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La nation, entre corps politique et communauté culturelle

CHAPITRE 2 : PASSIONS ETHNIQUES ET IDENTITE NATIONALE DANS LA COMMUNAUTE DES CITOYENS

1. La nation est une « communauté de citoyens »

1.2.3. La nation, entre corps politique et communauté culturelle

En cherchant à combiner les enseignements de la sociologie classique avec les études récentes sur le nationalisme, Schnapper espère concilier la dimension politique de l’idée de nation avec sa nature communautaire. La nation est, selon son expression, une « communauté de citoyens ». Elle désigne le type de groupe culturel qui est essentiellement lié au statut civique. Bien que ce statut soit défini en des termes universels, il s’applique à des sociétés historiques particulières. Bien qu’il s’exprime en des termes rationnels, il s’actualise grâce à des sentiments collectifs sans lesquels une société démocratique ne pourrait exister. Pour Schnapper en effet, « aucune société ne peut négliger d’entretenir entre ses membres un lien, qui ne peut être que de type “communautaire” ou “ethnique”, c’est-à-dire direct et affectif82

. »

Il paraît inévitable que, pour assurer son existence et sa vitalité, la nation construise et entretienne des éléments d’ordre ethnique. Paradoxalement, pour créer une nation civique, dont l’ambition est rationnelle, comme l’a justement noté Ernest Gellner, les nationalistes inventent des arguments ethniques, race, langue, religion ou culture et contribuent à les créer ou à les entretenir. Les nations ont toujours réinventé un ensemble de mythes et de valeurs ethniques, elles ont besoin d’un territoire sacré, de héros et d’âge d’or, bref elles suscitent une forme d’ethnicité, qui nourrit chez les nationaux le sentiment de leur appartenance au collectif. L’invention de la tradition est une condition de l’existence de toute nation83

.

Le passage qui précède s’inspire clairement de la grille d’analyse de Weber. « L’existence et la vitalité » d’une nation dépendent du processus de communalisation tel que ce dernier le définit. L’identité nationale relève d’une croyance collective en un héritage commun, qui

82 D. SCHNAPPER, La relation à l’autre, op.cit., p. 445. 83

s’appuie sur certains traits culturels ou sur certains symboles historiques et qui suscite un fort sentiment d’attachement chez les individus.

Bien qu’elle soit indissociable du projet démocratique, l’appartenance à la nation relève donc autant du sentiment véhiculé par l’identité commune que du choix rationnel des citoyens. À ce titre, la nation diffère du peuple, comme le souligne Patrice Canivez. Le peuple désigne en effet « la communauté présente des citoyens84 », alors que « la nation est une communauté historique qui embrasse toute la suite des générations85 ». D’après Canivez, cette distinction invalide la pertinence de la formule de Schnapper pour définir la nation. Celle-ci déborde le peuple qui est la seule véritable « communauté des citoyens » ; leur confusion risque de compromettre le respect de la volonté générale dans la mesure où on a souvent tendance à hypostasier la nation, en la considérant comme « une personnalité supra- individuelle, dotée d’une histoire et d’une volonté propre, assignant aux individus l’orientation de leurs actions86

». Un homme providentiel ou des représentants qualifiés sont susceptibles de comprendre ce qui est bon pour la nation ; en revanche, seul le suffrage universel permet de dégager ce qui est bon pour le peuple. Or il nous semble que Schnapper ne méconnaît pas la distinction soulignée par Canivez. Elle affirme seulement que le sentiment de former un peuple se nourrit de celui d’appartenir à une nation et que la « communauté présente » n’existe qu’en vertu de la croyance en une communauté historique. La rationalité du projet civique ne s’actualise d’après elle que dans le cadre de la communauté de type ethnique que l’affect national contribue à cimenter.

Pourtant, si la communauté nationale repose sur un lien de type ethnique, indissociable de l’attachement affectif à un certain héritage culturel, elle n’en conserve pas moins une originalité irréductible. Les nations modernes, par delà la diversité des situations historiques, sont fondées sur le principe de la souveraineté populaire. Reprenant les analyses de Marcel Mauss87, Schnapper rappelle qu’elles ne se contentent pas d’établir une plus large intégration politique, au sens où leur apparition historique est étroitement liée à la centralisation étatique et à la rationalisation administrative, mais que leur originalité consiste avant tout à consacrer l’égalité politique des citoyens et à penser la loi comme l’œuvre de la volonté générale. En ce

84 P. CANIVEZ, Qu’est-ce que la nation ? Paris, Vrin « Chemins philosophiques », 2004, p. 18. 85 Ibid.

86 Ibid. 87

sens, les nations sont les formes historiques d’un même idéal politique, la démocratie : « La démocratie moderne est née sous forme nationale88. »

Pour Schnapper, ce constat interdit de confondre la nation avec les ethnies. Contrairement à ce que suggère l’analyse de Kymlicka, elle insiste sur le fait que « la citoyenneté, à la différence de l’identité ethnique n’est pas fondée sur l’identité culturelle89

». Si le sentiment de partager une même identité culturelle contribue à cimenter les nations démocratiques, cette identité commune n’est pas leur raison d’être. Alors que les identités ethniques se forgent en affirmant leur différence, l’identité nationale est essentiellement tournée vers l’universel. Le principe civique qui la fonde est en effet la traduction politique d’un principe moral qui affirme l’égale dignité des personnes. La citoyenneté nationale prétend à ce titre institutionnaliser l’idée d’humanité et repose donc sur une notion très large de l’identité. Elle définit le citoyen comme un individu abstrait, non pas pour nier l’identité qui le caractérise en tant qu’individu mais pour affirmer le respect qui lui est dû en tant qu’homme. En ce sens, la citoyenneté nationale s’inscrit dans une logique universaliste qui déborde largement le cadre des nations :

Le projet national est universel, non seulement en ce qu’il est destiné à tous ceux qui sont réunis dans la même nation, mais aussi parce que le dépassement des particularismes par le politique est, en principe, susceptible d’être adopté dans toute société. L’universalité est l’horizon de l’idéologie de la liberté et de l’égalité postulée des individus, fondatrice de l’idée de nation90.

