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Culture et personnalité de base

CHAPITRE 3 : LES AMBIGUÏTES DE L’APPARTENANCE NATIONALE

1. Les minorités nationales : le problème des nations intérieures

1.4.2. Culture et personnalité de base

Ensuite, lorsque Kymlicka insiste sur l’importance du lien qui existe entre un individu et sa culture d’origine, il hérite encore de thèses culturalistes, provenant notamment de l’école dite « culture et personnalité ». Cette école, représentée par Ruth Benedict, Margaret Mead, Ralph Linton et Abram Kardiner, s’intéresse à la façon dont la culture influence le développement psychologique des individus. « Leur hypothèse fondamentale est qu’à la pluralité des cultures doit correspondre une pluralité de types de personnalité167. » Ralph Linton (1893-1953) a ainsi forgé le concept de « personnalité de base » pour désigner l’influence qu’une culture exerce sur ses membres et la psychologie commune qu’elle leur inculque. Linton ne nie pas l’existence d’une personnalité individuelle, mais il laisse l’étude de celle-ci à la psychologie. Après lui, le psychanalyste Abram Kardiner a précisé la façon dont cette personnalité de base se transmettait. Il a ainsi établi une distinction entre les « institutions primaires » et les « institutions secondaires ». Ce sont les premières, principalement la famille et le système éducatif, qui inculquent la personnalité de base aux individus. Elles suscitent notamment chez eux des frustrations que les institutions secondaires, les systèmes de valeurs et de croyances, cherchent à compenser lors de la vie adulte, instaurant ainsi un renforcement de la

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socialisation primaire par la socialisation secondaire. De cette distinction entre les deux niveaux de la socialisation des individus, Kymlicka a retenu l’idée que le fonctionnement d’un système culturel dépend d’une structuration psychologique qui se met en place dans les premières années de la vie. On comprend dès lors pourquoi il considère que quitter sa culture maternelle est un acte aussi difficile que celui de faire vœu de pauvreté : en abandonnant la culture dans laquelle il a grandi et intériorisé une certaine personnalité de base, l’individu se prive des moyens que cette personnalité lui procure pour s’adapter à un contexte culturel.

L’influence des théories culturalistes sur la pensée de Kymlicka pose problème dans la mesure où elle transpose des analyses anthropologiques dans un contexte sociologique. Les thèses des culturalistes ont été forgées à partir de l’observation de groupes culturels géographiquement séparés et la plupart du temps de type traditionnel. Il n’est donc pas sûr qu’elles puissent servir à comprendre la nature et les relations des groupes culturels qui existent au sein d’une même société, de surcroît lorsqu’il s’agit de sociétés modernes. Les théoriciens des cultural studies se sont pourtant efforcés d’ouvrir cette voie, en se proposant de décrire les subcultures d’une même société avec un regard d’anthropologue, méthode qui a largement prouvé sa fécondité pour renouveler ou approfondir l’analyse des phénomènes sociaux. La vraie difficulté soulevée par la démarche de Kymlicka repose sans doute moins dans le passage d’une analyse extérieure à une analyse intérieure de la diversité culturelle que dans le passage d’un discours descriptif à un discours normatif. En s’appuyant sur l’anthropologie culturaliste pour définir non pas la nature des rapports de l’individu à sa culture mais leur valeur, il nous semble que Kymlicka tend à réifier l’appartenance culturelle et à accorder un poids moral au groupe, bien qu’il s’en défende vigoureusement.

D’abord, l’idée que la culture constitue un système global de sens instaure un principe de clôture entre les groupes ethniques. La façon dont Kymlicka utilise la langue comme paradigme du lien culturel manifeste clairement les limites de son approche. Quand il dit que la culture ne peut être définie uniquement à partir des souvenirs et des croyances partagées mais qu’il faut aussi se référer aux pratiques communes, l’opposition qui structure son argument dépasse celle de l’abstrait et du concret, ou encore de la cognition et de la pratique. La langue en effet, tout en étant une pratique instituée, relève aussi de la cognition. Similairement, le « lexique commun » d’une culture est ce qui donne sens au réel, c’est-à-dire ce qui conditionne les représentations cognitives de ses membres. La véritable opposition qui sous-tend les deux définitions de la culture est donc celle du débat philosophique classique sur

la langue, conçue soit comme un ensemble de représentations soit comme un système de signes.

