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Les critères de littérarité : tentative définitoire

Chapitre 1 : Du texte au genre

2. La littérarité

2.3. Les critères de littérarité : tentative définitoire

2.3.1. Le critère sociétal

Viala note que la littérature n'est unifiée ni en synchronie ni à travers le temps et encore moins à travers l'espace géographique et culturel. En effet, si des discours entrent en littérature, comme c’est le cas des Lettres de Madame de Sévigné d'autres en sortent également, L'Oraison funèbre en est un exemple, d'autres se situent à la frontière de ce qui est littéraire ou pas : les écrits non fictionnels de Voltaire ou Le Temps des cathédrales de Duby. En fait, la littérature est un « objet dont les variations ne tiennent pas seulement à des paramètres internes, mais sont aussi des enjeux de conflits, et les conflits sur les définitions du littéraire font partie des phénomènes à étudier » (Viala cité par Adam et Cordonnier 1995 : 44). Ainsi, le phénomène littéraire ne peut prétendre à l’éternité et à l’universalité comme le proclamaient certains formalistes : « Ce qui est « fait littéraire » pour une époque, sera un phénomène linguistique relevant de la vie sociale pour une autre et inversement, selon le système littéraire par rapport auquel ce fait se situe. » (Tynianov cité par Aron 1984 : 19) La littérature n’est rien d’autre que ce qu’une société donnée traite comme de la littérature, elle n’est ainsi qu’ « un ensemble de textes que les arbitres de la culture – les professeurs, les écrivains, les critiques, les académiciens – reconnaissent comme appartenant à la littérature » (Culler 1989 : 32). À cet effet, Canvat (1999 : 85) annonce que la question de la spécificité de la littérature semble bien liée à des décisions institutionnelles.

2.3.2. Critère lié à la langue utilisée

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.3.2.1. Un langage présent dans tous les discours

La littérature a été caractérisée par le type de langue utilisé, le « registre » mis en jeu : certains mots, certaines constructions seraient réputés plus littéraires que d’autres parce qu’ils sont le plus souvent employés dans des contextes reconnus comme littéraires. Pourtant, Claudel affirme : « Les mots que j’emploie, ce sont les mots de tous les jours (..). Ce sont vos phrases

70 mêmes. Pas aucune de vos phrases que je ne sache reprendre. » (Claudel cité par Besse 1982 : 56) Pour Kristeva, « le langage littéraire ne présente pas de particularités trop différentes de celle du langage de la communication » (1981 : 289) ; elle ajoute qu’ « une lecture superficielle en effet ne découvre pas de différences frappantes entre le langage d’un roman réaliste et celui de la communication courante, sauf bien sûr une différence de style. » (1981 : 289). Elle oppose des genres entre eux à partir du signifiant en observant que « certains genres comme l’épopée ou le roman n’ont pas pour fonction primordiale de désarticuler le signifiant, comme c’est le cas pour la poésie et surtout pour la poésie moderne ». Dans le même sillage, Mitterand constate (1969 : 12), en laissant de côté le vers régulier que son code particulier marque ipso facto comme énoncé littéraire et les textes constitués en totalité ou partiellement d’unités graphiques inventées, et en ne raisonnant que sur la prose en tant que « type de discours dont la production ne dépend d’aucune règle concernant les séquences de syllabes, la distribution des accents ou celle des syllabes homophones, la déformation des mots courants ou l’invention de modèles lexicaux inédits » que, parmi l’immense production en proses écrites de tous ordres, un certain nombre sont proposées au public et reçues par lui comme des proses littéraires et classées comme telles dans les bibliothèques ou les bibliographies par opposition aux proses considérées comme non littéraires. Il se demande sur quels critères repose cette bipartition d’autant plus qu’en tirant au hasard des phrases littéraires d’un recueil de textes du XX ͤ siècle et des phrases non littéraires tirées de la presse contemporaine, il remarque que les règles de la syntaxe, l’agencement des propositions de la phrase, l’emploi sémantique des mots, sont identiques dans les deux corpus. Il n’existe donc pas deux manières de construire l’attribut du sujet ou la proposition subordonnée temporelle, une littéraire et une non littéraire et Mitterand en conclut que tous les types de phrases du texte d’art peuvent se retrouver dans le texte banal, et inversement. L’opposition entre le littéraire et le non-littéraire n’est pas linguistique : « On peut trouver des phrases littéraires plus riches en « mots sauvages », en mots statiquement étrangers au français fondamental et ses entours : chez les décadents, par exemple. On peut également aligner des phrases à la syntaxe contournée, entortillées, avec des tournures archaïques ou une prédilection marquée pour certaines constructions. On citerait d’ailleurs des milliers de phrases moins élégantes, et qui pourtant sont du français littéraire. » (Mitterand 69 : 13) Par ailleurs, la communication littéraire s’appuie sur une langue commune dont la création artistique ne s’écarte que par degrés : « Les créations littéraires ne nous seraient pas accessibles, si elles n’entraient pas en nous, au moins en partie, par les moyens d’expression que nous comprenons et que nous employons sans cesse. » (Bally cité par Adam 1996 : 239)

