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La thèse de la solidarité organique

CHAPITRE 2 : PASSIONS ETHNIQUES ET IDENTITE NATIONALE DANS LA COMMUNAUTE DES CITOYENS

1. La nation est une « communauté de citoyens »

1.2.1. La thèse de la solidarité organique

Schnapper se réfère d’une part au premier grand texte de Durkheim, De la division du

travail social. Durkheim y soutient une thèse originale qui va à l’encontre des courants

libéraux et romantiques de son époque. Contre les premiers, notamment contre le britannique Herbert Spencer, il défend l’idée que l’évolution du monde moderne ne repose pas sur la loi du marché, qui instaure spontanément un équilibre collectif à partir de la poursuite des intérêts privés, mais sur la loi de la division du travail, qui impose aux membres des sociétés complexes de se répartir les tâche sociales, qu’elles soient domestiques, économiques, culturelles ou politiques71. Durkheim conteste l’idée libérale selon laquelle une évolution aussi importante et complexe que la division du travail ait pu être délibérément poursuivie par les individus en vue d’augmenter leur bien-être. Il y voit plutôt la conséquence de causes mécaniques, à savoir l’augmentation de la population en volume et en densité, qui en accentuant la concurrence entre les individus auraient obligés ces derniers à se spécialiser de plus en plus.

Cette perspective l’amène à contester l’approche romantique de la modernisation sociale, défendue à son époque par le sociologue allemand Ferdinand Tönnies72. Ce dernier interprète en effet la modernisation sociale comme le passage de la communauté (Gemeinschaft) à la société (Gesellshaft). L’avènement du capitalisme industriel provoque une urbanisation croissante qui sonne le glas des communautés villageoises, unies par les liens du sang, de la coutume et de la foi. Dans les villes, les relations humaines deviennent anonymes et abstraites, étant principalement régies par les échanges économiques et par les règles juridiques édictées par l’État. Tönnies en conclut qu’à l’époque moderne l’intérêt personnel vient remplacer l’attachement au groupe, la froideur des rapports sociaux se substitue à la chaleur du lien communautaire. Or la perspective adoptée par Durkheim l’amène à rejeter cette analyse historique. Si l’on renonce au point de vue individuel adopté par les économistes libéraux, on peut voir la division du travail social et la libéralisation des mœurs qu’elle provoque non pas comme une disparition mais comme une évolution du lien communautaire.

71 Précisons que, dans l’analyse de Durkheim, la division porte sur le travail social, c’est-à-dire sur l’ensemble

des activités sociales et non exclusivement sur les activités économiques, bien que celles-ci soient devenues un des principaux secteurs d’activité avec l’avènement d’une économie industrielle et productiviste.

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Cette loi d’évolution provoque en effet d’après Durkheim le passage d’une « solidarité mécanique » à une « solidarité organique ». La première renvoie aux communautés décrites par Tönnies, i.e. aux sociétés traditionnelles, de petites tailles, fondées sur des rapports d’interconnaissance. Durkheim qualifie de « mécanique » le type de lien social qui est à l’œuvre dans ces communautés « par analogie avec la cohésion qui unit entre eux les éléments des corps bruts par opposition à celle qui fait l’unité des corps vivants73

». Dans les communautés traditionnelles, où tout le monde se connaît et se surveille, on constate en effet une forte propension au conformisme et à la reproduction des comportements. La communauté se définit alors grâce aux critères de l’hérédité et de l’origine et se perpétue par mimétisme. Les membres partagent des ancêtres communs, ils respectent leur mémoire et s’efforcent de continuer à vivre comme eux. C’est pour insister sur le concept de « similitude » qui est au cœur de cette forme de solidarité que Durkheim la qualifie de « mécanique », comparant ainsi les membres de la communauté aux molécules identiques d’un corps brut, qui se meuvent toutes ensemble, comme si elles étaient régies par les lois de la mécanique.