Kymlicka ne s’inscrit pas explicitement dans ce débat, mais son argumentation rejoint néanmoins la position des structuralistes, dans la mesure où elle reprend l’idée saussurienne que le sens ne vient pas des éléments mais du système d’ensemble. Dans ses Cours de

linguistique générale, Ferdinand de Saussure a montré que ce n’est pas la relation mimétique

des mots à la réalité extérieure qui les rend signifiants mais la position relative des phonèmes à l’intérieur d’un système linguistique donné. De même Kymlicka estime que la culture ne crée pas du sens à partir de représentations isolées dont on pourrait faire l’inventaire (les croyances, les souvenirs) mais grâce à la structure globale dans laquelle ces représentations s’insèrent. Il en résulte que, de même que les langues sont des systèmes autonomes, de même chaque individu appartient à un système culturel qui crée du sens de façon endogène, indépendamment des cultures environnantes. Précisons que Saussure ne nie pas qu’une langue puisse évoluer et intégrer des éléments provenant de langues étrangères. Toutefois, à ses yeux, l’analyse rigoureuse d’une langue passe par l’adoption d’un point de vue synchronique, afin de considérer la façon dont le système linguistique détermine par lui-même le sens des nouveaux éléments. Dans la perspective saussurienne, l’évolution des systèmes linguistiques comme celle des structures culturelles ne contredit donc pas l’idée d’une création endogène du sens.

Kymlicka adopte ce genre de perspective structuraliste pour fonder le principe d’individuation qui sépare les groupes nationaux. Pour lui, même si le caractère d’une minorité nationale a évolué depuis son annexion ou sa colonisation, elle conserve malgré tout une identité propre du fait que ses membres continuent de partager une structure culturelle commune. Il admet que la culture minoritaire ait pu être modifiée au contact de la culture majoritaire et qu’elle en ait adopté certains traits. Mais dans une logique toute saussurienne, il semble penser que ceux-ci n’ont pu devenir signifiants qu’une fois intégrés au système de significations de la première. Ce qui fait l’individualité de chaque groupe national, c’est donc l’existence d’un système propre de significations. Les contacts, les échanges et les métissages culturels entre les minorités nationales et la nation majoritaire n’empêchent pas le maintien de structures autonomes. Ils ne manifestent pas la mise en place d’une culture commune mais seulement l’évolution parallèle de deux ou plusieurs systèmes culturels voisins. Une telle perspective conduit Kymlicka à se représenter l’appartenance culturelle de façon univoque : un individu appartient uniquement au système de significations dans lequel il a vécu sa

socialisation primaire. Il peut le quitter et en adopter une autre, mais cela suppose un processus long et douloureux que la plupart des individus préfèrent éviter.

Le principe d’individuation que fonde le concept de structure culturelle pose problème à partir du moment où Kymlicka se situe dans une argumentation normative. L’ambiguïté réside ici dans le fait de s’appuyer sur un cadre théorique descriptif pour dégager les bases d’un droit à l’appartenance culturelle. Il peut être intéressant d’un point de vue méthodologique d’examiner toute culture minoritaire comme un système de significations cohérent et autosuffisant. Il paraît délicat en revanche de faire de ces systèmes collectifs la condition de possibilité des droits individuels. Ce risque apparaît clairement dans l’ambiguïté de la notion de « personnalité de base ». Kymlicka suit en effet les anthropologues lorsque ces derniers constatent que les êtres humains intériorisent leur système culturel durant les premières années de leur vie. Il s’inspire de leurs travaux lorsqu’il affirme la valeur de l’appartenance à sa culture d’origine et non celle de l’appartenance à une culture quelle qu’elle soit. Dès lors, dire que l’exercice de la liberté individuelle dépend de l’intériorisation d’un contexte de choix qui se joue lors de l’enfance, équivaut à dire que le respect de la personne dépend de celui de la personnalité de base que toute culture transmet à ses membres. La personnalité de base, concept descriptif, tend insensiblement à être érigée ici en personne morale qu’il s’agit de protéger afin de garantir le respect des personnes membres du groupe culturel.

