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Les représentations des répondants inspirés par la Théologie de la libération

Chapitre 5 LES ETHOS EN QUESTIONS ET EN ACTIONS

5.3 Les représentations de la pauvreté chez les répondants

5.3.3 Les représentations des répondants inspirés par la Théologie de la libération

Bien que l’orientation spirituelle n’ait pas laissé une trace très apparente dans les commentaires des répondants, les gens étant inspirés par la Théologie de la libération se sont tout de même démarqués lorsqu’il a été question de leur appui à Lula et au PT, mais aussi, dans une certaine mesure, lorsqu’ils ont abordé les médias, la famille et le travail. Concernant leur appui à Lula et au PT, il faut dire que, dans le milieu où j’ai été accueillie, les liens entre les agents inspirés par la Théologie de la libération et ce parti sont forts, anciens et toujours présents. Leurs actions d’ailleurs en témoignent: au moins deux des répondants retenus étaient, peu de temps avant les entrevues, candidats du PT, et d’autres maintenaient des échanges réguliers et souvent stratégiques avec des membres actifs du parti.

Quant aux médias, il s’agit d’un sujet commenté par seulement trois personnes, et de façon très critique, or elles étaient toutes les trois inspirées par la Théologie de la libération. La famille est également un sujet dans lequel la Théologie de la libération a laissé sa trace : ceux qui étaient inspirés par cette orientation religieuse ont parlé de l’impact de la pauvreté sur les relations familiales et en particulier sur les mères (et grand- mères) de famille, alors que ceux qui ne se reconnaissaient pas dans ce courant ont plutôt parlé du fait que des programmes comme « Bolsa-Família », ainsi que de ne pas avoir d’emploi, venaient humilier le père de famille.

D’ailleurs, si les répondants de diverses orientations religieuses s’entendent pour considérer le travail comme principal vecteur d’identité, de dignité et d’auto-estime, ils diffèrent cependant dès qu’ils développent un peu plus ce sujet. Alors que les gens inspirés par la Théologie de la libération parlent de la rareté et de la précarité croissante qui marque divers aspects du travail, les répondants qui ne se reconnaissent pas dans cette orientation religieuse se sont contentés de dire qu’il n’y a pas assez de travail et que l’État ne fait pas assez d’efforts pour en créer.

Un autre sujet très important pour ce groupe c’est l’identité et l’histoire, particulièrement la martyrologie locale, mentionnée souvent à table ou dans les discussions de fin de soirée, mais aussi dans les fêtes et les célébrations eucharistiques. L’histoire des réalisations et des défaites, des sacrifices et des victoires, est régulièrement célébrée et valorisée, certains diront que l’histoire « est ce que l’on a de plus gratifiant », que l’on a « une histoire en mains et une certitude devant : ces barbaries vont cesser », et que « la plus grande souffrance est lorsque l’Histoire est déformée ».

Conclusion

La quantité et la qualité informative des entrevues recueillies auprès des membres du Renouveau Charismatique ne me permet pas de m’avancer aussi loin que souhaité dans certaines analyses comparatives selon l’orientation religieuse des répondants. Par contre, le fait de retenir la classe sociale (ou plus précisément, l’éthos) des répondants permet d’éclairer sensiblement ma question initiale concernant leurs représentations de la pauvreté et les types d’engagement qu’ils choisissent.

Ainsi, à la lecture des pages précédentes, on peut constater que ce qui compte le plus pour les personnes ayant un éthos de classe ouvrière, c’est l’Histoire, l’éducation, la justice sociale, et le travail. Elles se trouvent notamment à œuvrer au sein de groupes à leadership en roue et de transformation sociale. Cependant, notons que ce sont aussi les lieux d’engagement des répondants étant inspirés par la Théologie de la libération (d’ailleurs, mise à part l’exception de Sra. Ana qui était spiritiste mais aussi responsable du Centro Social São Vicente, aucun répondant qui n’était pas proche de la Théologie de la libération ne se trouvait engagé dans un groupe ayant une ou l’autre de ces caractéristiques).

Pour les personnes ayant un éthos de classe moyenne-élevée, le plus important semble être l’emploi, puisque tous les autres sujets abordés nous ramènent, dans leurs entrevues, à celui-ci, d’une façon ou d’une autre. Elles sont surtout actives dans des groupes de prière et dans des groupes de type assistentialiste.

Les gens inspirés par la Théologie de la libération ont démontré une plus grande proximité avec le PT et un plus grand attachement à l’Histoire; ils se sont montrés critiques face à la situation des médias au Brésil et préoccupés par la rareté de l’emploi, par la précarité des conditions de travail au pays, de même que par les effets écrasants de la pauvreté sur les relations familiales. Peu d’information marquante est ressortie concernant les gens du RCC, à part leur engagement (en discordance parfois avec leur discours sur le sujet) dans des groupes de type assistentialiste et une interprétation plus individualisante et idiosyncrasique des causes et surtout des solutions à la pauvreté.

