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Chapitre I : Mise en place de l’enquête de terrain et méthodologie

D) Mise en place du terrain d’enquête

3) Un terrain négocié

La première prise de contact se faisait généralement avec le médecin chef de service, sauf pour l’un des sites, où mes premiers échanges se sont déroulés avec une personne attachée à la direction. Lorsque le médecin chef de service me donnait un accord de principe, je me tournais alors vers la direction. L’accord de celle-ci était systématiquement conditionné par la validation du projet par le comité d’éthique de l’hôpital. Lorsque les membres de celui-ci avaient validé le protocole, la direction me donnait alors son accord pour la mise en place du projet sur le site. Une réunion rassemblant la direction, le médecin chef de service et, selon les cas, certains membres de l’équipe du service,

Bien qu’aucun dispositif légal ne prévoie expressément - ni en France ni en Belgique - que des

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restrictions ou privations de liberté puissent être imposées aux patients hospitalisés en raison de leur état de vulnérabilité , force est de constater que 5 des 6 services dans lesquels l’enquête s’est déroulée étaient pourtant bel et bien dotés d’un dispositif visant à restreindre la liberté d’aller et venir des patients.

comme le cadre ou l’infirmier chef, était alors organisée, en vue d’envisager les modalités du déroulement de l’enquête sur le site. Enfin, après ces différentes étapes, une autre réunion destinée à la présentation du projet aux équipes soignantes était mise en place.

Toutefois, ce processus a pris une tournure particulière sur chaque site et l’accord obtenu ne reposait pas sur les mêmes motivations. Certains chefs de service mettaient par exemple en avant la dimension réflexive de la démarche et l’intérêt que pouvaient en retirer les soignants de proximité ainsi que le service dans son ensemble. D’autres indiquaient qu’il était de leur devoir de favoriser ce type de recherche universitaire et que cela leur permettait de valoriser une certaine transparence dans les pratiques de l’hôpital. D’autres encore ont accepté que l’enquête se déroule dans le service à condition que j’accepte d’intervenir lors de séminaires ou lors de cours universitaires destinés aux professionnels de santé. Enfin, certains ont simplement accueilli le projet car ils avaient auparavant fait l’expérience positive d’une recherche de ce type avec moi ou tout simplement parce que nous entretenions certains rapports privilégiés laissant supposer que la démarche serait bénéfique pour les uns et les autres. Notons de manière plus générale que, comme le souligne M. Darmon, le fait pour un service d’accueillir un projet de recherche «  constitue un capital symbolique important, voire dans certains cas un critère bureaucratique pris en compte dans l’évaluation de leur ‘qualité’» (Darmon, 2005, p. 102).

Cependant, ce n’est pas parce que la démarche était plébiscitée par le médecin chef de service - convaincu pour une raison ou pour une autre de l’intérêt de participer au projet – que l’ensemble des personnes susceptibles de devoir me faire une place étaient effectivement enclins à le faire. D’autre part, sur l’un des sites (B3), j’ai été confronté dans les premiers temps au refus d’un des chefs de service, qui a finalement dû accepter de m’accueillir sous la pression de sa hiérarchie. Je reviendrai sur les difficultés rencontrées avec ce médecin chef de service un peu plus loin dans cette section. Mais d’abord, je vais me concentrer sur une difficulté rencontrée avec la cadre d’un service dans lequel s’est déroulée l’enquête (P3). En effet, si d’un point de vue formel, un accord a été conclu avec la direction et le médecin chef de service, en pratique, le projet peut toujours se voir entraver dans son application par toute une série d’acteurs se situant à différents échelons de la hiérarchie.

Je vous propose ici de nous intéresser à titre illustratif sur les difficultés que j’ai rencontrées sur l’un des services parisiens de l’enquête (P3), dirigé par un médecin avec lequel j’étais entré en contact via un collègue. Je m’étais entretenu par téléphone avec ce médecin chef qui m’avait donné son accord de principe pour le déroulement de l’enquête dans son service et suggéré de soumettre sans attendre mon protocole au comité d’éthique de l’hôpital. Quelques mois plus tard, j’ai obtenu un avis favorable du comité et ai relancé le médecin en question. Après plusieurs semaines d’attente, celui-ci m’a finalement répondu, en m’indiquant que la direction n’était pas opposée au déroulement du projet sur le site et qu’une réunion pouvait être organisée. Celle-ci a été programmée rapidement. Elle a rassemblé le médecin chef de service, un second médecin, un membre de la direction de l’hôpital et la cadre du service en question.

