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Rétablir l’égalité entre les groupes culturels

CHAPITRE 2 : ESPACE PUBLIC ET EGALITE CULTURELLE

2. Rétablir l’égalité entre les groupes culturels

Nous avons vu précédemment que le succès qu’a rencontré la color-blind constitution auprès des libéraux tient principalement à sa structure indifférenciée qui garantit que seuls les individus sont reconnus comme des sujets de droits. Les appartenances collectives n’ont pas à être défendues directement, mais peuvent être perpétuées par les individus eux-mêmes s’ils le souhaitent. Toute forme de droit collectif risque en effet d’entrer en contradiction avec le principe de la dignité individuelle. En plus du problème portant sur la nature du sujet moral, les droits collectifs introduisent une forme de traitement inégalitaire entre les citoyens. Quand bien même on aurait l’assurance qu’on peut protéger un groupe culturel sans mettre en danger la liberté de ses membres, le simple fait d’attribuer des droits spécifiques aux membres de ce groupe crée une inégalité de traitement entre ceux-ci et les autres. Cette raison explique notamment les réactions négatives de la plupart des libéraux à l’encontre des exemptions religieuses pratiquées dans les pays d’immigration. L’exemple de la polémique à propos des exemptions accordées à la communauté sikh en Grande-Bretagne illustre bien l’attachement des libéraux à la forme abstraite de l’égalité. Le philosophe libéral américain Brian Barry conteste ainsi l’idée défendue par les partisans des politiques multiculturalistes comme le philosophe britannique Bikhu Parekh, selon laquelle les exemptions juridiques accordées pour des raisons culturelles ne remettent pas en cause l’égalité des citoyens devant la loi :

Parekh soutient […] « à propos du grief de traitement inégal » qu’ « il est à première vue confirmé par le fait que les Sikhs ont le droit de faire ce qui est interdit aux autres. Cependant cette prétendue inégalité provient de ce qu’exige l’égal respect dû à tous ; elle ne constitue donc pas tant une inégalité que la traduction de ces exigences dans un contexte religieux différent. » Pourtant, l’inégalité n’est pas seulement apparente, elle est réelle. Le droit de porter un couteau là où personne d’autre ne peut légalement le faire est une inégalité juridique, quelle que soit la façon dont on l’envisage. Que ce soit une inégalité justifiable ou non est un autre problème. Mais c’est jouer sur les mots que de suggérer qu’il s’agit d’une forme d’égalité supérieure à celle que défendent les libéraux quand ils affirment que posséder des droits égaux c’est posséder les mêmes droits103.

Il paraît difficile en effet d’abandonner l’idée selon laquelle la loi doit s’appliquer aux citoyens identiquement afin de les traiter également. Pour Barry, les exemptions juridiques peuvent être justifiées de façon ponctuelle, comme une forme d’adaptation au contexte et

103 “Parekh [...] argues that ‘as for the complaint of inequality, there is a prima facie inequality of rights in the

sense that Sikhs can do what others cannot. However the alleged inequality grows out of the requirements of the principle of equal respect for all, and it is not so much inequality as an appropriate translation of that principle in a different religious context.’ But the inequality is not prima facie – it is real. The right to carry knives amidst a population none of whom can legally do the same is an inequality of rights, however we look at it. Whether or not it is a justifiable inequality is another matter. But it is playing with words to suggest that it is really a superior form of equality to the liberal one that says we have equal rights when we have the same ones.” (B. BARRY,

d’aménagement de la loi en fonction de cas spécifiques. Mais en aucun cas, on ne saurait déduire ces exemptions du concept d’égalité lui-même. Elles relèvent de décisions politiques et non d’une norme rationnelle qu’il s’agirait de dégager. La grande erreur des politiques multiculturalistes selon Barry consiste donc à présenter un traitement exceptionnel et transitoire des écarts culturels comme s’il s’agissait du développement logique de l’égalité démocratique et comme la voie à suivre pour tous les exclus. Cherchant à dépasser l’hostilité des libéraux face à la multiplication de ce type d’aménagements juridiques, Kymlicka se fixe pourtant comme objectif de montrer pourquoi la défense des minorités culturelles appelle une révision de la citoyenneté indifférenciée et en quoi la différence de statuts juridiques renforce l’égalité démocratique au lieu de la compromettre. Son argumentation consiste à démontrer que la situation des groupes culturels minoritaires constitue une forme d’injustice spécifique qui appelle une réponse appropriée, au sens où elle ne sera pas résolue par la réaffirmation de l’égalité entre les individus mais passera par le rétablissement d’une égalité entre groupes (equality between groups) grâce à un nouveau type de droits, les droits culturels.

