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Chapitre 2 LE RELIGIEUX ET LE POLITIQUE ENTRE CHAMPS ET MARCHÉS: LA DIMENSION

3.3 L’analyse des données

3.3.1 Les personnes interviewées

Parmi les personnes rencontrées, beaucoup de gens ont eu la générosité de m’accorder une entrevue. Certaines de ces entrevues étaient très riches en volume, d’autres en pertinence, certaines pour ces deux aspects. Mais pour des nombreuses et diverses raisons, j'ai choisi 14 entrevues sur les 29 entrevues individuelles réalisées. La première et principale de ces raisons, c’est la mauvaise qualité sonore des entrevues. Cette mauvaise qualité était due, le plus souvent, à des mauvaises conditions d’enregistrement: des enfants qui jouent dans la cour de la maison de jour, les employés qui discutent fort entre eux tout en faisant des travaux, d’autres habitants de la maison paroissiale qui parlent au téléphone ou discutent de l’agenda de la semaine à côté de la pièce la plus « tranquille » de la maison, choisie pour l’entrevue, les motos qui passent dans la rue à côté, etc. Nul doute que les enregistreuses d’aujourd’hui auraient pu mieux cibler le son que mon petit appareil avec des mini cassettes d’il y a 15 ans... Sur le coup, je crois que je ne réalisais pas à quel point le son était mauvais : on peut tout à fait distinguer des mots, parfois même des phrases, mais de façon intermittente, pas assez claires, en fait, pour assumer le sens d’une entrevue au complet. J’ai essayé pendant excessivement longtemps de trouver des façons d’améliorer le son de ces entrevues, j’ai essayé des programmes informatiques en anglais dont le but est d’améliorer le son des enregistrements, mais les commandes étaient dans un langage technique qui m’était presqu’inaccessible, et j’ai essayé de trouver des spécialistes du son autour de moi, mais avec peu de moyens pour payer un professionnel, j’ai fini par essayer de me débrouiller seule, sans succès.

J’ai même essayé de faire venir du Brésil un « nouveau » programme (à l’époque) de transcription automatique à reconnaissance vocale brésilienne, croyant que la source du temps excessif que me prenaient les transcriptions était uniquement mon extrême inefficacité personnelle. Il est arrivé un moment où je ne voyais plus que cette inefficacité s’expliquait en partie par le fait que les entrevues étaient, pour la plupart, tout simplement inaudibles. Et il a fallu que je l’entende de la part de ma directrice actuelle, pour me décider à faire

le deuil de ce que je ne pouvais pas demander à ces cassettes (oui, des cassettes...) et à avancer avec ce qui restait... Mais ce qui restait... avait aussi été compromis par une autre cause : l’intervieweuse.

J’ai toujours été plutôt timide, et j’ai toujours privilégié, surtout en apprentissage, l’écoute à la parole, les points d’interrogation et de suspension au point final ou pire, d’exclamation. C’était encore plus vrai à l’époque. Mais il arrive un moment en entrevue, où il faut parler, et où il faut le moindrement diriger une entrevue, ce que j’ai très souvent failli à faire. Il faut dire qu’à ce moment-là, je voyais mon terrain de maîtrise comme une sorte de « pré-terrain » à un véritable programme de recherche, que j’espérais bâtir sur le long terme. De plus, plusieurs personnes rencontrées et interviewées avaient été persécutées et souffert de la dictature, et plusieurs étaient très connues et facilement retraçables indépendamment de l’utilisation de pseudonymes, à cause de leur rôle singulier dans la communauté.

