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Chapitre 1 : Du texte au genre

2. La littérarité

2.5. Le texte littéraire

2.5.1. Un texte qui ne se prête pas facilement à la compréhension

Pour Bellemin-Noël (1994 : 155) le texte littéraire est celui qui « résiste à l’envahissement complaisant du lecteur ». Le texte qui mérite le titre de littéraire ne doit pas s’offrir au lecteur facilement.

2.5.2. Un texte qui demande de l’inspiration

De l’inspiration, l’écrivain en a besoin pour écrire son œuvre, c’est sa matière, comme en témoigne le passage en gras de cet extrait du roman Alabama song de Leroy :

Lui : « C’est le mien ! C’est mon éditeur ! »

Moi : « …tes droits sur moi sont forclos, et tu ne peux pas m’interdire de la publier. »

Lui : « Je suis le chef de famille, non ? J’ai le droit…. J’ai le devoir de protéger ma fille… de protéger notre nom… de protéger notre argent. »

Moi : « Quel argent ? On est rincés, mon vieux, complètement à sec. »

Lui : « J’ai le droit. C’est moi l’écrivain et le chef… Ces épisodes-là que tu évoques dans ton torchon, ils sont à moi…., ils appartiennent à mon roman, tu n’avais pas le droit de les prendre. »

76 Lui : « Tu voles ma matière. De quoi allons-nous vivre, si tu di…dilapides mon inspiration,

si tu bousilles l’outil de travail ? »

Moi : « Quelle inspiration ? Quel roman ? Tu parles de ce brouillon qu’on attend depuis dix ans et qui avance d’une ligne chaque mois ? »

Lui : « Tu es une voleuse. Une cinglée et une vandale. Qu’est-ce que tu crois ? Que personne ne verra que tu m’as copié ? Que personne ne comprendra que ce délire sur papier sort tout droit de l’asile ? Tu ne peux t’empêcher de tout casser. C’est plus fort que toi. Mais moi je vais t’en empêcher… » (Leroy 2007 : 146).

2.5.3. Un texte polysémique

Le discours littéraire est connu pour être polysémique et c’est cette caractéristique linguistique qui l’oppose au discours quotidien qui est en général monosémique. Cette particularité est essentielle au discours quotidien, faute de quoi, comme l’affirme Seoud, (1997 : 45) il n’y aurait pas de communication du tout (tout au moins au sens strict du terme) tandis que le discours littéraire cesserait de l’être si son sens était fixé. Dans cette optique théorique Kristeva déclare : « Certains sémioticiens soviétiques, par exemple, dont les recherches s’inspirent de la théorie de l’information, remarquent que serait littéraire le discours qui n’a pas épuisé son entropie, autrement dit le discours dont la probabilité de sens est multiple, non close, non définie. Une fois l’entropie épuisée, donc le sens fixé, le discours cesse d’être reçu comme littéraire. » (citée par Seoud 1997 : 48) Seoud ajoute que des textes peuvent être plus littéraires que d’autres, et ce, en fonction de leur charge polysémique : « Plus le texte est polyphonique, plus il est littéraire, et réciproquement, moins il est polysémique, et plus il se confondra avec les textes de la quotidienneté pure » (1997 : 48). C’est cette caractéristique qui fait que le même texte peut avoir des lectures plurielles d’un lecteur à l’autre comme si « les uns et les autres n’avaient point affaire au même texte, ou lisaient un texte différent » (Seoud 1997 : 55).

2.5.4. Un message autotélique

La littérature « est du langage non instrumental, dont la valeur est en lui-même » ou, comme le dit Novalis, « une expression pour l’expression » (cité par Todorov 1978 : 18). La fonction poétique est celle qui met l’accent sur le « message » lui-même. Cette fonction du langage est l’une des six indiquée par Jakobson qui l’a définie comme étant « une focalisation sur le

77 message en tant que tel » (cité par Aron 1984 : 36). Pour Aron, cette définition reprend en partie l’affirmation traditionnelle que « l’objet esthétique a une valeur en soi, n’est pas asservi à des fins utilitaires quelconques, mais possède ce que Kant dans sa Critique de la faculté de juger appelait « la finalité sans but » » (1984 : 36). Selon Aron, la distinction établit par Jakobson entre les messages selon que ceux-ci comportent comme dominante une des six fonctions du langage n’est qu’ une opposition à deux termes, d’un côté, le message à dominante de la fonction poétique qui se vise lui-même et qui est donc un message autotélique et, d’un autre côté, le message à dominante d’une des autres fonctions, qui, prioritairement « vise son extériorité, laquelle peut être soit le contexte, soit l’émetteur du message, soit son récepteur, soit encore le code ou le contact : message référentiel » (Aron, 1984 : 23). La littérature serait par conséquent une pratique autotélique, conception largement répandue vers le milieu du XXe siècle. Meyer, quant à lui, annonce que le discours devient littéraire dès que « naît la nécessité d’exprimer quelque chose qui n’est pas dit quand nous employons le langage au sein du monde réel, pour nous référer à lui. » (1992 : 114).

La notion d’autotélisme est très importante dans notre recherche, d’une part, car elle met en avant l’essence même de l’écriture littéraire qui en fait un genre à part et, d’autre part, car nous la confronterons avec un autre concept qui lui est totalement opposé et qui est également inhérent à la littérature, à savoir, l’illusion référentielle.

