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L’argumentation : d’une perspective libérale à une perspective républicaine

La démarche comparative et interdisciplinaire que nous avons adoptée s’est avérée doublement utile. D’une part, le recours aux sciences sociales nous a permis d’identifier les limites de l’argumentation de Kymlicka. D’autre part, le débat dans lequel se situe le philosophe canadien nous a donné l’occasion de défendre l’originalité d’une voie alternative pour justifier les revendications culturelles, et de réhabiliter ainsi, par delà les dérives conservatrices de l’idéologie républicaine en France, le sens politique de la philosophie républicaine.

Notre réflexion sur la dimension culturelle de l’universalisme civique nous a conduit en effet à revenir sur une des sources principales de la pensée républicaine en France, à savoir sur la sociologie d’Emile Durkheim, et à approfondir la conception originale de la justice démocratique qu’elle propose. Nous avons trouvé chez le père de la sociologie française une interprétation de la morale kantienne qui diffère de l’interprétation libérale, de type rawlsienne, et qui jette un éclairage spécifique sur la légitimité politique. Cette piste nous a paru d’autant plus intéressante à suivre que Durkheim est actuellement réinvesti dans le cadre du débat anglophone dont nous sommes partis. Ce choix théorique nous a notamment conduits à délaisser la piste des auteurs qui, comme Axel Honneth et Emmanuel Renault39,

39 A. HONNETH, La lutte pour la reconnaissance ; Paris, Cerf, 2002 ; E. RENAULT, Mépris social, Éditions du

s’inspirent des écrits du jeune Hegel pour analyser l’évolution actuelle des mouvements sociaux en termes de la lutte pour la reconnaissance. En approfondissant le modèle durkheimien, nous avons approfondi une autre source philosophique, qui nous a conduite à adopter une lecture rationaliste des mouvements sociaux, distincte de l’approche phénoménologique que proposent ces auteurs.

Notre démonstration s’organise en quatre moments :

La première partie situe le débat anglo-saxon sur le multiculturalisme et la position qu’y adopte Kymlicka. Elle montre de quelle façon la citoyenneté multiculturelle s’insère dans la célèbre querelle entre liberals et communitarians et comment elle tente d’intégrer les objections communautariennes à la conception libérale de la justice démocratique, en renonçant au mythe de la neutralité culturelle de l’espace public. Elle indique enfin les limites de la démonstration libérale à propos de la valeur de l’appartenance culturelle, en insistant tout particulièrement sur l’usage ambigu que Kymlicka fait du concept de nation.

La seconde partie opère un détour par les sciences sociales françaises pour lever ces ambiguïtés. À partir des travaux d’une sociologue et d’un historien, tous deux spécialistes reconnus de la nation et de l’immigration françaises, elle met en évidence l’intérêt de la sociologie durkheimienne pour avancer dans la compréhension du lien, à la fois civique et ethnique, qu’est la nation, à l’âge des sociétés multiculturelles.

La troisième partie renoue avec le débat philosophique, en montrant comment la sociologie durkheimienne est actuellement mobilisée par des commentateurs anglophones pour renouveler le débat entre libéraux et communautariens. La « défense communautarienne du libéralisme » de Durkheim, offre ainsi une voie alternative pour évaluer l’évolution des nations démocratiques, et pour justifier l’émergence de revendications identitaires d’un point de vue républicain et non plus libéral, ces termes étant pris ici dans leur acception anglophone.

La quatrième partie prolonge la précédente en montrant que le néo-républicanisme de Habermas s’inscrit dans la voie alternative ouverte par la sociologie durkheimienne, de quelle façon il adapte cette voie théorique aux critiques les plus récentes de la modernité politique et comment il parvient à prendre en charge les revendications minoritaires.

L’annonce de notre argumentation appelle, pour finir, une remarque terminologique. Les termes de « libéraux » et de « républicains » n’ont pas le même sens, quand ils sont utilisés pour décrire les positions politiques en France et les choix théoriques dans le monde

universitaire anglophone. Ainsi, John Rawls, le fondateur du libéralisme politique contemporain n’est pas un libéral du point de vue politique français. Les principes de justice qu’il défend s’apparentent plus aux programmes de la gauche sociale-démocratique qu’à ceux du parti d’Alain Madelin. L’adjectif « républicain » pose, quant à lui, un problème différent, car il ne correspond pas, en France, à une place précise sur l’échiquier politique. La République y joue en effet le rôle d’un véritable symbole national auquel la quasi-totalité des partis politiques affirment leur attachement. Il nous semble pourtant que ces décalages terminologiques n’invalident pas la pertinence de notre démarche. Même si le débat philosophique sur les différentes interprétations de la justice démocratique ne correspond pas directement à la façon dont la politique ordinaire se formule, il n’en est pas totalement détaché. Le travail d’élucidation conceptuelle que les philosophes politiques nous engagent à faire lorsqu’ils cherchent à clarifier les positions normatives des libéraux, des communautariens ou des républicains possède à nos yeux une réelle fonction civique. En prenant ces analyses au sérieux, il ne s’agit pas pour nous de nous enfermer dans des querelles de chapelle ni de défendre pour elles-mêmes des étiquettes parfois réductrices, mais de nous appuyer sur elles pour mettre en évidence certaines dérives politiques que l’argument de la spécificité terminologique ne saurait cautionner.