Pour finir, ces gens, tout en vivant en très grande proximité, voire en cohabitation physique et sociale, se portaient parfois, entre divers groupes, une grande animosité mutuelle, et ce alors même qu’ils devaient maintenir un modus vivendi acceptable. Ils ne comprenaient pas souvent, lorsque, après m’avoir accordé une entrevue en après-midi, ils me voyaient partir le soir rencontrer des gens de l’autre groupe dans le même but, et j’avais souvent l’impression de laisser derrière moi un vague sentiment de trahison, et ce alors que c’étaient des personnes avec qui j’espérais travailler un jour dans un programme de recherche à long terme. Tout cela augmentait d’autant plus mon impression que le plus important c’était d’être prudente, extrêmement délicate, et de privilégier l’ouverture, l’établissement d’un contact de confiance, quitte à ce que mes entrevues soient moins dirigées et les résultats moins précis. Mais j’ai trop souvent poussé cette tendance à son extrême, ce qui m’a fait obtenir parfois des entrevues extrêmement intéressantes, mais finalement totalement hors-propos pour ma question de recherche. C’est certain qu’aujourd’hui, avec une plus grande confiance en moi, et surtout riche de cette expérience de recherche dure dans ses effets mais très claire pédagogiquement, je ferais les choses autrement. Cela dit, je n’arrive pas à imaginer comment j’aurais pu m’y prendre différemment à l’époque, dans le contexte d’alors et avec le bagage que j’avais.

Ma directrice actuelle, devant ces faits, m’a alors rappelé que j’avais quand même vécu un terrain, rencontré et interviewé des gens réels, qui ont quand même dit des choses, et que c’était de ces gens et de ces choses que je devais partir. J’ai pu alors recentrer mon propos pour m’adapter au contenu dont je disposais.

Étant donné que les gens que j’avais rencontré étaient surtout ceux impliqués dans des groupes inspirés par la Théologie de la libération, mais aussi que quelques-uns étaient membres du Renouveau Charismatique, j’ai choisi parmi celles dont les entrevues étaient les moins abîmées, toutes les personnes faisant partie de ces groupes de prière.

Parmi les entrevues finalement retenues, on retrouve :

- Antônio, éthos de classe ouvrière, inspiré par la Théologie de la libération; - Pe. Carlos, éthos de classe ouvrière, inspiré par la Théologie de la libération; - Pe. Francisco, éthos de classe ouvrière, inspiré par la Théologie de la libération; - Adriana, éthos de classe ouvrière, inspirée par la Théologie de la libération; - João, éthos de classe ouvrière, membre d’un groupe de prière charismatique; - José, éthos de classe moyenne-élevée, membre d’un groupe de prière charismatique; - Sr. Lucas, éthos de classe moyenne-élevée, d’orientation spirituelle non identifiée; - Diacre Luis, éthos de classe ouvrière, inspiré par la Théologie de la libération; - Mateus, éthos de classe ouvrière, inspiré par la Théologie de la libération; - Adriana, éthos de classe ouvrière, inspirée par la Théologie de la libération;

- Guilherme, éthos de classe moyenne-élevée, inspiré par la Théologie de la libération; - Juliana, éthos de classe ouvrière, inspirée par la Théologie de la libération;

- Sandra, éthos de classe ouvrière, membre d’un groupe de la Légion de Maria; - Sra. Ana, éthos de classe moyenne-élevée, spiritiste.

Malheureusement, j’ai ultérieurement dû constater que les deux entrevues de groupe ne seraient pas totalement utilisables car de trop mauvaise qualité sonore, et malgré bien des efforts, que celles de Maria, de Sandra, et de Sra. Ana seraient lourdement amputées pour la même raison. J’ai choisi malgré tout de les conserver dans le corpus d’entrevues analysées. Sr. Lucas lui, me semblait pertinent car il était une des rares personnes rencontrées provenant clairement de la classe sociale élevée, mais sa rencontre, par contre, a été organisée à l’improviste par un tiers, à la dernière minute, je n’étais pas préparée et monsieur avait une idée faussée de la rencontre, n’ayant pas plus de 15 minutes à me consacrer et croyant que l’objet serait le Rotary Club, dont il était membre.

