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Les limites de la défense communautarienne

CHAPITRE 2 : ESPACE PUBLIC ET EGALITE CULTURELLE

3. Les limites de la défense communautarienne

En élaborant une défense des droits culturels qui s’ancre dans la tradition du libéralisme politique et qui prolonge la procédure rawlsienne de répartition des biens premiers à partir de la position originelle, Kymlicka prétend doublement damer le pion aux philosophes communautariens. Il cherche à montrer que non seulement le libéralisme politique reconnaît la valeur de l’appartenance culturelle mais encore qu’il est mieux à même de la défendre que d’autres perspectives philosophiques. Le premier point a été établi en répondant aux objections communautariennes. Accuser les libéraux de faire du sujet une entité abstraite et atomisée, c’est leur faire un mauvais procès. Le sujet qui raisonne dans la position originelle n’est pas une entité réelle mais renvoie seulement au point de vue rationnel et critique que les individus peuvent toujours adopter sur leur identité concrète. Cette identité n’a donc pas à être évacuée ou rejetée ; elle doit seulement pouvoir l’être. Le deuxième point consiste à retourner la critique contre les communautariens eux-mêmes. Kymlicka reconnaît que sa justification des droits culturels doit leur sembler « excessivement abstraite, dans la mesure où elle fonde les revendications des minorités sur une théorie de l’égalité qui prête peu d’attention à la spécificité de la communauté qu’il s’agit de défendre124

». En abordant les droits culturels de façon abstraite, comme un ensemble de statuts spécifiques qui peuvent être également accordés à des groupes très différents, cette théorie ne parviendrait pas à relier ces droits plus intimement aux valeurs qui définissent l’appartenance à la communauté. Or, ici encore Kymlicka estime que l’accusation d’abstraction et de formalisme porte à faux et il reproche aux critiques communautariennes de jouer sur de fausses évidences. Même s’il paraît logique à première vue de vouloir fonder le respect de la diversité culturelle sur les motivations concrètes qui poussent les individus à défendre leur communauté, il semble que l’on ne gagne rien en abandonnant le formalisme de la perspective libérale. Si l’on examine de plus près les analyses communautariennes, on constate en effet que, paradoxalement, « leur insistance sur la spécificité des représentations et des pratiques collectives affaiblit l’argumentation en

124 “unduly abstract, grounding the claims of minorities in a theory of equality which pays little attention to the

particularity of the community in question” (W. KYMLICKA, Liberalism, Community and Culture, op.cit., p. 220).

faveur des droits des minorités125. » En d’autres termes, la perspective théorique des communautariens compromettrait bien plus la défense de l’appartenance culturelle que celle des libéraux. La critique de Kymlicka ne s’adresse pas à tous les communautariens. Rappelons en effet que, contrairement à une idée reçue en France, les penseurs anglo-saxons que l’on qualifie ainsi ne se sont pas de fervents partisans du multiculturalisme. Mac Intyre et Sandel n’abordent pas la question. Seuls les communautariens qui se situent dans une critique interne du libéralisme, Walzer et Taylor, ont traité du droit des minorités culturelles sans que ce thème n’occupe toutefois une place centrale dans leurs travaux. Nous examinerons les critiques adressées par Kymlicka à ces auteurs afin de compléter la présentation de sa perspective théorique et de mettre en évidence son originalité.

3.1. Michaël Walzer et les ambiguïtés de la communauté politique

La théorie de la justice proposée par le philosophe américain Michaël Walzer dans Sphères

de justice constitue d’après Kymlicka l’exemple le plus clair du paradoxe énoncé ci-dessus.

Walzer élabore en effet une théorie qui place l’appartenance culturelle au cœur de la réflexion sur la justice. « Il y a une caractéristique qui, plus que toute autre, est au cœur de mon argumentation. Nous sommes (tous) des êtres producteurs de culture. Nous fabriquons et habitons des mondes doués de sens126. » À ses yeux, toute théorie de la justice qui prétend respecter également la dignité de chacun ne doit pas faire abstraction de cette caractéristique fondamentale soit en niant la diversité des significations qui donnent sens à la vie de chacun, soit en énonçant des principes de justice indépendamment de cet ancrage motivationnel.

Comme il n’existe pas de moyen de hiérarchiser et d’établir un ordre entre ces mondes relativement à leur conception des biens sociaux, nous rendons justice à des hommes et à des femmes réels en respectant leurs créations particulières. […] Outrepasser ces conceptions, c’est (toujours) agir injustement127.

En insistant sur l’importance des significations partagées (shared meanings) par les individus d’une même communauté culturelle, Walzer s’écarte explicitement de la perspective fondationnelle qu’adoptent les penseurs du libéralisme politique. Les principes de justice ne sauraient être déduits d’un point de vue anhistorique mais se formulent au contraire à partir d’une communauté de sens qui est historiquement et socialement donnée. Or, étrangement, ce

125

“The communitarian emphasis on particular shared meanings and practices weakens the argument for minority rights.” (Ibid., p. 220-221).