Cela dit, certains thèmes abordés par les répondants semblent avoir des influences d’éthos concomitantes à celles de l’orientation religieuse : ainsi en est-il, notamment, pour les médias, la famille et le travail. Les répondants ayant commenté, et de manière très critique, le thème des médias, avaient tous un éthos de classe ouvrière, et la seule parmi ces trois personnes qui n’était pas dans la catégorie des gens inspirés par la Théologie de la libération, à savoir Sandra, était une répondante hybride à cet égard, puisqu’elle a été rencontrée dans un cours donné par le Centre Socio-político et, bien que participant à un groupe de prière (la

Légion de Marie), elle tenait un discours souvent très proche des gens inspirés par ce courant. De même nous constatons, lorsqu’il est question de la famille, qu’aucun des répondants n’étant pas inspirés par la Théologie de la libération, et qui mettent l’accent sur « l’humiliation du père de famille » qui ne travaille pas, ne porte un éthos de classe ouvrière. Alors que ceux qui se reconnaissent dans ce courant et qui ont abordé ce sujet ont soit un éthos de classe ouvrière, soit un éthos « hybride » (Guilherme), et, lorsqu’ils discutent de la famille, c’est pour signaler que les conditions de vie imposées par la pauvreté représentent des épreuves constantes pour les couples, les enfants, et tout particulièrement pour les femmes les plus âgées de la maisonnée. Finalement, lorsqu’on aborde le travail, il y a là aussi une dichotomie entre les répondants qui sont inspirés par la Théologie de la libération et qui portent un éthos de classe ouvrière, d’un côté; et ceux qui ne se reconnaissent pas dans cette orientation spirituelle et qui ont un éthos de classe sociale moyenne-élevée, d’un autre côté. Les premiers parlent de la pénurie, mais surtout de la précarité des conditions de travail au Brésil, et des impacts de cette précarité sur les individus et les familles. Les seconds, par contre, reprochent à l’État de ne pas créer assez d’emploi et mettront cette pénurie au centre des problèmes du pays et des familles.

Ceci pourrait, me semble-t-il, s'expliquer par le lien établi entre les éthos de classe et la Théologie de la libération par l'option préférentielle pour les pauvres, inhérente à cette dernière. Car même si tous ceux, parmi les répondants, qui sont inspirés par la Théologie de la libération ne sont pas pauvres, il n'y a qu'une seule exception et c'est Guilherme avec un éthos « hybride », qui a vu de près la pauvreté et dont la soeur est pauvre aussi. Selon mon expérience et mes lectures, tous les exemples connus de gens venant d’un milieu aisé qui ont été inspirés par la Théologie de la libération ont, à un moment ou à un autre, été touchés de près par la pauvreté, d'une façon ou d'une autre. Parmi ceux qui ne sont pas inspirés par la Théologie de la libération, il n'y a que deux exceptions à cette association entre l’éthos et l’orientation spirituelle, là encore des hybrides: João qui est considéré ayant un éthos de milieu modeste mais qui en fait est né de famille aisée et est revenu, une fois adulte, à un niveau de vie plus confortable, et Sandra, qui a un éthos de classe ouvrière et est dans la Légion de Marie, mais que j'aurais aussi pu mettre du côté de la Théologie de la libération. Donc il est incontestable que d'être inspiré par la Théologie de la libération va de pair avec l'option préférentielle pour les pauvres et du fait d'être proche d'eux, mais je crois pouvoir dire aussi que cela est très souvent concomitant au fait d'avoir un éthos de classe ouvrière. Notons toutefois que ce n’est pas toujours forcément le cas, Guilherme en est un bon exemple, et d’ailleurs le propre théologien Augusto Gutiérrez51, lors de la réception de son doctorat Honoris

causa à l’Université de Montréal, en 1993, voulait clarifier ce point : « Je tâche d’être engagé avec les pauvres et j’habite dans un quartier pauvre, mais je ne suis pas un pauvre, parce que je ne suis pas un in-signifiant (en gras dans le texte, C.F.). Et je ne suis pas un in-signifiant parce que je suis prêtre. »52. Il reste que dans la

grande majorité des cas, selon mon expérience personnelle pendant le terrain mais aussi ailleurs dans des groupes clairement inspirés par la Théologie de la libération ici au Québec, ceux qui participent à des tels groupes ont eux-mêmes un éthos de classe ouvrière.