2.1. La situation minoritaire, une circonstance injuste

Il est fondamental de revenir à présent au concept d’égalité dans la mesure où ce sont bien les injustices subies par les membres des minorités culturelles qui motivent la démarche de Kymlicka. C’est le souhait de prouver que le libéralisme n’est pas voué à consacrer malgré lui la supériorité de la culture majoritaire qui le pousse à compléter cette philosophie politique par une théorie des droits culturels. Il s’agit à présent de comprendre comment il parvient à fonder le principe d’une défense des groupes culturels sans leur accorder un quelconque poids moral, ce qui contredirait automatiquement le respect inconditionnel dû à la personne que défendent les libéraux. Sa démonstration consiste à établir que c’est l’inégalité du rapport de forces existant entre les groupes, et non pas une valeur intrinsèque à chacun d’eux, qui crée une forme d’injustice que le système des droits individuels ne permet pas en l’état de combattre.

Comme le philosophe canadien Joseph Heath l’a montré104, le raisonnement de Kymlicka s’inscrit dans celui de Ronald Dworkin et dans la façon dont ce philosophe libéral conceptualise l’allocation égalitaire des ressources à partir du cas des goûts dispendieux105

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104 J. HEATH, « Culture : Choice or Circumstance », Constellations, vol 5 n°2 1998, p. 185. 105

Un des problèmes posés par les droits culturels consiste en effet à privilégier certaines catégories d’individus dans l’allocation des ressources disponibles. Kymlicka s’appuie sur l’exemple de la chasse chez les Indiens de la forêt boréale au Canada. Cette activité culturelle joue un rôle central dans l’organisation économique et symbolique de la communauté indienne. Or elle nécessite qu’on préserve de vastes étendues de forêt pour maintenir une population suffisante d’animaux sauvages. Défendre le contexte culturel des Indiens suppose donc qu’on leur accorde les moyens juridiques de préserver la forêt, en instaurant notamment un système de réserves qui interdit aux autres citoyens canadiens de devenir propriétaires ou de s’installer dans cette partie du territoire national. Cette inégalité de traitement est-elle légitime ? Le problème des goûts dispendieux offre une grille d’analyse intéressante pour tenter de répondre à cette question. La protection juridique dont bénéficient les Indiens entraîne en effet un coût spécifique : en préservant une organisation économique traditionnelle et en interdisant l’exploitation du territoire indien avec des méthodes modernes et productives, on crée en effet un manque à gagner pour l’ensemble de la population nationale. Certains peuvent dès lors estimer qu’un tel coût est illégitime parce qu’il relève de la catégorie des goûts dispendieux. Vouloir vivre de façon traditionnelle plutôt que moderne peut être comparé au fait de préférer boire des vins millésimés plutôt que du vin ordinaire. Le surcoût que de tels goûts impliquent relève d’un choix personnel et il n’y a pas de raison qu’une allocation équitable des ressources en tienne compte. Il serait illégitime, à l’évidence, de favoriser ceux qui ont des goûts de luxe dans la répartition des biens sociaux, sous prétexte que leur conception d’une vie réussie engage des frais plus importants que celles des autres. Pour Dworkin, si les libéraux défendent la liberté de choix, ils défendent aussi la responsabilité de chacun devant ses choix.

Toute réflexion sur la justice doit tenir compte des circonstances de justice et déterminer la façon la plus équitable de répartir les ressources disponibles. Pour résoudre le problème que posent les goûts dispendieux dans le cadre de cette réflexion, Dworkin détermine la légitimité du surcoût engagé selon qu’il dépend des choix ou des circonstances. Seuls les seconds, qui sont généralement liés à des handicaps physiques réclamant des infrastructures et des soins particuliers, doivent être dédommagés et justifient une distribution inégalitaire des ressources. Pour préciser ce qu’il entend par « choix », Dworkin s’appuie sur le concept d’identité.

Il suggère que si les agents « s’identifient » à leurs préférences, il faut alors considérer celles-ci comme des choix. Le gourmet « s’identifie » à ses préférences alimentaires, et ne chercherait pas à les modifier.

La personne qui souffre de graves allergies alimentaires, en revanche, ne s’identifie pas à ses préférences, qui peuvent être très coûteuses106.

Or il s’avère qu’ainsi définie, la distinction entre les choix et les circonstances ne permet pas de rendre compte des injustices subies par les minorités culturelles. Les Indiens en effet s’identifient à leurs traditions culturelles, comme l’amateur de grands crus s’identifie à ses choix gustatifs. Il n’en demeure pas moins que, dans le premier cas, l’activité valorisée engage une façon commune de voir le monde qui déborde le registre des goûts personnels. Comme le souligne Heath :

Chasser et poser des pièges n’est pas seulement quelque chose que les autochtones aiment faire. Cette activité joue un rôle important car elle soutient d’autres aspects essentiels à leur culture, à savoir principalement les structures réglant les accords entre les communautés voisines et le rapport à la nature qui inspirent les nombreux aspects de leur tradition spirituelle107.