Quant à José, il était l’exemple parfait du genre de personnes que j’espérais trouver pour ma première question de recherche, celle que je portais au moment du terrain. Ressortant complètement du lot des répondants toutes catégories confondues, il provenait de la classe moyenne-élevée, participait entre autres à un groupe de prière charismatique (cependant, j’ai des très sérieux doutes quant à son identification profonde à un tel groupe. Je crois plutôt qu’en tant que séminariste assigné à cette paroisse, sa présence dans ce groupe - tout comme dans celui du groupe de jeunes de la communauté située dans le bidonville à proximité, dont il a reçu la responsabilité, selon moi, bien malgré lui - lui a sans doute été assignée par sa hiérarchie ecclésiastique). C’est un des répondants qui a partagé son opinion sur presque tous les sujets (tellement que je considère ceux qu’il n’a pas abordé comme étant signifiants), et ce, très abondamment (j’ai presque trois heures d’enregistrement avec lui, en deux rencontres, et nous n’avons malgré tout pu nous rendre qu’aux deux tiers de mon schéma d’entrevue, une troisième rencontre ayant été nécessaire mais n’ayant pas pu être organisée, ce qui explique un manque d’information plus détaillé sur ses engagements). Il a aussi tenu, sans aucun doute, les propos les plus radicaux, (dans un milieu que j’ai pourtant souvent trouvé tellement rempli de dichotomies et antagonismes), par exemple quand il affirmait, hors entrevue, que la seule solution pour résoudre « le problème des bidonvilles » serait de toutes les brûler avec les habitants qui y vivent... Ce monsieur est une caricature; pour moi, une perle, qui me rappelait sans cesse ce qui m’avait amenée sur place. D’ailleurs, en tant que séminariste, j’aurais pu penser dès le départ à le classer dans la sous-catégorie « clergé », avec les prêtres et le diacre, mais je n’y ai songé qu’à la toute fin et cela me semblait trop artificiel, du fait que rien, pour moi, dans son discours, ne me semble le relier aux autres personnes de cette catégorie, rien à part le séminaire (de toute façon, strictement parlant, un séminariste ne fait pas partie du clergé, contrairement à un diacre, par exemple). Il m’est même difficile en fait, d’identifier ce qui en lui j’associerais au catholicisme, et encore moins à Nova Iguaçu. Tout au plus pourrais-je peut-être l’imaginer à Rome...

Les autres répondants sont des agents tout à fait représentatifs, me semble-t-il, du milieu que j’ai majoritairement côtoyé à Nova Iguaçu, de celui qui m’y a reçue, de celui qui m’y a envoyée, aussi : des Catholiques de gauche, inspirés par la Théologie de la libération, provenant majoritairement (mais non exclusivement) de milieux socio-économiques modestes et impliqués dans des groupes et mouvements de militance politique ou socio-transformatrice, souvent dans la conscientisation et l’éducation populaire. J’aurais pu sélectionner d’autres prêtres (j’ai d’autres entrevues avec d’autres prêtres) et, bien sûr, ils sont surreprésentés comparativement au nombre de laïcs dans la population en général, mais n’oublions pas que je suis arrivée dans une maison paroissiale sous la protection d’un prêtre et avec les recommandations d’un autre... par ailleurs, cette surreprésentation ne me gêne pas outre mesure puisque son plus gros impact (hormis évidemment l’accent mis sur l’aspect « sacré » dans les entrevues) concerne le spectre plus large de leur engagement, mais pas nécessairement le message (qui lui, correspond assez bien à celui des autres agents inspirés par la théologie de la libération).

J'ai donc 9 personnes issues de la classe ouvrière, dont un clergé de deux prêtres et un diacre, tous inspirés par la Théologie de la libération, et 6 laïcs dont 4 sont inspirés par la Théologie de la libération et 2 sont membres de groupes de prière (un charismatique et un autre, de la Légion de Marie). De même, 5 autres personnes sont des laïcs issus de la classe moyenne-élevée, dont l’un d’eux est inspiré par la Théologie de la libération, deux participent à des groupes de prière charismatique, et deux autres ne peuvent être classés ni dans un de ces groupes religieux ni dans l’autre, soit Sra. Ana qui est spiritiste et Sr. Lucas qui n’a pas mentionné en entrevue sa confession religieuse (précisons qu’à l’époque, le mémoire ne portait aucunement sur les groupes religieux).