51 Théologien péruvien considéré comme l’un des fondateurs de la Théologie de la libération, il joue un rôle important à la Conférence

Épiscopale pour l’Amérique Latine à Medellin, en 1968, et a écrit le livre Teologia de la liberacion en 1971, qui a été traduit en 20 langues par la suite.

CONCLUSION

10ème puissance économique mondiale, le Brésil a néanmoins toujours été le théâtre de profondes

disparités et violences économiques, politiques et symboliques. Économiquement cela s’est inscrit dans le désinvestissement chronique et de plus en plus marqué de l’État dans certaines régions et milieux plutôt que dans d’autres; politiquement cela s’est cristallisé à son paroxysme dans la dictature de 1964-1985; et symboliquement cela a pris entre autres la forme d’une dominance historiquement construite de la religion catholique.

À toutes ces formes de violence, les réponses ont été créatives et variées. Sur le plan religieux, par exemple, j'ai pu assister à une flexibilité individuelle de plus en plus prononcée de l’interprétation et de la porosité dogmatique. Des interprétations et sensibilités différentes ont mené au développement de deux orientations spirituelles catholiques prédominantes dans mon terrain: la Théologie de la libération et le Renouveau Charismatique.

C’est devant un tel contexte que je me suis posée la question de recherche suivante : « Quelles sont les actions des agents inspirés par la Théologie de la libération et par le Renouveau Charismatique face à la pauvreté? ». Le cadre théorique de Pierre Bourdieu m’a semblé, dès lors, le plus approprié pour rendre compte d’un paysage religieux en pleine transformation, comme celui du Brésil à la période de mon terrain, et ce alors que celui-ci interagissait de façon de plus en plus évidente avec le domaine politique.

En effet, tandis que le concept d’habitus, et plus particulièrement celui de éthos, informe sur les formes et les forces qui tendent à maintenir la stabilité des mécanismes de reproduction sociale, ceux de champ et de capital social et symbolique permettent de rendre compte des tensions et des négociations constantes entre les agents en compétition pour plus de capital symbolique – y compris dans les champs religieux et politique - pour protéger le statut quo ou pour l’instauration d’un nouvel équilibre.

Pour y parvenir, j’ai réalisé, tel que détaillé dans le chapitre trois, une collecte de données sur le terrain qui comportait plusieurs avantages mais aussi quelques défis. Certaines de ces difficultés étaient propres au terrain lui-même (violence urbaine, tensions paroissiales, échantillon socialement trop homogène dans la communauté d’accueil), d’autres par contre provenaient plutôt de mon inexpérience technique (problèmes de qualité d’enregistrement des entrevues) ou d’enquête (entrevues trop ouvertes). Après avoir expliqué, dans ce même chapitre, la nature de ces difficultés et leur impact sur l’analyse des données récoltées, j’ai présenté les personnes interviewées et les groupes rencontrés pendant mon terrain et ceux dans lesquels ces personnes s’impliquaient.

J’ai pu par la suite introduire la Baixada Fluminense et Nova Iguaçu telles que je les ai connues en 2004, en faisant un détour cependant par leur histoire, afin d’éclaircir la construction de la pauvreté, de la violence et de la stigmatisation qui les accablent. Suivent les réponses qu’ont progressivement forgé à cette souffrance les personnes inspirées par la Théologie de libération, d’une part, puis celles faisant partie de groupes de prière du Renouveau Charismatique ou apparentés, d’autre part : les premières mettant l’accent sur les luttes sociales et leurs dimensions politiques et économiques, de manière collective, et les deuxièmes en mettant plutôt l’accent sur la prière de louange, la conversion individuelle et la moralité dogmatique, notamment en ce qui concerne les questions de bioéthique (telles que la contraception, l’insémination artificielle, l’avortement ou l’assistance médicale à mourir) ou de dépendances diverses, mais individuelles. Je me suis pour cela appuyée sur deux textes qui faisaient écho à ma propre expérience sur le terrain, dans un premier temps, ainsi que sur un troisième qui relatait la poursuite de cette compétition entre les deux agents religieux pour du capital symbolique – sur le champ religieux mais aussi politique – lors des élections municipales de 2004, qui ont eu lieu peu après mon départ du terrain.

Dans un deuxième temps, j’ai essayé d’identifier avec mes propres données de terrain (soit les entrevues retenues et les notes de terrain), les représentations que les agents du Renouveau Charismatique et de la Théologie de la libération se faisaient de la pauvreté et les réponses qu’elles proposaient, autant sur le plan des discours que des actions.

