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L ES SCIENCES SOCIALES FACE A L ’ IDENTITE NATIONALE

INTRODUCTION

S’appuyer sur une théorie philosophique pour interroger un contexte politique différent de celui qui a présidé à son élaboration induit nécessairement des changements de perspective. Cela amène notamment à raisonner à partir d’autres cas concrets, d’autres objets de référence. Nous avons vu précédemment à quel point la théorie de droits culturels de Will Kymlicka s’inspire de la situation des minorités nationales au Canada. Or ce point de départ risque d’en limiter la portée générale. En quoi en effet les droits culturels justifiés à partir du cas des Inuits ou des Québécois peuvent-ils être jugés légitimes par des citoyens qui raisonnent en dehors du contexte canadien ? Cette question se pose notamment pour les démocraties d’Europe occidentale dont l’histoire diffère radicalement de celle des pays d’immigration tels que les États-Unis, le Canada et l’Australie. Aucun peuple autochtone comparable aux Inuits, aux Aborigènes et aux Amérindiens n’habite sur les terres de la vieille Europe1

. Certaines nations, comme la France et la Grande-Bretagne, ont dû composer avec la présence de peuples similaires dans leurs colonies et elles se sont alors souvent comportées comme les dirigeants politiques des pays du Nouveau Monde, en instaurant des systèmes de réserves et des protections juridiques spécifiques. Par exemple, en Nouvelle-Calédonie, Territoire d’Outre-mer, la France a constitué les îles Loyauté en « réserve autochtone » en 1889 et a interdit aux colons de s’y installer afin de protéger les populations indigènes. L’histoire de la décolonisation oblige cependant à nuancer la comparaison des peuples autochtones qui, comme les Kanaks, vivent à l’extérieur du territoire métropolitain avec ceux qui, comme les Indiens d’Amérique du Nord, vivent à l’intérieur des frontières nationales. Alors que « le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes » a été accordé d’une façon ou d’une autre aux premiers, les seconds ne jouissent pas du même droit à la souveraineté politique.

1 Selon la définition des juristes indiquée dans la partie précédente, un peuple autochtone est constitué

d’individus « habitant depuis des temps immémoriaux une certaine région et qui en raison de circonstances diverses ont conservé l’essentiel de leur mode de vie traditionnel (N. ROULAND, S. PIERRE-CAPS, J. POUMAREDE, Droit des minorités et des peuples autochtones, Paris, PUF, 1996, p. 44).

La situation d’une minorité nationale comme celle que forment les Québécois au Canada est-elle plus représentative du contexte politique européen ? Il semble en effet qu’il existe dans les démocraties européennes des groupes culturels minoritaires qui, comme les Québécois, ont globalement adopté le même mode de vie et les mêmes valeurs que la plupart des membres des démocraties libérales, mais qui restent malgré tout fermement attachés à leur identité culturelle et qui réclament parfois des mesures politiques pour la préserver. On constate aisément que les Français de culture corse, basque ou bretonne ont un mode de vie bien plus proche des autres Français que les Kanaks qui vivent encore selon des traditions ancestrales. Or la comparaison entre le contexte canadien et le contexte européen amène à distinguer deux cas de figure. Le raisonnement de Kymlicka s’adapte bien à la situation de pays comme la Belgique et la Suisse qui sont des États fédéraux à l’instar du Canada, mais mal à un État politiquement centralisé comme la France. Le philosophe canadien s’appuie à plusieurs reprises dans ses textes sur l’exemple belge pour illustrer la possibilité de concilier les valeurs démocratiques avec le respect de l’identité culturelle. Les institutions belges reconnaissent en effet l’existence de trois communautés linguistiques (française, wallonne et germanique) et leur accordent une compétence politique pour ce qui touche à la langue, à son emploi, à la culture et à l’enseignement. En revanche, les arguments du théoricien de la « citoyenneté multiculturelle » manquent de pertinence dans le cas des minorités telles que les Corses, les Basques, les Bretons, les Catalans. Ces groupes culturels, qui ont subi durant des siècles la domination des monarchies avoisinantes, n’ont jamais eu l’occasion de disposer d’une souveraineté politique durable comme les Français installés au Canada avant l’invasion anglaise, ni de l’autonomie politique que procurent des institutions fédérales. Il en résulte que ces groupes ont beaucoup plus souffert des pressions assimilationnistes de l’État-nation que les Québécois. Cela apparaît très clairement au niveau de la pratique de la langue minoritaire, qui constitue, comme le souligne Kymlicka, le critère actuel le plus évident de l’attachement des individus à leur identité culturelle. Alors que la relative autonomie politique des Québécois leur a permis de maintenir l’usage généralisé du français sur leur territoire (83%), la pratique des langues minoritaires en France est elle-même minoritaire au sein des populations concernées2.