Après que j’eus exposé le projet, la cadre manifesta une forte réticence quant à son déroulement dans le service, non pas en raison de son manque de pertinence qu’elle semblait avoir bien saisi, mais à cause de la multiplication des interférences externes auxquelles était confronté le service : procédures d’évaluations, audits, mise en place du système d’information des patients ORBIS145, etc. Durant cette réunion, la cadre a largement interpellé la personne rattachée à la direction ainsi que le médecin chef de service, relatant les nombreuses procédures en cours visant l’unité et les difficultés qu’elle rencontrait pour en assurer le suivi. Le médecin chef lui a alors rétorqué qu’il comprenait en partie ces difficultés, mais que celles-ci ne devaient pas empêcher le service d’accueillir une enquête de ce type, laquelle était susceptible d’être valorisée dans son bilan annuel. Le médecin chef a alors enjoint la cadre de faire le nécessaire pour que le projet se déroule sans encombre, malgré les arguments avancés par cette dernière. Le médecin chef a donc décrété - de manière que je qualifierais de comminatoire - que tout irait bien, sans s’enquérir outre mesure des conditions dans lesquelles le projet allait effectivement pouvoir se dérouler dans son service.

J’avais obtenu l’accord du médecin chef, cependant ce n’était pas avec lui que j’allais devoir travailler, mais bien avec la cadre, censée être mon contact privilégié pour organiser les entretiens ! Or, l’accord avec celle-ci avait été forcé par le médecin chef. La relation était donc construite dès le début sur de mauvaises bases. Après la réunion, la cadre m’a dit en aparté dans le couloir qui nous menait aux ascenseurs que je ne devais

Le logiciel ORBIS est un outil destiné à simplifier les pratiques des professionnels notamment

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en créant une base de données médicales généralisée. Il permet de suivre le parcours de chaque patient dans les hôpitaux de l’AP-HP (Assistance Publique Hôpitaux de Paris). Ce logiciel vise à coordonner la prise en charge des patients et à faciliter le partage de leurs dossiers entre tous les acteurs médicaux et de soins impliqués.

pas compter sur elle pour organiser les entretiens, car le médecin chef , disait-elle, était « complètement déconnecté des réalités du service ». Je lui ai rappelé que mon enquête entendait travailler uniquement 5 situations sur une période de 6 mois - c’est-à-dire moins d’une situation par mois - ce dont le service devait raisonnablement pouvoir s’accommoder sans que son organisation en pâtisse outre mesure. Mais il apparaissait que le noeud du problème ne résidait pas premièrement dans la mise en place de ces entretiens, mais bien dans le peu d’égard dont bénéficiait la cadre de la part du chef de service.

Après cette réunion, j’ai à plusieurs reprises essayé de joindre par mail ainsi que par téléphone la cadre en question en vue d’organiser les rencontres, mais je n’ai jamais obtenu de réponse. Ainsi, en ne déployant pas les moyens nécessaires à la bonne réalisation du projet, il m’apparaissait que la cadre marquait à sa manière son désaccord avec la façon dont le médecin chef gérait son service et imposait ses décisions.

Toutefois, malgré le silence de la cadre, je suis parvenu à organiser une réunion de présentation du projet destinée aux soignants du service, grâce au second médecin présent lors de l’entrevue qui avait réuni quelque temps auparavant la cadre, le médecin chef, et la personne attachée à la direction. Cependant, malgré mes efforts, la cadre a refusé de libérer les soignants pour assister à la réunion de présentation, alors que celle-ci avait été planifiée expressément en fin de matinée, à 11H30, heure à laquelle l’équipe du matin de ce service termine généralement la tournée des chambres. J’ai alors décidé de m’écarter quelque peu de la manière dont j’avais l’habitude de procéder sur les autres sites. Avec l’accord du médecin qui m’avait permis d’organiser - sans succès - la réunion de présentation, j’ai entrepris de me rendre dans le service deux fois par mois, à heure et jour fixe, pour demander directement aux soignants présents dans le service s’ils avaient un peu de temps à m’accorder afin que je leur explique individuellement le projet et qu’ils en fassent la promotion auprès de leurs collègues, sans passer par la cadre de santé. Cette stratégie de contournement m’a permis d’arriver à mes fins : en effet je suis finalement parvenu à obtenir mes 5 situations sur ce site, toutes très intéressantes, et pour lesquelles j’ai pu rencontrer de nombreux soignants, ainsi que plusieurs patients et leurs proches. Ceci n’a été possible qu’en contournant les obstacles mis en place par la cadre, en aménageant quelque peu le processus d’inclusion initialement prévu par le protocole et en m’appuyant sur l’aide d’un jeune médecin, qui n’avait à l’origine pas de rôle déterminant à jouer dans le cadre de mon enquête.