2.5.5. La littérature : un artefact

« Il n’est de littérature que volontaire » : cette phrase de Queneau exprime que toute littérature est évidemment une intention (cité par Le Tellier 2006 : 46). La littérature est ainsi par nature un artefact. Genette, dans L’œuvre de l’art, définit de manière générale l’œuvre d’art comme un « objet esthétique intentionnel », c’est-à-dire un « artefact (ou produit humain) à fonction esthétique » ; la qualité de cette œuvre d’art n’est pas prise en compte puisque « le plus mauvais sonnet […] reste de la poésie pour la simple raison qu’il ne peut être rien d’autre » (ibid.).

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2.5.6. La référencialité

2.5.6.1. Un référent différé, un texte littéraire désancré

Le désancrage référentiel est l’une des spécificités le plus souvent reconnue au texte littéraire. Pour Jakobson (cité par Aron 1984 : 24), c’est le caractère non référentiel qui fait la suprématie de la fonction poétique. C’est ce que Pingaud relève quand il dit : « Le propre du discours littéraire est d’être hors situation. » (cité par Aron 1984 : 24) C’est encore ce qu’exprime Arrivé : « Le texte littéraire a donc un référent. Mais ce référent n’est que simulacre : le texte littéraire n’a donc pas de référent. » (cité par Aron 1984 : 24) Par ailleurs, le texte littéraire se caractérise par sa communication différée car cet acte se fait hors situation : « Le texte littéraire est situationnellement désancré, ses référents ne renvoient pas à des réalités situées dans l’existence. » (Aron 1984 : 25)

2.5.6.2. Un désancrage référentiel par le changement de support

Un autre critère de littérarité consiste dans le désancrage du texte littéraire par rapport à « l’existence », c’est-à-dire qu’il est possible de procéder à des « littérarisations ». En d’autres termes, il est possible « de convertir des énoncés quelconques en texte peu ou prou « littéraires » » (Aron 1984 : 26). C’est le cas, par exemple, du « ready made » linguistique confectionné par Breton avec la page de l’annuaire téléphonique de la Seine consacrée aux Bretons et qui est devenue poème par vertu d’un titre, PSTT, d’une signature, Breton ( André), apposée sur ce seul texte à la suite de sa dernière ligne, et de sa publication dans un recueil de poèmes. Selon Aron (1984 : 26-27), ce texte n’a pas seulement acquis une considérable notoriété, mais il a pu être considéré comme un des sommets de la poésie et de la littérature : un texte a été extrait de sa situation référentielle et a donné naissance à un texte ayant pris place dans le corpus littéraire. Culler considère que cette opération peut créer des problèmes pour une délimitation de la littérature car « la notion de littérarité est une fonction des rapports différentiels du discours littéraire à d’autres discours plutôt qu’une qualité intrinsèque » (1989 : 39). Il illustre son propos en évoquant un morceau de la prose journalistique disposé sur une page en forme de poème et fait remarquer l’apparition de certaines qualités qui sont dans le texte :

79 Une automobile

Roulant à cent à l’heure s’est jetée Sur un platane

Ses quatre occupants ont été Tués (Genette, 1969, 150)

Le fait divers transformé en poème change de caractère car, pour Culler, « Hier » ne se rapporte plus à une seule date mais à tous les hier et connote, par conséquent, un événement fréquent, non extraordinaire. « S’est jetée », par exemple, prend une nouvelle force, comme si la voiture avait une volonté. Le style du reportage et le peu de détails peuvent même indiquer une attitude de résignation. À un autre niveau, Culler (1989 : 40) précise qu’on pourrait trouver dans le choix du sujet un commentaire sur le lyrisme où la tragédie prend cette forme banale. Ainsi, les éléments d’un manuel de bricolage ou d’un essai anthropologique insérés dans un roman de Pérec deviennent textes littéraires par l’acte créateur de l’écriture. L’extrait de l’annuaire téléphonique présenté sous le titre Pstt dans une revue poétique par Breton est lu comme poème. Foucault annonce qu’une « phrase ne constitue pas le même énoncé, si elle est articulée par quelqu’un au cours d’une conversation, ou imprimées dans un roman ; si elle a été écrite un jour ; il y a des siècles, et si elle réapparait maintenant dans une formulation orale » (cité par Adam 2002 : 88) même si cette phrase est composée des mêmes mots, chargée exactement du même sens, maintenue dans son identité syntaxique et sémantique : « Les coordonnées et le statut matériel de l’énoncé font partie de ses caractères intrinsèques. En changeant de support, le sens textuel change. » (Adam 2002 : 89) L’art littéraire est bien une « transformation des intentions pratiques en intentions esthétiques : le moyen devient but » (Adam 1996 : 253) ; à cet effet, Cendrars reprend presque mot à mot un fait divers du journal Paris-Midi du mercredi 21 janvier 1914 pour en faire le dixième de ses Dix-neuf poèmes élastiques (cité par Adam 1996 : 253).

À cette tentative de clarification, une question se pose : pourquoi les poètes éprouvent-ils le besoin d’extraire des énoncés utilitaires de leur formation discursive d’origine pour en faire des poèmes ? Pour Adam (1996 : 254), c’est justement pour nous aider à comprendre la spécificité du fait littéraire. Ricoeur et Pavel (cités par Adam 1996 : 255) annoncent que l’intentionnalité esthétique évoquée par Bally est inséparable des variations imaginatives de la réalité que le fait littéraire autorise tant à la production qu’à l’interprétation.

Le texte littéraire se caractérise par sa matérialité discursive (Adam 2002 : 89), mais sa spécificité peut être présente ailleurs.

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