La modernisation économique, l’urbanisation et la libéralisation des mœurs qui en résultent contribuent à l’affaiblissement de la solidarité mécanique et à l’émergence d’une solidarité organique. Durkheim s’appuie sur la métaphore biologique pour défendre l’idée selon laquelle la diversification des comportements, loin de séparer les individus, crée entre eux une unité qui est paradoxalement plus forte que dans les sociétés traditionnelles. Les individus des sociétés modernes sont les uns à l’égard des autres dans la même position que les organes d’un organisme : ils sont solidaires parce que différents. Bien que cette différenciation des comportements puisse devenir un facteur d’isolement et de distance, ce que Durkheim thématise grâce au concept d’anomie, elle est avant tout le signe de leur interdépendance, de la complémentarité de leurs activités. Il ne s’agit toutefois pas de croire que le lien créé par cette interdépendance relève d’une forme d’intérêt bien compris. Il participe pour Durkheim de l’intériorisation de règles morales qui régissent spontanément les conduites individuelles et qui ne ressortissent pas d’une forme de rationalité instrumentale. La solidarité ressentie constitue à ses yeux une forme de bien moral qui déborde largement la simple association d’intérêts. C’est ici que la dimension politique de la thèse durkheimienne entre en jeu. La métaphore organiciste lui permet en effet d’insister sur le rôle de l’État dans le maintien du

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lien communautaire à l’époque moderne. L’État est en effet le « cerveau social74

», l’instance centrale capable de réguler les rapports sociaux devenus complexes en édictant des règles de droit qui protègent les individus. Dans la mesure où la modernisation économique porte en elle des risques d’aliénation, clairement mis en évidence par la critique marxiste, dans la mesure où l’interdépendance des citoyens peut prendre la forme de dépendances extrêmes, l’État a pour rôle d’intervenir afin de réguler la division du travail social et de maintenir le lien moral fondé sur la différence que celle-ci contribue à produire.

La thèse de la solidarité organique présente un aspect éminemment paradoxal, parce qu’elle renverse radicalement la perspective du romantisme allemand. S’opposant au rationalisme abstrait des Lumières françaises, cette tradition de pensée refuse de considérer la nature humaine à partir de ses seules facultés et de la dissocier de la diversité culturelle dans laquelle elle s’incarne. Les romantiques comme Herder et comme Fichte considèrent ainsi les différentes cultures comme les expressions naturelles de la liberté humaine. S’inspirant du modèle esthétique, ils voient en elles des chefs d’œuvre exprimant chacun à leurs façons le génie humain. L’attachement des individus à leur langue, à leurs traditions et à leurs valeurs ancestrales ne fait donc que traduire à leurs yeux le lien naturel qui unit la liberté et la culture. Reprendre le qualificatif d’ « organique » non pas pour insister sur l’importance de l’héritage culturel et sur sa nécessaire préservation, mais pour décrire au contraire les sociétés de plus en plus différenciées, revient donc à prendre le contre-pied de toute une tradition de pensée. L’enjeu pour Durkheim consiste à défendre la citoyenneté démocratique en intégrant la critique romantique et en subvertissant sa terminologie.

Schnapper s’appuie précisément sur cette thèse pour mettre en évidence la spécificité culturelle de cette nouvelle forme d’intégration politique. La thèse de Durkheim montre que dans les sociétés modernes, l’État est la source d’un processus d’émancipation et d’une solidarité qui ne dépend plus ni de l’hérédité ni du respect des traditions ancestrales :

Le passage à la société moderne complexe est un processus général d’émancipation de l’individu par rapport aux solidarités particulières, aux enracinements dans un territoire, ainsi qu’aux contraintes de la nature. […] L’État libère l’individu de ses liens familiaux, religieux et ethniques, il le rend autonome par rapport à la « tyrannie domestique », aux « groupes féodaux, plus tard communaux », il « affranchit l’ouvrier et le patron de la tyrannie corporative ». […] L’individu n’est plus socialisé par ses attaches primaires et ethniques mais par sa place dans une société plus large, où la position qu’il occupe dans la division du travail et dans son rapport à l’État lui laisse une autonomie nouvelle75

.

74 E. DURKHEIM, Leçons de sociologie, Paris, P. U.F. « Quadrige », 2003, p. 89. 75

Les nations démocratiques forment ainsi, aux yeux de Durkheim, des communautés où le lien moral s’est comme « spiritualisé76

», étant de plus en plus détaché des identités héritées qui selon les romantiques unissent les membres d’un peuple à leurs ancêtres, à leurs traditions et à leurs modes de vie.