126 M. WALZER, Sphères de justice. Une défense du pluralisme et de l’égalité (trad. P. Engel), Paris, Le Seuil,

1997 (1983), p. 435.

127

point de départ n’empêche pas Walzer d’être plutôt hostile aux revendications des cultures minoritaires et aux droits spécifiques qu’elles réclament. Ce paradoxe s’explique, pour Kymlicka, si l’on identifie la communauté que Walzer juge porteuse de culture et qui n’est autre, pour ce dernier, que la communauté politique :

La communauté politique est probablement ce qui s’approche le plus d’un monde de significations communes. Le langage, l’histoire et la culture s’unissent (s’unissent plus étroitement ici que n’importe où ailleurs) pour produire une conscience collective. […] le fait que les membres d’une communauté historique partagent des sensibilités et des intuitions est bien réel128.

La communauté culturelle de référence pour Walzer diffère donc de la nation comprise en un sens sociologique, telle que l’entend Kymlicka, et renvoie à la nation comprise en un sens politique. Elle constitue alors une communauté historique, comme celle décrite par Renan dans son fameux discours, communauté qui n’est ni purement civique, ni purement ethnique mais qui mêle les deux aspects dans la mesure où elle a uni, au cours d’une histoire particulière, des individus autour d’un même projet politique. En raisonnant à partir de cette unité culturelle là, Walzer ne nie pas l’existence d’États multinationaux, au sein desquels la communauté politique et les communautés historiques ne coïncident pas, mais il en déduit une façon particulière de traiter les conflits qui résultent de cette diversité culturelle.

Et par conséquent, peut-être devrions-nous chercher une façon d’ajuster les décisions relatives aux répartitions aux exigences propres à ces unités. Mais c’est d’abord politiquement qu’il faut mettre en œuvre ce processus d’ajustement, et sa nature précise dépendra de la compréhension commune des citoyens quant à la valeur de la diversité culturelle, de l’autonomie locale et ainsi de suite. C’est à ces formes de compréhension que nous devons faire appel quand nous avançons nos arguments […]129. Pour Walzer, le débat entre la majorité et les minorités culturelles se joue donc sur le terrain politique et non sur le terrain juridique. Il n’y a pas de principe abstrait susceptible de fonder formellement un droit des minorités. Celles-ci doivent faire valoir leurs revendications en s’appuyant sur les représentations et les valeurs partagées par l’ensemble de la communauté politique. Kymlicka estime qu’en raisonnant de la sorte Walzer fragilise la défense des cultures minoritaires. S’il reconnaît d’une part que les individus sont des producteurs de culture et que la justice exige que l’on respecte leur production propre, sans chercher à les classer ou à les hiérarchiser, sur quelle base normative le débat politique pourra-t-il s’appuyer ? Les significations partagées par la minorité ne seront pas, par définition, communes à celles qui fondent la culture majoritaire. Il en résulte que le débat sera tranché non par un accord sur la façon dont il faut respecter la diversité culturelle, mais par le

128 Ibid., p. 57.

129

processus de décision majoritaire propre aux régimes démocratiques. Sans représentations communes, le rapport de forces institutionnalisé sous la forme du vote se substituera au consensus normatif et donnera l’avantage au groupe numériquement supérieur.

Walzer estime pour sa part que les institutions politiques ont un pouvoir intégrateur qui ne se confond pas avec celui résultant des échanges économiques et sociaux ou de l’éducation. Ces institutions créent ainsi une solidarité qui rend le débat politique possible. Or pour Kymlicka, il est faux de croire que cette prétendue solidarité ne favorise pas la majorité culturelle dans le cas des États multinationaux. Cela apparaît quand on examine les problèmes concrets que pose le traitement de la diversité culturelle, notamment lorsqu’il s’agit de décider du type de langue officielle, de politique d’immigration ou de naturalisation qu’il faut adopter. Quelles seront alors, demande Kymlicka, les opinions communes qui feront autorité ? Le point de vue des Indiens, des Inuits, des Franco-canadiens aura-t-il le même poids que celui de Anglo-canadiens ?