Ce qui, d’après Kymlicka, oblige à ne pas considérer la volonté des minorités de préserver leur culture comme une forme de goût dispendieux, réside dans le niveau de contrôle qu’un individu peut exercer sur le surcoût engagé par ses choix. Kymlicka considère en effet que :

Les individus maîtrisent leurs goûts et peuvent être jugés responsables de ceux qu’ils choisissent de développer. Ce qui échappe à leur contrôle, c’est le nombre d’individus qui, dans la société, partagent le même type de préférence. Dans les cas où les préférences d’une personne s’expliquent par son appartenance à un certain groupe culturel et où elles le désavantagent en vertu du fait que son groupe constitue une minorité au sein d’une société plus large, alors il est juste de la dédommager des dépenses que la sous-représentation des préférences impose108.

En d’autres termes, il faut distinguer le cas où le coût élevé d’une activité s’explique par la nature même de cette activité et doit donc être intégré dans le choix, du cas où il procède d’une confrontation accidentelle entre différents types de préférences. Les grands crus sont des vins plus chers que les autres parce que leur production dépend de cépages rares, exige un savoir-faire particulier et nécessite un temps de bonification particulièrement long, autant de contraintes liées à la nature même du produit. En revanche, le mode de chasse indien n’est pas coûteux en tant que tel; il ne l’est que comparativement aux critères économiques d’une agriculture productiviste et intensive.

Heath remarque ainsi que les limites du raisonnement de Dworkin proviennent du modèle du marché qui l’inspire. Celui-ci considère en effet la loi de l’offre et de la demande comme la formalisation la plus intuitive du choix raisonnable : chacun doit trouver comment utiliser aux mieux les ressources disponibles en fonction de ses goûts et des coûts qu’ils engagent. Or,

106 Ibid., p. 186.

107 Ibid. 108

souligne Heath, les préférences des individus, notamment celles qui sont induites par leur contexte culturel, ne sont pas toujours répercutées dans l’équilibre de marché :

Certains types de préférences procurent des bénéfices que le marché des ressources n’intègre pas. C’est tout particulièrement le cas des préférences pour certains types d’activités sociales. Par exemple, il faut quatre personnes pour faire un bon poker, de même qu’il en faut quatre pour jouer au mah-jong. Le fait que je préfère ce jeu-ci crée un léger bénéfice externe pour ceux qui aiment jouer au mah-jong, parce qu’ils peuvent plus facilement trouver un partenaire de jeu. Cela peut ne jamais se traduire au niveau du marché des ressources, car ma préférence pour un jeu peut ne pas se prolonger en un désir de posséder un jeu de cartes ou de mah-jong. De la même façon, le fait de préférer parler anglais crée un bénéfice externe pour ceux qui parlent aussi anglais, par exemple en diminuant les coûts de transaction sur le marché des échanges. Ainsi nous pouvons tirer avantage du fait que les autres préfèrent les mêmes choses que nous. Dans la mesure où la culture joue un rôle dans la détermination de ces préférences, on peut dire que nous bénéficions du fait de vivre en compagnie des membres de notre culture109.

D’après l’analyse de Heath, les membres des minorités ne bénéficient pas dans les mêmes proportions que les membres de la majorité des bénéfices externes que procure le fait de partager les mêmes orientations culturelles que les autres. C’est tout simplement la situation d’infériorité numérique qui lèse les premiers. Kymlicka le montre en reprenant une expérience de pensée élaborée par Dworkin pour illustrer ce que doit être un partage égalitaire des ressources. Dworkin imagine des individus embarqués sur un navire qui font naufrage et qui se retrouvent sur une île déserte. Pour établir les nouvelles règles de vie de leur communauté, les passagers se répartissent un nombre égal de coquillages et doivent évaluer les ressources de l’île grâce à cette monnaie d’échange. Ce mode de fixation des prix permet à chacun d’évaluer le coût de son projet de vie et d’adapter ses choix aux circonstances de la vie sur l’île. D’après Kymlicka, la situation d’une minorité est comparable à celle d’un deuxième navire, plus petit que le premier, dont les passagers évalueraient aussi de leur côté le prix des ressources disponibles en fonction de leur projets et découvriraient par la suite seulement qu’ils ne sont pas seuls sur l’île. Les membres du second navire se sentiraient alors lésés à l’égard des membres du premier navire, non parce qu’ils envieraient les choix des premiers, mais parce qu’ils seraient obligés de dépenser plus de ressources que les autres pour pouvoir vivre selon leurs propres choix. Les membres de la minorité n’exigent donc pas un nouveau partage des ressources mais le même contexte de sécurité que les membres de la majorité. De même, les membres des peuples aborigènes au Canada « doivent utiliser leurs ressources afin de sécuriser le lien culturel qui donne sens à leurs vies, chose que les non-aborigènes obtiennent gratuitement. Et cela est vrai indépendamment du coût des choix que font en particulier les aborigènes comme les non-aborigènes110. »