D’autre part, c’est parce qu’une partie des soignants ont perçu l’intérêt de la démarche qu’ils se sont impliqués dans le projet afin que celui-ci puisse aboutir. Nombreux ont été ceux qui m’ont souligné la satisfaction qu’ils avaient éprouvée de pouvoir bénéficier d’un espace de parole qui leur était, à leurs dires, insuffisamment accordé. Cependant, à l’évidence, cet espace de liberté a aussi été saisi - et j’en avais pleinement conscience - dans une perspective émancipatrice et militante des soignants par rapport à la cadre et aux décisions « unilatérales » (dixit l’infirmière chef) qu’elle pouvait prendre. En effet, en permettant à l’enquête de se dérouler malgré les obstacles érigés par la cadre, les soignants affirmaient en quelque sorte vis-à-vis de cette dernière une certaine liberté d’agir et de penser. J’ai dû rapidement mettre les choses au clair avec certains d’entre eux afin de ne pas être utilisé à mauvais escient, bien que je ne puisse totalement me départir de ce phénomène : c’était le projet qui devait motiver leur implication et non le fait que celui-ci pouvait être un moyen pour marquer leur opposition à la politique de gestion du service telle qu’elle était menée par la cadre , elle-même en partie tributaire de la politique - ou la non-politique - imposée par le médecin chef. Ceci a finalement été compris, mais à l’évidence j’ai d’une certaine manière continué jusqu’au bout à servir malgré moi une cause qui n’était pas la mienne ; ce qui, il faut bien le reconnaître, m’était favorable, car cela m’ a en partie permis d’inclure un nombre suffisant de situations sur ce site.

C’est donc dans un contexte à l’équilibre fragile et sinueux que j’ai évolué au sein de ce service. Toute la difficulté a été pour moi de mobiliser au bon moment certains leviers pour les besoins de l’enquête, sans pour autant me voir embarqué outre mesure dans des problématiques au sein desquelles je n’avais pas à m’impliquer directement.

Notons que ce genre de difficulté est un classique dans l’enquête ethnographique, comme l’illustrent par exemple, dans un tout autre contexte, l’ouvrage de Jean Cuiselier « Mémoire des carpathes »146 ou celui d’Evans-Pritchard sur les Nuer147.

Comme annoncé, j’ai rencontré un autre type de difficulté, cette fois directement avec le médecin chef de service d’un des sites belges de l’enquête (B3), circonstance que je souhaite également partager ici avec vous, en vue d’illustrer le caractère négocié de la

Cuisenier J., 2000, Mémoire des carpathes, Paris, Plon.

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Evans-Pritchard E., 1994 (1937), Les Nuer. Description des modes de vie et des institutions

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démarche d’enquête. Mon contact sur ce site était attaché à la direction de l’établissement. Une première réunion avait été organisée rassemblant une dizaine de personnes : la directrice de l’établissement, plusieurs médecins, dont l’un travaillait au sein du service dans lequel l’enquête devait se dérouler, un infirmier-chef rattaché au service, une psychologue, le président du comité d’éthique, etc. Le médecin chef de service, qui devait être présent lors de cette réunion, a eu un empêchement ce jour-là, mais plusieurs membres de son équipe étaient eux, bien présents. La réunion s’est déroulée sans encombre, l’ensemble des personnes présentes étaient très enthousiastes quant à l’originalité et à la pertinence de l’enquête, et un accord a été conclu avec la direction pour le déroulement du projet sur le site. Un mail contenant le protocole de recherche validé par le comité d’éthique de l’hôpital, ainsi qu’un compte-rendu de la réunion, a été envoyé à l’ensemble des personnes présentes et au médecin chef de service absent lors de la réunion. Quelques semaines plus tard, j’ai reçu un courriel du médecin chef de service qui m’était personnellement adressé ; celui-ci m’indiquait que l’enquête ne pourrait malheureusement pas se dérouler dans son service, qu’il en était désolé et qu’il nous souhaitait bonne chance pour la suite. Ce refus n’était accompagné d’aucune explication. Je me suis alors tourné vers mon contact à la direction, très surpris de ce refus, et lui ai demandé de m’aider à éclaircir le problème. Quelques jours plus tard, j’ai reçu un second mail du médecin chef de service, qui m’invitait cette fois - de manière peu avenante - à venir le rencontrer personnellement dans le service. Je me suis exécuté et ai programmé un rendez-vous la semaine même, sachant pertinemment bien qu’il s’agit, dans ce type de situation, de prendre la balle au bond. Durant cet entretien, le médecin chef m’a alors expliqué qu’il avait été contraint de m’accueillir, et il m’a fait comprendre que ma démarche ne lui plaisait pas du tout. L’argument principal avancé était que mon projet impliquait de rencontrer des patients, alors que ceux-ci n’en tireraient aucun bénéfice direct. Je lui ai alors expliqué qu’en aucun cas je ne forcerais les patients à me rencontrer : ne participeraient à l’enquête que les personnes qui en exprimeraient le volonté de manière manifeste. Je lui ai aussi indiqué que la meilleure manière de procéder était selon moi de leur demander leur avis à eux, aux patients directement, ainsi qu’à leurs proches. J’ai insisté sur le fait qu’il s’agissait de ne pas préjuger de l’intérêt que pourrait éventuellement en retirer les patients : peut-être certains d’entre eux seraient-ils contents de s’adresser à une personne extérieure au service ainsi qu’à leur entourage, de partager un moment d’échange autour d’une situation qui les concerne ou de contribuer à un projet de recherche non-interventionnel qui s’intéresse aux difficultés soulevées par la maladie dont ils sont affectés.

