, à proprement parler, avec la dénonciation de ce contrat tacite d’adhésion à l’ordre établi qui définit la doxa originaire; en d’autres termes, la subversion politique présuppose une subversion cognitive, une conversion de la vision du monde. (...) Le discours hérétique doit non seulement contribuer à briser l’adhésion au monde du sens commun en professant publiquement la rupture avec l’ordre ordinaire, mais aussi produire un nouveau sens commun et y faire entrer, investies de la légitimité qui confèrent la manifestation publique et la reconnaissance collective, les pratiques et les expériences jusque-là tacites ou refoulées de tout un groupe. » (Ibid. : 188)

Pour cela, il faut étudier les pratiques non comme des produits des habitus mais en tant que produits de la relation entre un habitus «x » et un marché «x », car ces produits sont chargés d’une certaine valeur dans leur marché spécifique.

« La forme et le contenu des pratiques dépendent de la relation entre un habitus et un marché défini par un niveau de tension plus ou moins élevé, donc par le degré de rigueur des sanctions qu’il inflige à ceux qui manquent à la ‘correction’ et à la ‘mise en forme’ que suppose l’usage officiel. » (Ibid.: 117)

Pour comprendre comment le pouvoir symbolique s’exerce et se reproduit dans nos sociétés, il faut voir comment les mécanismes institutionnalisés ont émergé au sein des différents marchés ou champs et y ont fixé la valeur attribuée aux différents produits, les ont répartis différemment, et ont inculqué une croyance en leur valeur.

« La définition de l’acceptabilité n’est pas dans la situation mais dans la relation entre un marché et un habitus qui est lui-même le produit de toute l’histoire de la relation avec des marchés. » (Ibid. : 120).