Quand il aborde la question de l’immigration, Walzer reconnaît l’importance que revêt le contrôle politique de la mobilité humaine. À partir du moment où l’on considère l’appartenance à la communauté politique comme un bien fondamental, il est naturel de chercher à préserver l’identité culturelle qui la caractérise. Dans un monde sans frontière, sans principe de distinction entre le « eux » et le « nous », les individus seraient déracinés et ne parviendraient pas à se percevoir comme les membres d’une même communauté politique. Pour Walzer, ce principe de clôture qui se joue à l’échelle de l’État-nation ne se traduit pas par l’homogénéisation des comportements, mais tend au contraire à relativiser l’autorité des communautés traditionnelles sur leurs membres. La frontière prend ainsi l’aspect d’une clôture émancipatrice, car la culture nationale qu’elle vise à préserver en limitant la mobilité des étrangers est aussi celle qui favorise la mobilité des citoyens, désormais libres de choisir le type de traditions et de pratiques culturelles qu’ils veulent perpétuer.

Pour Kymlicka, un tel raisonnement favorise à l’évidence la majorité culturelle qui a le plus pesé dans la formation de l’identité nationale. À aucun moment, les nations intérieures ne se verront reconnaître le droit de limiter la mobilité des citoyens au nom de la préservation de leur identité culturelle. Les Indiens et les Inuits n’auront de ce point de vue aucune autorité pour empêcher les Canadiens de s’installer sur leur territoire, d’acheter leurs terrains et de privatiser des espaces jusque là considérés comme des propriétés communes. Le raisonnement de Walzer semble ici contredire ses propres prémisses : tout en partant de l’idée selon laquelle il est nécessaire de respecter les contextes culturels qui donnent sens à la vie des gens, il

propose un traitement politique de la diversité culturelle qui compromet la réalisation de cette idée, dans la mesure où « une politique menée en vue de protéger une communauté historique finit par légitimer des décisions prises par la majorité culturelle qui fragilisent les cultures minoritaires130 ».

Pourtant Walzer admet qu’il existe des exceptions et que certaines cultures minoritaires refusent de se fondre à la culture nationale. Il leur reconnaît alors le droit de préserver leur identité propre mais, encore une fois, il pense cette situation en des termes politiques. Les communautés culturelles qui revendiquent la possibilité de contrôler l’accès à leur territoire doivent être considérées comme des communautés politiques étrangères et souveraines. La communauté politique requiert en effet une égale considération pour tous les citoyens, exigence que l’octroi de droits spécifiques semble enfreindre. Cet état de choses ne semble pouvoir être accepté que dans « un État binational, où les membres des deux nations sont en fait étrangers les uns aux autres131 ». En effet, « ce qui est requis entre eux, c’est qu’ils s’accommodent les uns aux autres, et pas de la justice en un sens positif quelconque132

». Walzer se représente le contrôle politique qu’une communauté doit avoir sur son identité culturelle sur le modèle de la souveraineté de l’État-nation. Il n’y a donc pas à formuler à ses yeux de droits des minorités nationales, puisque la relation entre majorité et minorités relève à ses yeux de la politique internationale : elle établit un compromis factuel entre deux communautés qui se considèrent comme étrangères et ne dépend pas d’un accord normatif entre citoyens qui se sentent politiquement solidaires. Il en résulte, conclut Kymlicka que « les minorités doivent soit accepter de jouer le jeu de la culture majoritaire, sans aucune protection particulière, soit cesser de participer afin de mener leur propre jeu133 », conclusion qu’il juge « vicieuse » (perverse) à bien des égards. Les minorités nationales se retrouvent en effet confrontées à une alternative radicale : s’assimiler à la culture nationale ou devenir des nations souveraines. Or dire que les minorités n’ont le droit de préserver leurs significations partagées que si elles sont capables de former un État souverain n’est pas un argument moral mais relève de « la pure realpolitik134 ». Le droit de préserver sa communauté culturelle n’est alors absolument pas reconnu ni défendu puisqu’il dépend intégralement des conditions

130 “a policy justified in terms of protecting a historical community ends up legitimizing decisions by the

majority culture which undermine minority cultures.” (W. KYMLICKA, Liberalism, Community and Culture,

op.cit., p. 226). 131

M. WALZER, Sphères de justice, op.cit., p. 214.

132 Ibid.

133 “Minorities must either play by the rules of the majority culture, without any special protection, or get out

entirely and play their own game.” (W. KYMLICKA, Liberalism, Community and Culture, op.cit., p. 228).

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sociales, économiques et historiques qui déterminent la viabilité politique d’une communauté culturelle.