Pour ce faire, j’ai procédé à une analyse des entrevues en trois temps. D’abord, la catégorisation des répondants selon leur éthos et selon leur orientation religieuse. Ensuite, l’identification des principaux sujets abordés par les répondants selon trois thèmes émergeants : la pauvreté telle qu’elle est vécue au Brésil; la pauvreté théorisée de manière plus générale; et enfin, le thème de l’identité et de l’Histoire. Finalement, j’ai procédé à une synthèse des résultats, en faisant ressortir les principaux thèmes abordés par les répondants selon leurs catégories sociales, lorsque cela semblait s’avérer significatif.

Alors qu’elles avaient été pensées afin de m’aider à décortiquer et à opérationnaliser ma question de recherche principale, mes sous-questions m’ont aussi permis, en l’occurrence, de mieux cerner les limites que je dois imposer à ma réponse à celle-ci. Rappelons que je me suis guidée, dans ce mémoire, à l’aide des trois sous-questions suivantes pour répondre à ma question principale : « Quelles sont les représentations de la pauvreté véhiculées par ces deux orientations spirituelles? », « Est-ce que la position des différents agents dans le champ religieux et/ou leur capital social viennent influer sur ces représentations et/ou sur leurs actions comparativement à d’autres membres d’autres groupes religieux? », et « Quelles sont les particularités éventuelles de leurs représentations et actions comparativement à d’autres membres d’autres groupes religieux? »

Bien qu’il me semble avoir identifié certains éléments récurrents et cohérents avec les éthos de classe sociale et également avec la Théologie de la libération, un problème demeure pour toutes ces sous-questions: le trop petit nombre de répondants dans le Renouveau Charismatique, et le caractère écourté des entrevues retenues pour cette catégorie religieuse m’imposent la prudence au niveau de l’interprétation. Je n’ai donc malheureusement pas la variété voulue dans le champ religieux pour, par exemple, faire dialoguer des agents concurrents, ni discuter de différentes sortes de capital ou de différentes formes de produit. À première vue, on peut sans doute parler d’une sensibilité plus collective du côté de la Théologie de la libération, et une plus individualiste du côté du Renouveau Charismatique, mais ça me semble beaucoup trop mince comme élément pour proposer une analyse comparative parfaitement convaincante. Je n’ai donc d’autre choix que de me limiter dans mon analyse à ce dont je dispose, à savoir: des répondants ayant des éthos de classe sociale différentes, mais aussi, dans une certaine mesure, des répondants inspirés par la Théologie de la libération, étant donné que leur nombre et la constance et cohérence de leurs réponses et celles de mes observations sur le terrain me semblent suffisamment consistantes pour proposer certaines pistes d’analyse, notamment sur leurs représentations de la pauvreté et les types d’engagement qu’ils choisissent. Je m’abstiendrai, cependant, d’interprétations comparatives avec le Renouveau Charismatique.

Ainsi, l’Histoire, l’éducation, la justice sociale et le travail sont les thèmes prédominants dans les entrevues des personnes ayant un éthos de classe ouvrière, qui sont les plus nombreuses à participer à des groupes à leadership en roue et de transformation sociale. Elles se sont également démarquées dans leurs propos au sujet des médias et de la famille, sujets pour lesquels, tout comme pour le travail, leur position a coïncidé avec celle des répondants inspirés par la Théologie de la libération. Pour les personnes ayant un éthos de classe moyenne-élevée, l’emploi est le thème qui revient unanimement et auquel elles semblent accorder la priorité, ce sujet reliant de manière transversale l’essentiel de leurs discours sur la pauvreté. Elles participent à des groupes de prière et à des groupes et activités de type assistentialiste. Les gens inspirés par la Théologie de la libération ont démontré une nette proximité avec le PT et un grand attachement à l’Histoire, et tout comme les gens portant un éthos de classe ouvrière, ils se sont démarqués dans leurs propos concernant les médias, la famille et le travail. Tous les répondants de cette catégorie participent à des groupes de transformation sociale,

et tous les répondants engagés dans des groupes à leadership « en roue » font partie de cette catégorie. Cependant, en ce qui concerne les gens du RCC et pour des raisons déjà évoquées, peu d’information est ressortie, à part leur engagement dans des groupes de type assistentialiste et une interprétation plus individualisante des causes et des solutions à la pauvreté.

Si nous reprenons la question principale et les sous-questions qui ont guidé ma recherche, nous pouvons obtenir un certain éclairage à partir de ces résultats, du terrain de façon plus globale et des lectures effectuées.

Concernant la sous-question à propos de l’influence que pourrait avoir la position des agents dans le champ religieux sur leurs actions, il s’avère qu’un impact très clair s’est manifesté à ce sujet pour les membres du clergé, ce qui s’explique aisément de par les particularités de leur rôle et des responsabilités qui leur incombent. Le fait qu’ils soient, d’une certaine manière, le point de ralliement de toute la communauté (malgré les divergences qui puissent y exister) les amènent à être pratiquement omniprésents, indépendamment de