J’ai vite compris que le souci principal n’était pas celui-là. Je ne peux toutefois avancer d’explication précise sans tomber dans des considérations spéculatives et hasardeuses, mais à l’évidence, je n’étais pas vraiment le bienvenu dans le service, pour d’autres motifs que ceux avancés par le médecin chef. Mon ressenti est que, n’étant pas clinicien, j’étais considéré comme un « voyeur » (Darmon, p. 102), dont il fallait se méfier. Il s’agissait à mon sens d’une affaire de légitimité : au nom de quoi un chercheur issu du domaine des sciences sociales et humaines venait-il mettre son nez dans les affaires médicales? Cette réalité, que d’autres avant moi ont déjà eu l’occasion de vivre, est bien illustrée par les travaux du sociologue Benjamin Debrez qui parle d’un « malentendu épistémologique de fond » (Debrez, 2010, p. 113) menant à la « domination de l’épistémologie expérimentale (biomédicale) sur celle de l’induction empirique  » (Debrez, 2010, p. 114). Il me semble, comme le souligne par ailleurs le sociologue Martin Cauchie, que ce phénomène «va au- delà du simple argument d’autorité décisionnelle et illustre une certaine incapacité à imaginer ou à saisir la valeur heuristique du travail qualitatif  » (Cauchie, 2016, p. 43). J’espère démontrer en partie dans ce travail le sens et l’utilité - y compris pour les professionnels de santé - d’une telle démarche qualitative.

Étant obligé de m’accueillir dans son service, le médecin chef m’a alors proposé à contre- coeur, d’investiguer 2 situations au lieu de 5, et de choisir lui-même les situations sur lesquelles je travaillerais. Il s’agissait pour moi de ne pas céder trop facilement tout en faisant preuve d’une certaine souplesse afin de ne pas « cabrer » davantage le médecin chef quant à ma démarche. J’ai proposé de travailler 4 situations et ai insisté sur le fait qu’il était important que celles-ci me soient rapportées par les soignants de proximité, car ce sont les difficultés que cette catégorie de professionnels rencontrent qui m’intéressait, et non celles identifiées par le médecin chef de service. Celui-ci a finalement cédé sur ce dernier point - sachant pertinemment qu’il garderait quoi qu’il en soit un certain contrôle sur les situations qui me seraient rapportées - et m’a permis d’investiguer 3 situations. Je n’avais plus de marge de négociation et j’ai accepté, tout en espérant pouvoir en obtenir une de plus une fois le processus enclenché.

Après ce face-à-face délicat, j’ai pu présenter le projet à l’équipe. Une première situation m’a été rapportée une semaine plus tard par l’infirmier chef qui m’a donné rendez-vous. Cependant, quelle ne fut pas ma surprise une fois arrivé sur place pour mener ce premier entretien  : j’ai été installé par la secrétaire dans la salle de réunion et après quelques instants, je me suis retrouvé non pas face à un soignant de proximité ou en compagnie de l’infirmier chef, mais bien face à un médecin qui travaillait dans le service. À l’évidence, le

médecin chef de service avait envoyé un de ses collègues en vue de «  tester  » ma méthode d’entretien avant de me permettre de rencontrer les soignants de proximité ! J’ai joué le jeu et, semble-t-il, de manière satisfaisante, car par après je n’ai plus rencontré de difficulté sur ce site et ai pu investiguer de manière satisfaisante quatre situations !

Comme nous le montrent ces deux exemples proposés à titre illustratif, la mise en place d’un terrain d’enquête repose sur un équilibre fragile et négocié. Notons toutefois que sur 4 des 6 sites de l’enquête, la mise en place du terrain s’est dans l’ensemble déroulée sans encombre et que la majorité de mes interlocuteurs m’ont réservé un accueil constructif et chaleureux.

Toutefois, soulignons que - comme nous avons pu l’observer - obtenir l’accord de la direction ne signifie pas pour autant que cet accord vaille également pour le médecin chef de service ; de la même manière, l’accord du médecin chef de service n’implique pas que celui-ci soit respecté par le cadre ou l’infirmier chef. Enfin, même si ces différents échelons plébiscitent le projet, il faut encore que les soignants acceptent de se prêter au jeu de