109 Ibid., p. 190.

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Pour Kymlicka, le surcoût engagé par les pratiques culturelles minoritaires ne repose donc pas sur le contenu du choix mais sur l’existence d’une circonstance particulière, qui précède tout choix et qui place arbitrairement les membres de la minorité dans une situation d’insécurité identitaire. Il en résulte, dans la démonstration de Kymlicka, que ce ne sont pas les contextes culturels en tant que tels qui méritent d’être défendus mais seulement ceux qui sont en situation de minorité. Ainsi, « ce n’est pas qu’il existe un droit collectif à l’appartenance culturelle, dont la négation produirait de l’inégalité. Il faut plutôt considérer que les membres des minorités subissent parfois une inégalité, dont la rectification suppose des droits collectifs111. »

2.2. Les droits culturels

La situation de minorité culturelle constitue donc une sorte de handicap social qui appelle une forme de compensation. Néanmoins les préjudices subis par les minorités ne sont pas assimilables aux inégalités physiques. Le modèle de la rationalité économique qui sous-tend le débat sur les goûts dispendieux ne doit pas faire oublier que le bien culturel n’est pas monnayable. On peut toujours s’efforcer de compenser un handicap physique grâce à des infrastructures et à des soins particuliers, mais la perte d’un contexte culturel qui donne sens et motivation aux individus, qui permet le respect de soi et la sûreté psychologique est un bien premier non négociable. C’est pourquoi la défense des membres des minorités passe nécessairement, aux yeux de Kymlicka, par la formulation de droits culturels. Il en distingue trois formes.

D’abord, les droits à l’autogouvernement (Self-government Rights) accordés aux seules minorités nationales, prolongent le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, principe défendu au XIXe siècle par les nations européennes mais qui a été paradoxalement refusé aux nations intérieures.

Ensuite les droits polyethniques (Polyethnic Rights) permettent aux minorités issues de l’immigration de préserver certains traits de leur culture d’origine, notamment par le recours à des exemptions religieuses et culturelles. Les exemples les plus connus portent sur les codes vestimentaires et les jours fériés. Au Canada, les hommes de la communauté sikhe bénéficient d’aménagements juridiques afin de pouvoir porter leur turban et leur poignard traditionnels. Ils sont dispensés du port d’un casque lorsqu’ils font de la moto ou lorsqu’ils travaillent sur

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des chantiers de bâtiments et de travaux publics ; la réglementation sur le port d’armes ne les concerne pas. En Angleterre, les citoyens de confession juive ne sont pas obligés de fermer leurs commerces le dimanche. Quant aux citoyens de confession musulmane, ils ont le droit d’abattre le bétail selon le rituel halal qui est pourtant contraire à la réglementation nationale112. Aux États-Unis, les Juifs orthodoxes ont réclamé et parfois obtenu le droit de porter la kippah pendant leur service militaire.

Enfin, les droits de représentation spéciale (Special-Representation Rights) sont des droits temporaires qui visent à rétablir une représentativité politique quand certaines minorités sont manifestement sous-représentées dans les décisions collectives, notamment dans celles qui engagent le destin de leur communauté culturelle.

La distinction entre les deux premiers types de droits découle de la différence de statut entre les minorités nationales et les minorités ethniques. Pour Kymlicka, seules les premières forment encore des nations au sens sociologique du terme. En revanche, les secondes sont constituées d’individus ayant volontairement quitté leur nation d’origine. Les premières peuvent donc légitimement revendiquer un droit à l’autonomie qui peut aller jusqu’à l’indépendance politique, mais qui prend le plus souvent la forme d’un fédéralisme donnant à la communauté un contrôle sur le choix de la langue officielle, sur la politique d’immigration et de naturalisations, sur l’éducation. Les secondes en revanche n’ont aucun droit à l’autonomie, mais ont le devoir de s’intégrer à la culture dominante :

Il n’est pas injuste […] d’escompter une telle intégration, pour autant que les immigrants aient effectivement eu la possibilité de continuer de vivre dans leur culture. Étant donné le lien entre choix et