3.3.2 L’analyse des données

L’analyse des donnés est faite par le moyen d’analyses de contenu thématique des documents divers recueillis auprès des organismes locaux, des notes de terrain et de 14 des 31 entrevues réalisées, afin de tenter de construire de façon inductive les représentations de la pauvreté selon des agents de groupes religieux inspirés par les deux orientations spirituelles qui m'intéressent, à savoir la Théologie de la libération et le Renouveau charismatique, et de vérifier, par le même procédé, si la position des différents agents dans le champ religieux et/ou leur capital social viennent influer sur ces représentations et/ou sur leurs actions comparativement à d’autres membres d’autres groupes religieux. Comme l’affirme Bardin (1993: p13)33 :

« L’intérêt majeur de cet outil polymorphe et polyfonctionnel qu’est l’analyse de contenu réside - outre ses fonctions heuristiques et vérificatives - dans la contrainte qu’elle impose d’allonger le temps de latence entre les intuitions ou hypothèses de départ et les interprétations définitives. Jouant le rôle de ‘techniques de rupture’ face à l’intuition facile et hasardeuse, les procédures d’analyse de contenu obligent à marquer un temps entre le stimulus-message et la réaction interprétative. Et si ce temps est riche et fertile, alors, il faut faire usage de l’analyse de contenu... » (Bardin, 1993: 13).

Je vais également tenir compte, dans ce travail, des connaissances sur le Renouveau Charismatique provenant de mon expérience antérieure auprès d’eux.

Par ailleurs, Bourdieu énonce (1992 : p. 80) trois étapes nécessaires dans l’étude d’un champ, lesquelles ont inspiré mon analyse. Tout d’abord, il faut analyser la position du champ concerné par rapport au champ du pouvoir. Je crois qu’en ce qui concerne le champ religieux au Brésil, selon ce que j’ai observé pendant mon terrain à Nova Iguaçu, j’hésiterais beaucoup à dire qu’il se situe dans une position dominée. Je verrais plutôt une relation d’influence mutuelle entre les deux champs, et parfois même de collaboration, bien que le sujet reste relativement tabou. Il me semble que le champ religieux influence davantage le champ du pouvoir, et que celui-ci l’instrumentalise, en passant de façon significative par le champ médiatique. Que ce soient les gens inspirés par la Théologie de la libération par leur implication très importante dans des groupes militants de la société civile ou dans la politique partisane (notamment au sein du Parti des Travailleurs); les Charismatiques par l’intermédiaire de leurs nombreux et très écoutés postes de radio ou encore les (relativement) nouveaux et très médiatisés Pentecôtistes de l’Église Universelle, aucun de ces groupes n’hésitait à démontrer clairement ses orientations politiques pendant les élections municipales qui se sont déroulées pendant mon séjour. Les occasions n’ont pas manqué pendant mon terrain de voir des politiciens importants de la ville venir à la maison paroissiale où on m’accueillait pour demander appui et conseils, ou de voir des marches de l’Église Universelle sortir des bureaux du Parti Libéral. Mais les liens divers et complexes entre tous ces agents et leurs rapports de force et de coopération à travers ces divers champs mériteraient, pour être adéquatement étudiés, un travail

beaucoup plus approfondi et développé que ce que je ne pourrais leur accorder dans le cadre de ce travail, je me contente donc de les mentionner.

Ensuite, une deuxième étape dans l’étude d’un champ, selon Bourdieu, consisterait à « établir la structure objective des relations entre les positions occupées par les agents ou les institutions qui sont en concurrence dans ce champ » (Bourdieu : 1992, p.80). Il en sera question ici à quelques reprises, notamment en ce qui concerne la Théologie de la libération et le Renouveau Charismatique, qui sont les principaux groupes qu’il m’a été donné de côtoyer.

Finalement, une dernière étape, selon Bourdieu, dans l’étude d’un champ, est d’étudier les habitus des agents, car l'enjeu premier des luttes symboliques est le capital symbolique, et le pouvoir de faire advenir, par son énonciation, une vision légitimée du monde. Et cette vision légitimée est soutenue et se reproduit par les structures légitimantes incorporées que sont les habitus. C'est donc pour mieux comprendre le support idéologique de ces différents éthos, et plus précisément les représentations qu’ils offrent de la pauvreté, que je m’attarderai à deux espaces religieux de la religion catholique au Brésil, soit la Théologie de la libération et le Renouveau Charismatique.