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La nation entre sociation et communalisation

CHAPITRE 2 : PASSIONS ETHNIQUES ET IDENTITE NATIONALE DANS LA COMMUNAUTE DES CITOYENS

1. La nation est une « communauté de citoyens »

1.2.2. La nation entre sociation et communalisation

Pour éclairer la formation des nations modernes, Schnapper se réfère également à Max Weber, dans la mesure où ce dernier a abordé ce thème plus explicitement que Durkheim et où sa position permet de souligner les limites du processus de spiritualisation précédemment décrit. Comme Durkheim, Weber juge l’approche de Tönnies réductrice et considère que la modernité économique et sociale n’a pas mis un terme au fait communautaire. Plutôt que d’opposer chronologiquement la « société » à la « communauté », il propose d’y voir les idéaux-types de deux formes d’intégration sociale, la sociation et la communalisation. La première désigne « la relation sociale lorsque, et en tant que, la disposition de l’activité sociale se fonde sur un compromis d’intérêts motivé rationnellement (en valeur ou en finalité) ou sur une coordination d’intérêts motivée de la même manière77 ». La seconde désigne « la relation sociale lorsque, et en tant que, la disposition à l’activité sociale se fonde […] sur le sentiment subjectif (traditionnel ou affectif) des participants d’appartenir à une même

communauté78 ». Pour Weber, les nations sont des groupes qui combinent ces deux formes d’intégration. La modernisation économique se traduit en effet par une rationalisation générale de la vie sociale, tant au niveau des acteurs individuels qui sont de plus en plus motivés par la recherche de leurs intérêts privés qu’au niveau de l’organisation politique qui est de plus en plus centralisée et bureaucratique. Les nations peuvent ainsi être analysées comme de nouveaux groupes d’intérêts adaptés aux conditions de production du monde moderne.

On ne peut toutefois pas se contenter de cette perspective pour expliquer l’émergence de sociétés nationales. La rationalité instrumentale qui est à l’œuvre dans le processus de sociation ne connaît pas, en tant que telle, de frontières. D’une part, l’individu qui cherche à maximiser son intérêt personnel peut le faire au détriment de ses concitoyens. D’autre part, une telle perspective ne permet pas de comprendre le nationalisme des classes populaires, souvent plus marqué que dans les classes aisées, dans la mesure où les premières bénéficient

76 E. DURKHEIM, De la division du travail social, op.cit., p. 326. 77 M. WEBER, Economie et société, Paris, Plon, « Pockets » 1995, p. 78. 78

moins que les secondes du compromis d’intérêts que représente l’organisation économique de leur pays. Si la modernité était régie par le seul processus de sociation, la classe ouvrière ne devrait-elle pas être spontanément internationaliste ?

Weber insiste donc sur le fait que la nation dépend aussi du processus de communalisation qu’on observe dans la formation des groupes ethniques. La communalisation ethnique n’est pas naturelle ou originelle comme celle qu’on observe dans le cas des communautés domestiques, de voisinage ou de lignage et sa réalité s’avère bien plus problématique que ces dernières. Contrairement à ce que pense le sens commun, elle ne dépend pas directement de critères objectifs tels que le type racial, la langue, les coutumes religieuses et les modes de vie, mais repose avant tout sur la croyance subjective des acteurs en une identité commune. L’observation empirique met en évidence en effet le caractère flottant de l’identification ethnique, qui peut se cristalliser autour de signes distinctifs variables et arbitraires. Il existe des groupes ethniques qui rassemblent des gens qui parlent la même la langue tout en ayant des religions différentes et inversement. Les groupes ethniques peuvent invoquer la communauté de sang alors qu’ils se sont largement métissés avec des personnes étrangères à leur groupe. Weber rejette donc toute essentialisation des groupes ethniques, fondée sur l’invocation des critères objectifs. On ne peut comprendre le sens donné par tel groupe à la race, par tel autre à la langue, par un autre encore à la religion etc. que si l’on rattache ces signes distinctifs à la situation sociale et politique qui leur ont donné un sens. Les Afro- américains ne seraient ainsi jamais devenus un groupe ethnique si la ségrégation sociale qu’ils subissaient aux États-Unis ne les avait pas conduits à accorder un certain sens à la différence raciale et à orienter leur action collective en fonction d’elle. De ce point de vue, Weber ne distingue pas les groupes raciaux des groupes ethniques tels que les communautés d’immigrés qui se définissent en fonction de leur nation d’origine aux États-Unis. Dans tous les cas, l’ethnicité y prend la forme d’une élaboration sociale qui relève de l’affirmation statutaire. L’identité ethnique offre un moyen de défendre l’honneur et la dignité de certaines personnes et la nation s’inscrit elle aussi dans cette logique de « l’honneur ethnique ». En suggérant l’idée que les membres de la nation appartiennent à un peuple élu, elle constitue une ressource symbolique, une source d’estime sociale exploitable par tous les nationaux quelles que soient leurs positions sociales. La logique de l’honneur ethnique permet de comprendre le nationalisme des classes populaires et explique pourquoi leur attachement identitaire à la nation excède le cadre du simple compromis d’intérêts.