71 Frye, dans son livre systématique Anatomy of criticism, déclare que « nous n’avons pas de vrais critères pour distinguer une structure verbale littéraire d’une qui ne l’est pas » (cité par Culler 1989 : 31). Il faut admettre, selon les termes de Genette, que « si la littérarité se définit en fonction de la non-littérarité […] en revanche aucune définition stable ne peut nous en être donnée » (cité par Le Tellier 2006 : 43-44). Toutefois, certains critères permettent bien de distinguer le texte littéraire de celui qui ne l’est pas.

2.3.2.2. Un langage spécifique à la littérature

En écrivant le français comme tout le monde, Balzac n’en est pas moins un écrivain et a donc sa propre écriture ce qui revient à dire « que son originalité ne tient pas au extraits de son discours, et qu’en somme, si son français est littéraire, ce n’est pas parce que sa phrase diffère de la phrase banale dans les règles linguistiques de sa genèse, mais parce qu’elle contient des caractéristiques qui transcendent sa structure linguistique, sa nature de phrase » (Mitterand 1969 : 13-14). Mitterand affirme que la « littérarité est donc à chercher au-delà des limites de la phrase car les traits de littérarité d’un élément de discours quelconque résident dans ses relations avec le reste du discours plus que dans sa propre forme linguistique » (ibid.). Il ajoute que c’est par le contenu que s’opposent le littéraire et le banal ou plutôt par la forme du contenu. Par forme du contenu il entend « non pas la substance de l’événement, le donné extérieur au texte, le pré-texte, mais la traduction qu’en propose l’écrivain, et qui épouse les formes, les lignes de force de son intuition, de sa sensibilité, de son imagination » (1969 : 14). Puisque, selon Mitterrand, « l’œuvre n’est point le réel, mais sa fiction, sa simulation, sa fabulation, tout entière faite de mots, c’est le mécanisme de cette médiation, opéré par le langage de l’avant, qui crée – ou ne crée pas- la littérature » (ibid.). Il ajoute également qu’il n’y a pas d’importance si le code grammatico-lexical utilisé s’éloigne ou non du code usuel car « de toute manière, les éléments et les relations qui constituent le texte d’une œuvre ou d’un fragment d’œuvre dessinent une structure spécifique » (1969 : 16). Il affirme, entre autres, que c’est en ce sens que le discours littéraire a pu être caractérisé comme un message qui engendre son propre code, c’est-à-dire, un discours qui engendre « son propre programme et ses propres règles de production du sens à partir d’un niveau quelconque de l’idiome » (ibid.). Pour Mitterrand, la littérature peut donc se découvrir partout, même dans le jargon, pourvu que ce jargon, malgré tout, sécrète du sens. Dans cette perspective, Bakhtine a soutenu, contre les formalistes, que « la parole ordinaire mettait en œuvre les mêmes procédés

72 que la parole poétique, les mêmes jeux métaphoriques, le même ludisme, mais que ce qui les différenciait avait trait à leur fonction pragmatique et sociale et à leur réception » (Bakhtine cité par Todorov cité par Robin 1989 : 46).