Kymlicka reproche au raisonnement de Walzer de reposer sur une sorte de fétichisme des droits civiques, dans la mesure où il refuse toute voie moyenne entre l’égalité de traitement que ces droits instaurent entre les citoyens et l’exclusion de la communauté des citoyens. Or cette solution radicale n’arrange que la théorie de Walzer et fait peu cas de l’avis des citoyens des États multinationaux comme le Canada. Sans doute ceux-ci préfèrent-ils avoir des droits limités dans le territoire de l’autre plutôt qu’aucun droit du tout. Le Canadien aborigène dont la culture sera protégée par l’État fédéral pourra toujours choisir de quitter son territoire et de bénéficier des droits civiques en vigueur hors du territoire protégé. Inversement, le Canadien non-aborigène préférera sans doute posséder le statut de citoyen canadien s’il se rend sur les terres aborigènes que celui d’un parfait étranger soumis au droit de l’État souverain dans lequel il se rend. La défense politique de l’égalité que propose Walzer fragilise en définitive les valeurs qu’elle était censée promouvoir et s’apparente d’une certaine façon à une forme de chantage : obliger les minorités nationales qui souhaitent préserver leur identité culturelle à devenir des États souverains revient, ni plus ni moins, à réduire au silence celles qui sont incapables de réaliser un tel projet et à les forcer insidieusement à se plier aux règles du jeu majoritaire.

De façon plus générale, Kymlicka reproche à la théorie de Walzer d’interdire tout débat interculturel sur les principes de justice. Régler la question des minorités nationales par la sécession politique revient à méconnaître le sentiment de solidarité que partagent les membres des États multinationaux. Tout en étant profondément attachés à leur communauté culturelle, ces individus ne se sentent pas moins unis au sein d’une même communauté politique, si bien que les débats soulevés par les relations entre communautés ne se réduisent pas à des accommodements politiques mais soulèvent des enjeux de justice.

C’est parce que les gens sont les citoyens d’un même pays - et qu’ils reconnaissent que la justice politique requiert, entre autres choses, le respect des appartenances culturelles- qu’ils décident d’adapter la lutte en faveur des droits civiques aux exigences soulevées par la diversité des groupes fédérés. Et cela soulève des questions, non traitées par Walzer, sur la façon équitable dont il faut peser le pour et le contre afin de concilier l’égalité civique et l’égal respect dû aux appartenances de chacun. La question se pose continuellement dans les sociétés plurielles culturellement, et il est tout à fait pervers d’affirmer que ce n’est pas le cas et que cela ne devrait pas l’être135

.

135 “It’s because people are citizens of the same country – and recognize that justice between citizens requires,

amongst other things, respect for members as members – that they decide to accomodate the enforcement of citizenship rights to the needs of membership in the federated groups. And this raises the questions, not faced by Walzer, about how equality of citizenship is to be fairly balanced against equal respect for members as members.

Walzer échoue à proposer une voie pour trouver un tel équilibre normatif, dans la mesure où il raisonne à partir d’un modèle homogénéisant de l’appartenance culturelle. Nous pouvons discuter de la justice politique, à ses yeux, pour autant que nous soyons les membres d’une même communauté. Sans cet ancrage dans une identité culturelle commune, les débats normatifs n’ont aucun sens car ils se réfèrent à des significations que ceux qui débattent ne partagent pas. Pour Kymlicka, le raisonnement de Walzer pose à tort que les significations partagées qui fondent les représentations normatives d’une communauté se confondent avec un certain héritage historique. Ainsi ramené à son contexte d’apparition, le sens de la justice prend la forme statique d’une combinaison des revendications de justice dans une société à un moment donné. Or la justice renvoie non pas à la synthèse des revendications existantes mais à l’exigence qui fonde chacune d’elle, dans la mesure où c’est au nom de la justice en tant que telle que chacune exprime son point de vue. Comme le dit Dworkin, « la justice est notre critique et non notre miroir », elle suppose « que toute décision portant sur la distribution d’un bien quelconque peut être à nouveau soumise à la discussion, quelle que soit la force des traditions qui sont alors contestées, que nous pouvons toujours remettre en cause la légitimité d’un dispositif institutionnel établi136

». De ce point de vue, le fait que les minorités nationales ne possèdent ni les mêmes traditions, ni les mêmes significations communes que la majorité culturelle ne les empêche pas de partager avec elle la même exigence normative. Comme l’écrit Justine Lacroix à ce propos, « même si leurs conceptions de la justice divergent, elles partagent le même concept de justice137 ». C’est précisément à partir de ce concept de justice que les cultures minoritaires et majoritaire doivent pouvoir s’entendre rationnellement sur la forme que doit prendre le respect de l’appartenance culturelle. À l’inverse, Walzer, en supposant qu’il n’y a pas de débat sur la justice en dehors d’une communauté politique dotée d’une même identité culturelle interdit la possibilité d’un tel accord normatif entre différents groupes nationaux. L’insistance sur les valeurs partagées, thème de prédilection des communautariens qui est à la racine de leur critique du libéralisme, manifeste ainsi sa faiblesse théorique. Elle tend en effet à conforter une représentation assimilationniste de l’appartenance culturelle qui compromet dangereusement le respect des minorités nationales. Le souhait exprimé par les communautariens libéraux comme Walzer d’ancrer les principes

The questions arise continually in culturally plural societies, and it is simply perverse to say that they don’t, or