2 La pratique des langues régionales en France concerne une minorité des habitants dans le cas des groupes

culturels les plus connus pour leurs revendications identitaires. On dénombre ainsi 250000 locuteurs bretons sur les 1,5 million d’habitants de la Basse-Bretagne (avec en outre, 2 bretonnants sur 3 âgés de plus de 60 ans), 67 000 locuteurs basques sur les 260 000 habitants des départements des Pyrénées Atlantiques. Le corse fait toutefois figure d’exception (150 000 locuteurs sur 250 000 habitants) et a sans doute été favorisé par le statut de collectivité territoriale dont elle bénéficie depuis 1982 dans la défense de sa langue. Source : chiffres de

Ces différences de situation invitent à douter de la valeur explicative du concept d’ « appartenance culturelle » (cultural membership) qui est au cœur du raisonnement de Kymlicka. Si ce concept fait sens dans le contexte politique canadien, c’est-à-dire dans le cadre d’un État fédéral qui permet à certains groupes de préserver leur identité culturelle, il devient obscur en revanche dès qu’il s’agit d’éclairer la situation des minorités nationales au sein d’un État centralisé comme la France. Le Brestois qui parle français et qui ne connaît que quelques rudiments de langue celtique a-t-il réellement le sentiment d’appartenir à une autre

nation qu’un Parisien ou même qu’un Landais et qu’un Corse ? Le fait que la violence

politique, qui accompagne parfois les revendications indépendantistes au sein de ces cultures minoritaires, ne se soit jamais véritablement généralisée et qu’elle soit majoritairement condamnée par les populations locales, est révélateur d’une perception élargie de l’appartenance culturelle. Pour la plupart des Corses, des Bretons ou des Basques qui vivent en France, le respect de leur identité culturelle ne justifie pas le recours au terrorisme. On peut donc dire qu’ils se sentent appartenir autant, voire plus, à la nation civique dotée d’une culture politique respectueuse des droits individuels qu’incarne la France qu’à leur nation ethnique.

Toutefois, si la réflexion de Kymlicka est à l’évidence fortement dépendante du contexte historico-politique qui a présidé à son élaboration, elle n’en reste pas moins une théorie philosophique qui prétend poser et résoudre certains problèmes généraux qui concernent l’ensemble des démocraties modernes. Notre démarche consiste à prendre cette portée philosophique au sérieux et à ne pas refuser d’emblée un débat au nom de son caractère trop situé culturellement. Pourtant, cette démarche comparative nous semble vouée à l’échec si, au nom de la généralité des problèmes, elle oublie la diversité des contextes dans lesquels ils apparaissent. La philosophie doit concilier son exigence de généralité avec une attention réelle aux faits, afin de ne pas raisonner sur de fausses abstractions qui obscurciraient les situations qu’elles prétendent éclairer. Dans la réflexion qui porte sur l’articulation des identités culturelles au projet civique, le problème que pose le terme de « culture » est donc double : il est non seulement au cœur de l’objet qu’il s’agit d’éclairer mais il détermine aussi le rapport que nous entretenons avec cet objet. Comment ne pas admettre que les termes mêmes de « culture », d’ « ethnicité », de « communauté » résonnent de façons bien différentes des deux côtés de l’Atlantique ? Comment ne pas voir que leur signification dépend étroitement de nos expériences nationales ? Il nous paraît indispensable que la philosophie reste sensible à cette diversité sémantique pour autant qu’elle soit culturellement située et qu’elle l’intègre à son

l’Université de Laval consultables sur Internet : www.tlfq.ulaval.ca. Voir notamment les pages « Aménagement linguistique dans le monde » et « Tableau des langues régionales ».

travail d’élaboration conceptuelle si elle ne veut pas raisonner sur des abstractions vides. Nous commencerons donc par rappeler brièvement les difficultés que pose l’introduction du débat sur le multiculturalisme en France et la façon dont ces difficultés ont pesé sur sa formulation. Nous pourrons de la sorte justifier le déplacement de notre analyse qui portera moins en France sur le problème des « minorités nationales » que sur celui des « minorités ethniques », pour reprendre la distinction employée par Kymlicka. Ce premier chapitre nous donnera ainsi l’occasion de présenter les deux spécialistes de l’immigration sur lesquels s’est concentrée notre analyse, la sociologue Dominique Schnapper et le socio-historien3 Gérard Noiriel, et de rendre compte de l’utilisation de leurs travaux dans le cadre d’une analyse normative. Nous tâcherons dans les deux chapitres suivants, de montrer l’intérêt de leurs théories respectives pour approfondir les problèmes soulevés par l’argumentation de Kymlicka.

3 Noiriel justifie ce néologisme de la manière suivante : « pour résoudre les problèmes que je rencontrais dans

mon travail empirique, j’ai cherché à les contourner en adaptant des concepts que la sociologie a élaborés pour étudier l’État et les groupes sociaux. Par souci de clarification, j’ai alors préféré renoncer à l’étiquette « histoire sociale », pour me placer sous la bannière de la « socio-histoire », expression que j’ai empruntée à mes collègues modernistes et qui a le mérite de souligner clairement les liens de l’histoire avec la sociologie » (G. NOIRIEL,