Valéry apporte une autre pierre à cet édifice en considérant que « la littérature est, et ne peut être autre chose qu’une sorte d’extension et d’application de certaines propriétés du Langage » (1957 : 1440). En effet, elle se distingue du discours ordinaire en s’appropriant des procédés phoniques et des possibilités rythmiques du parler qu’elle classe et organise pour en faire, par la suite, « un emploi systématique, strictement défini » (ibid.). La Littérature ne s’arrête pas là puisqu’il « lui arrive aussi de développer les effets que peuvent produire les rapprochements de termes, leurs contrastes, et de créer des contractions ou user de substitutions qui excitent l’esprit à produire des représentations plus vives que celles qui lui suffisent à entendre le langage ordinaire » (ibid.). Il s’agit du domaine des figures. En se référant toujours à Valéry, le langage est donc pour la littérature à la fois la substance et le moyen de toute création et composition d’ouvrages ce qui lui confère le nom de Poétique.

2.3.2.3. L’écrivain et sa marque personnelle

L’écrivain imprime à son texte sa marque personnelle, et ce, selon Souchon et Albert (2000 : 16), en s’appropriant des « procédés crées ou parfaits par ses prédécesseurs » et en innovant et songeant dans des voix nouvelles. Pour Souchon et Albert, il s’agit d’un mouvement dialectique qui va du « topos » à l’ « idiolecte ». Ils entendent par « topos » « une représentation plus ou moins stéréotypée d’un élément descriptif ou narratif. Ces éléments se transforment peu à peu en modèles d’organisation du discours, susceptibles d’être repris, devenant ainsi le stéréotype d’un genre particulier » (2000 : 16). L’écrivain élabore l’originalité de son écriture en, d’une part, s’appropriant les « topoï » et, d’autre part, en les renouvelant. Albert et Souchon définissent (2000 : 17) l’ « idiolecte » comme étant l’écriture qui caractérise un écrivain. En littérature, l’idiolecte littéraire est la mise à jour « de nouvelles puissances grammaticales ou syntaxiques » qui fait tout le style de l’écrivain. Celui-ci emploie ainsi la langue « dans une intention esthétique et non pas dans une intention pratique » et dont la finalité est l’écriture. La littérature est ainsi « une sorte de langue étrangère, qui n’est pas une autre langue, ni un patois retrouvé, mais un devenir-autre de la langue […]. Elle opère une décomposition ou une destruction de la langue maternelle, mais aussi l’invention d’une nouvelle langue dans la langue, par création de syntaxe » (Deleuze cité

73 par Albert et Souchon 2000 : 19). C’est par le travail d’écriture de l’écrivain, selon des modalités de transposition ou de reformulation, que les genres du discours premier sont transformés en genres du discours second. Ces deux types de discours, comme nous l’avons déjà précisé, ont été distingués par Bakhtine. Il propose que les « genres du discours premier » sont ceux des échanges verbaux spontanés (conversation, salutations..) et que les « genres du discours second », principalement écrits, font l’objet d’échanges dans un espace socioculturel donné dont fait partie le discours littéraire. C’est toujours dans le même esprit que Barthes (cité par Seoud 1997 : 47) opposera la notion d’écrivain à celle d’ « écrivant ». Pour lui, celui qui écrit pour « dire quelque chose » n’est pas un « écrivain », mais un « écrivant », car « pour l’écrivain, écrire est un verbe intransitif » ; il explique que « les écrivants, eux, sont des hommes « transitifs », ils posent une fin (témoigner, expliquer, enseigner) dont la parole n’est qu’un moyen ; pour eux, la parole supporte un faire, elle ne le constitue pas » (ibid.). Riffaterre (1979 : 8-12) considère, quant à lui, que c’est l’unicité du texte qui fait sa littérarité et énonce que le propre de l’expérience littéraire « c’est d’être un dépaysement, un exercice d’aliénation, un bouleversement de nos pensées, de nos perceptions, de nos expressions habituelles ». Le texte littéraire est, en effet, « construit de manière à contrôler son propre décodage, c’est-à-dire que ses composantes n’ont pas le même système de probabilité d’occurrence que dans la communication ordinaire » (ibid.). Il considère ainsi le style d’un texte comme un dialecte ou un sous-code.