Dans le cas des nations, l’affirmation ethnique s’inscrit dans le contexte politique d’une lutte pour la reconnaissance sur la scène internationale :

Le concept de « nation » nous renvoie constamment à la relation avec la « puissance » politique. Il est donc évident, si tant est que « national » signifie quelque chose d’unitaire, que ce sera aussi une sorte de passion [Pathos] spécifique. Dans un groupe d’hommes unis par la communauté de langue, de confession religieuse, de mœurs ou de destin, cette passion se liera à l’idée d’une organisation du pouvoir politique déjà existante ou ardemment désirée qui lui soit propre, et elle sera d’autant plus spécifique que l’accent aura été placée davantage sur la « puissance »79.

Pour Weber, l’affirmation d’une culture nationale est imprégnée d’enjeux politiques. Le nationalisme, c’est-à-dire l’attachement passionné des citoyens à leur nation, est la conséquence et non la cause d’un désir de puissance collectivement affirmé. Pour Weber, c’est le rapport de forces qui provoque le processus de communalisation créateur tant des groupes ethniques à l’intérieur d’une société que des nations sur la scène internationale. Ce sont donc des facteurs sociaux et politiques, bien plus que culturels, qui suscitent l’attachement affectif des individus à leur nation. Dans la perspective wébérienne, il semble ainsi qu’il n’y ait pas de différence fondamentale entre les États-nations et les nations-États80

, c’est-à-dire entre les nations qui, comme la France, ont d’emblée disposé de l’autonomie politique et celles qui ont affirmé leur identité culturelle en vue de l’obtenir. Que l’organisation du pouvoir politique soit « déjà existante ou ardemment désirée », elle est pour Weber toujours au cœur du sentiment communautaire que procure la nation.

Schnapper reconnaît à Weber le mérite d’avoir mis en évidence la persistance du sentiment communautaire sous sa forme ethnique à l’époque moderne, sans tomber toutefois dans l’écueil de l’essentialisation. Elle lui emprunte donc sa définition de l’ethnique :

Je désignerai par ethnies les groupes d’hommes qui se vivent comme les héritiers d’une communauté historique et culturelle (souvent formulée en termes d’ascendance commune) et partagent la volonté de la maintenir. En d’autres termes, l’ethnie se définit par deux dimensions : la communauté historique et la spécificité culturelle 81.

Comme lui, elle estime que les ethnies ne sont pas des essences fixes mais des identités historiquement élaborées. La « spécificité culturelle », c’est-à-dire l’ensemble des caractéristiques comme la langue, la religion ou les coutumes n’est pas la cause objective du sentiment communautaire. Celui-ci dépend avant tout de la « communauté historique », à savoir de la conscience que les membres d’un groupe ont de partager un destin commun.

79 Ibid., p. 143-144.

80 Nous empruntons cette formulation à Jean Plumyène in J. PLUMYENE, Les nations romantiques : le XIXe siècle, Paris, Fayard, 1979.

81

C’est elle qui les amène à manifester leur attachement pour leur « spécificité culturelle ». Cette définition sociologique du lien ethnique permet de mieux comprendre pourquoi les termes de culture et d’identité se substituent souvent l’un à l’autre dans l’examen des relations interethniques. La culture, au sens anthropologique du terme, ne se réduit pas en tant que telle à l’identité. Elle renvoie en effet à tout un ensemble de représentations symboliques qui sont tellement profondément intériorisées qu’elles échappent à la conscience la plupart du temps. La culture ne dispose donc pas du même degré de réflexivité que l’identité, du moins quand celle-ci est revendiquée. Pourtant, ce qui précède permet de préciser que la culture mise en avant par les minorités ethniques n’est pas la culture en tant que telle, mais « la spécificité culturelle » qui cristallise les liens affectifs d’une « communauté historique ». Telle est la raison pour laquelle, dans le cas des minorités ethniques, les revendications identitaires prennent souvent la forme de revendications culturelles.