L’universalisme de la citoyenneté nationale se caractérise ainsi chez Schnapper par sa dynamique temporelle. La sociologue associe de façon récurrente l’ethnique à la notion d’héritage : les membres d’une ethnie ont le sentiment de partager une histoire commune et leur identité culturelle est indissociable de cette référence au passé. L’affirmation de la différence culturelle, c’est-à-dire le particularisme inhérent à la logique ethnique, conduirait donc inévitablement au traditionalisme. À l’inverse, Schnapper tourne la communauté nationale vers l’avenir, en montrant que l’idée de nation est indissociable du « projet politique91 » que représente la citoyenneté moderne. Cette notion lui permet en effet d’articuler la spécificité des situations nationales et l’idéal démocratique au sein d’une évolution progressiste. Si l’institutionnalisation de l’égalité politique varie en fonction de chaque histoire nationale, ces différences concrètes doivent être interprétées comme les manifestations d’un même processus d’universalisation. Dès lors, la base ethnique de la

88 D. SCHNAPPER, La communauté des citoyens, op.cit., p. 13. 89 Ibid., p. 140.

90 Ibid., p. 50. 91

nation prend un tour particulier : le sentiment qu’ont les nationaux de partager une histoire commune n’est pas tourné vers le passé, ni limité à la préservation d’une authenticité culturelle ; cette histoire devient celle d’un projet à réaliser autour duquel la cohésion nationale peut se forger. Mais ce projet ne se confond pas avec un idéal abstrait. Schnapper insiste sur sa dimension concrète en rappelant que chaque projet national a été porté par des groupes spécifiques, par exemple par les aristocrates enrichis par le commerce en Angleterre, par les colons britanniques aux États-Unis, ou encore par les sionistes en Israël, et qu’il a été mis en oeuvre à chaque fois par des institutions spécifiques. En associant étroitement ces particularités nationales à l’idée du principe civique, au sein de la notion de projet politique, Schnapper refuse de les considérer comme des particularismes, préférant voir en elles les diverses manifestations d’une même progression vers l’idéal démocratique.

Pour conclure, on peut donc dire que Schnapper défend la portée ethnique du lien national tout en invoquant le principe civique pour désamorcer les dangers de la communalisation ethnique. Alors que la logique ethnique, vouée au culte des particularismes, est structurellement exclusive, la citoyenneté est « un principe d’inclusion potentielle92 ». Le droit à la nationalité, qui montre que « tout État démocratique prévoit que l’étranger puisse se voir reconnaître le droit d’entrer dans la communauté politique, moyennant le respect d’un certain nombre de conditions fixées par le droit93 », trace la frontière entre la logique particulariste de l’ethnie et la dynamique universaliste de la nation.

Si l’on définit comme « ethnique », l’appartenance à une collectivité historique, qui a conscience d’elle- même, mais qui n’est pas reconnue comme entité politique souveraine dans l’ordre international, la nation est par définition plus ouverte aux étrangers que les groupes ethniques. On peut acquérir la nationalité française, suisse ou allemande par naturalisation, même si les exigences imposées au candidat sont, dans chaque cas, différentes. En revanche, on appartient au peuple corse, par exemple, par sa naissance, on ne peut pas devenir corse. Si la Corse était constituée en nation souveraine, elle ne pourrait pas ne pas prévoir les modalités, juridiques et administratives qui permettraient à certains individus d’acquérir la nationalité94.

C’est donc le statut politique de la nation qui, d’après Schnapper, sauve celle-ci de l’exclusivisme ethnique. Reconnue comme une entité autonome sur la scène internationale, capable de diriger son destin, la communauté nationale serait prédisposée à accueillir l’étranger, dépassant ainsi les limites du lien affectif qui la fonde en tant que communauté. Et de même, à l’intérieur de ses frontières, le choix politique de créer un espace public neutre, qui transcende les différences concrètes des individus, engagerait spontanément la

92 D. SCHNAPPER, La relation à l’autre, op.cit., p. 445. 93 Ibid., p. 449.

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communauté nationale dans un cercle vertueux, où le sentiment identitaire resterait ouvert et fonctionnerait en quelque sorte comme le catalyseur du processus d’institutionnalisation de l’humanité. La position de Schnapper consiste donc en définitive à articuler la perspective de Durkheim à celle de Weber : si le premier a mis en évidence le pouvoir d’émancipation des États démocratiques, c’est le second qui a insisté sur la permanence d’un lien ethnique entre les citoyens. Pour Schnapper, ce lien ethnique garde toutefois une dimension spécifique du fait de son lien avec le projet civique. Dans la mesure où la nation fonde une communauté qui dépasse l’échelle individuelle, qui repose de plus en plus sur la médiation indirecte du droit et non sur la reproduction spontanée des coutumes, elle semble offrir la possibilité d’une ethnicité ouverte et inclusive.