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Une scission du public et du privé non transposable au registre culturel

CHAPITRE 2 : ESPACE PUBLIC ET EGALITE CULTURELLE

1. L’illusion de la color-blind constitution

1.2.2. Une scission du public et du privé non transposable au registre culturel

Le modèle de la tolérance propose de résoudre les conflits nés de la diversité culturelle grâce à la distinction du public et du privé. Cette solution a été défendue par John Locke dans sa Lettre sur la tolérance (1689). En montrant l’incapacité du pouvoir politique à contrôler les croyances adoptées par chacun in foro interno, dans l’intimité de sa conscience, Locke exhorte les souverains à éviter des violences et des désordres inutiles, en renonçant à fonder l’autorité politique sur une vérité religieuse et morale. La tolérance religieuse repose donc sur la neutralité d’une sphère publique qui s’abstient d’interférer dans les convictions privées des individus. Or, si le pouvoir politique peut rester neutre à l’égard de croyances collectives, il n’en va pas de même quand il s’agit d’identités collectives.

Cette analogie est inopérante. Il est tout à fait possible pour un État de ne pas reconnaître une Église officielle, mais il ne peut pas, en revanche, éviter d’institutionnaliser au moins partiellement une culture lorsqu’il décide quelle sera la langue utilisée dans les écoles et les services publics. L’État peut (et doit)

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remplacer les serments religieux par des serments laïques, mais il est obligé de choisir une langue dans laquelle se dérouleront les procès100.

La critique s’appuie ici sur celle exposée préalablement à propos de l’approche « abstraite et éthérée » des phénomènes culturels. Pour Kymlicka, on ne saisit pas pleinement l’essence de l’identité culturelle si l’on se contente de la définir en se référant aux souvenirs et aux valeurs que partagent des individus. L’identité culturelle existe plus concrètement sous la forme d’une structure institutionnelle, « qui englobe (encompass) les sphères publique et privée », à l’exemple de la langue officielle d’une nation, et qui n’est donc pas privatisable à la manière des décisions prises in foro interno. L’orientation ethnique de l’État-nation est en effet empiriquement constatable : d’un point de vue linguistique, force est de constater par exemple que l’anglais est devenu la langue officielle des États-Unis suite à la domination historique des White Anglo-Saxon Protestants sur les minorités nationales (Indiens, Portoricains, Hawaïens) et sur les minorités issues de l’immigration asiatique et hispanique; de la même façon, en France, l’usage de la langue française s’est imposé contre les langues régionales et contre les patois populaires. D’autres signes identitaires tels que les drapeaux et les hymnes nationaux confirment l’orientation ethnique de l’identité nationale. Comment les Indiens d’Amérique peuvent-ils se reconnaître en effet dans le drapeau américain, dans la mesure où les douze étoiles symbolisent les colonies anglaises qui ont contribué au massacre de leurs ancêtres ?

L’exemple de la religion, pris par Kymlicka dans la citation précédente, mérite d’être approfondi de ce point de vue, car il relève à la fois de la liberté individuelle et de l’identité culturelle. On peut en effet s’intéresser à la religion tour à tour comme à un choix de conscience ou comme à un fait social qui se traduit par des coutumes, des rites, des habitudes. C’est pourquoi Kymlicka étend aussi à la religion sa conclusion à propos de la langue. La division du public et du privé qui fonde le modèle de la tolérance religieuse ne vaut en effet que pour la religion comprise dans le premier sens. Si l’on s’intéresse au contraire à la religion en tant que vecteur d’identité culturelle, une telle division n’est plus pertinente et la neutralité de la sphère publique devient un leurre. Le calendrier français n’est-il pas scandé par exemple de jours fériés de tradition chrétienne : Noël, Pâques, la Pentecôte, l’Ascension ? Cela ne remet pas en cause le principe de la séparation de l’Église et de l’État dans la mesure où ces jours fériés ont perdu leur caractère religieux pour la plupart des français. Il n’en

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demeure pas moins qu’ils appartiennent à une tradition culturelle qui ne fait sens que pour une partie du peuple français à l’heure actuelle.

On comprend alors l’hostilité de Kymlicka à l’égard de l’idéologie de la color-blind

constitution. Celle-ci fait croire à tort à la possibilité d’une neutralité ethnique de l’État

comparable à sa neutralité confessionnelle, alors que les décisions politiques déterminent nécessairement la forme de l’identité nationale :

Les décisions d’un gouvernement touchant la langue d’usage, les frontières administratives, les jours fériés et les symboles de l’État impliquent nécessairement que celui-ci reconnaît et favorise les intérêts et l’identité de groupes ethniques ou nationaux particuliers. Inévitablement, l’État fait la promotion de certaines identités culturelles qui, par là même, portent préjudice aux autres101.

Cette idéologie fait croire que le système de droits individuels permet à lui seul de garantir l’universalité de la citoyenneté, alors que les droits de l’individu n’existent jamais de façon parfaitement désincarnée et qu’ils sont toujours accordés à un corps politique doté d’une identité concrète. Comme le dit Kymlicka, « la citoyenneté est […] une notion intrinsèquement spécifique aux groupes (an inherently group-differentiated notion) 102 ». On n’accorde en effet les droits du citoyen qu’aux nationaux, c’est-à-dire non pas à des individus abstraits mais aux membres réels d’une communauté culturelle. Or, si cette communauté est culturellement hétérogène, que la nation politique est formée de plusieurs nations sociologiques, l’universalité de la color-blind constitution se transforme en une simple généralité, devient le privilège juridiquement institutionnalisé de l’identité culturelle majoritaire sur les identités culturelles minoritaires.

Pour Kymlicka, il faut donc renoncer à l’idée que le respect de la diversité culturelle puisse être fondé sur le modèle de la tolérance religieuse. Mais il reste à comprendre comment l’égalité civique peut être garantie malgré la nécessaire orientation ethnique de la sphère publique. Si le système des droits individuels ne suffit pas, est-on obligé de revenir à une forme de droits collectifs ? Ne retombe-t-on pas dès lors dans les contradictions évoquées plus haut ?

101 Ibid., p. 158 (p. 108).

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