Les soubassements culturalistes de la théorie de Kymlicka, qui contribuent implicitement à accorder un statut moral au groupe culturel, nous conduisent à partager les critiques que lui adressent Alain Renaut et Sylvie Mesure dans Alter ego. Ces derniers contestent l’idée qu’il faille intégrer des « droits de discrimination groupale » au dispositif classique des droits du citoyen, afin d’associer le respect de l’authenticité à celui de la dignité, la reconnaissance de la différence à celle de l’universalité. Ces droits qui sont accordés aux individus en tant qu’ils appartiennent à certains groupes ne sont autres que des droits collectifs quoiqu’en dise Kymlicka. Il ne suffit pas de dire que les droits culturels visent seulement à protéger les cultures minoritaires (external protections) et ne doivent pas être utilisés pour limiter les libertés des membres de la minorité (internal restrictions), car c’est nécessairement ce qui se produira :

En cas de conflit entre les droits collectifs du groupe et les droits collectifs des individus, il est rigoureusement exclu de faire primer dans tous les cas, à la faveur des procédures d’arbitrage aussi raffinées que l’on voudra, les droits individuels sur les droits collectifs : si tel était le cas en effet, la reconnaissance de ces derniers ne serait que purement formelle et ne jouerait pas, pour les défenseurs de

l’identité du groupe considéré, le rôle qu’elle est supposée remplir – à savoir promouvoir publiquement cette identité168.

De fait, dans le cas de la loi 101, la préservation de la langue minoritaire passe par la restriction des libertés individuelles des citoyens canadiens qui résident dans la province du Québec et qui souhaitent que leurs enfants soient scolarisés dans la langue majoritaire du pays afin de pouvoir s’y intégrer culturellement et économiquement. Que Kymlicka juge ce genre de restrictions légitimes montre bien pour Renaut et Mesure qu’il sort de la logique individualiste qui structure la citoyenneté moderne. Cela aboutit à leur yeux à une « situation étrange où, pour s’insérer dans une société fondée sur l’individualisme, le sujet individuel devrait d’abord s’apparaître à lui-même comme le membre d’un sujet collectif et se penser par référence à ce groupe qui lui donne une part de ses droits169 ». Au-delà du fait qu’une telle schizophrénie va à l’encontre de la logique qui pousse de plus en plus de personnes à réclamer un droit à la différence, la théorie de Kymlicka repose sur une confusion inadmissible du juridique et du moral. Les droits culturels ne sont pas seulement des instruments juridiques mis au service des individus membres de cultures minoritaires. En faisant primer les droits collectifs sur les droits individuels, ils accordent un poids moral au groupe en tant que tel, quoique Kymlicka en dise. Comprise ainsi, l’auto-transformation du libéralisme sous la pression des revendications culturelles prend pour Renaut et Mesure une « tournure proprement suicidaire170», « car si l’on ne peut rendre l’identité collective moins vulnérable qu’en accroissant la vulnérabilité des libertés individuelles, les sociétés libérales doivent-elles réellement courir un tel risque, qui les exposerait, du point de vue des libertés démocratiques, à une étonnante régression171 ?

En conclusion, il apparaît que le concept de minorité nationale, qui fonde la défense des droits culturels, est éminemment ambigu. Kymlicka semble l’utiliser afin de jouer sur plusieurs tableaux. D’un côté, ce concept lui permet de se référer à la situation bien particulière des peuples autochtones. Ceux-ci lui servent à mettre en avant le fait de la diversité culturelle et l’écart évident qui existe entre les modes de vie modernes et traditionnels, afin d’insister sur l’importance du contexte culturel. L’exemple des chocs culturels sous-tend ici sa réflexion. Les ravages suscités par l’introduction d’éléments

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S. MESURE & A. RENAUT, Alter ego. Les paradoxes de l’identité démocratique, Paris, Aubier, Alto, 1999, p. 250.

169 Ibid., p. 251. 170 Ibid. 171

culturels inconnus comme la télévision ou l’alcool dans des communautés traditionnelles172 illustrent clairement qu’un individu a besoin de repères culturels pour s’adapter à son environnement. D’un autre côté, le concept de minorité nationale renvoie à la situation de minorités qui, à l’instar des Québécois, ont adopté un mode de vie moderne. Ces exemples permettent alors à Kymlicka de montrer que l’attachement à l’identité culturelle n’est pas nécessairement le fait de cultures traditionnelles et non libérales. Les écarts de situation que recouvre le concept de « minorité nationale » incitent donc à la méfiance. Tout se passe comme si Kymlicka s’appuyait sur les peuples autochtones pour défendre le principe de l’appartenance culturelle, et sur les minorités nationales modernes pour apporter à ce principe une caution libérale. Or, cette caution ne suffit pas à régler le problème que pose le fait d’affirmer qu’il existe au sein d’un même État-nation plusieurs nations distinctes qu’il s’agit de protéger également. Instaurer une égalité entre les groupes conduit nécessairement à faire des groupes culturels des sujets de droit qui entrent en concurrence avec les sujets de droits individuels.